Il pleut quoi ? Du sang
Qui ? Les yeux
Comment ? Jour et nuit
Pourquoi ? A cause du chagrin
Du chagrin pour qui ? Pour le roi de Karbala
Ainsi s'exprime le poète Qaani dans cette élégie composée en l'honneur de Husayn, le petit-fils du Prophète par sa fille Fatima, tombé à Karbala face aux troupes omeyyades du Calife Yazid. Ce poème illustre la répercussion qu'eut cet événement dans la conscience islamique qui fait de Husayn le Prince des martyrs et dont la célébration constitue l'une des fêtes majeures des chiites duodécimains.
Mu'awiya en prenant le titre de Calife fonda la première des dynasties musulmanes, celle des Omeyyades. Avec les Omeyyades, c'est le retour au pouvoir de l'ancienne aristocratie mecquoise, celle qui avait toujours combattu Muhammad et ne s'était convertie à l'Islam qu’à la dernière heure. Mu'awiya fit de Damas la nouvelle capitale de l’empire musulman. Avant de mourir en 680, il imposa son fils Yazid comme Calife, substituant ainsi une accession au pouvoir par voie élective à une accession par voie héréditaire. Ce coup de force suscita la colère des musulmans et l'accession de Yazid au Califat fut marquée par des révoltes qui éclatèrent en plusieurs endroits dans le monde islamique. Husayn, le fils d'Ali refusa de donner son allégeance au nouveau Calife et dénonça l'usurpation du pouvoir. Durant tout le règne de Mu'awiya, il avait gardé un profil bas et respecté la décision de son frère Hasan d'abdiquer devant Mu'awiya. La situation devint particulièrement critique à Kufa, le centre le plus actif du chiisme, où la population se souleva et appela Husayn à venir prendre la tête de la révolte. Après bien des hésitations, Husayn céda finalement aux sollicitations et se mit en route pour Kufa avec une petite troupe de compagnons. Il quitta La Mecque et prit la route du pèlerinage qui traverse l'Arabie par le nord pour se rendre à Kufa. Apprenant la nouvelle, Yazid envoya des troupes importantes placées sous le commandement d'Ibn Ziyad pour mater les soulèvements. L'armée réprima violemment la révolte à Kufa puis se porta à la rencontre de la caravane de Husayn. Celui-ci apprenant les nouvelles alarmantes de Kufa regroupa ses compagnons et invita ceux qui le souhaitaient à rebrousser chemin. Il leur tint un discours dont son fils Ali, rescapé du massacre, nous a transmis la teneur : "Je loue Dieu qui nous a fait l'honneur de la Prophétie et nous a enseigné le Coran et la religion... Je ne connais pas de compagnons plus dignes...que les miens, ni une famille plus pieuse que la mienne... Que Dieu vous récompense tous. Je crois que demain ce sera notre fin... Allez vous-en tous. Je ne vous retiens pas. La nuit vous couvrira. Prenez-la comme monture..." A part quelques désistements, la plupart choisirent de poursuivre le chemin avec l'Imam. Le nombre des compagnons aurait été de cinquante-deux selon certaines sources ou de soixante-douze selon d'autres. Les deux parties adverses se rencontrèrent à Karbala, non loin des rives du fleuve Euphrate dont les soldats coupèrent l'accès à la petite troupe la privant ainsi d'eau potable. L’armée exigea que Husayn se soumette au nouveau Calife et lui prête son serment d'allégeance. Devant le refus de Husayn, l'armée encercla la caravane et commença les hostilités. Après neuf jours de siège ponctués par des escarmouches et des combats singuliers, l'armée exaspérée par la résistance, décida le 10 (Ashura) du mois de Muharram 680 de lancer l'assaut final contre les assiégés épuisés par la faim et la soif. L'armée se mit en ordre de bataille. Husayn se présenta sur son cheval devant les soldats, un Coran à la main. Il invoqua Dieu par une longue et belle prière puis adressa un dernier discours à ses adversaires dans lequel il les invita à bien considérer s'il leur était licite de le tuer, leur rappela les propos élogieux du Prophète envers son frère et lui, évoqua les mérites de la famille de Muhammad, puis leur demanda de les laisser partir en paix. Les soldats exigèrent à nouveau que Husayn reconnaisse le Califat de Yazid. Et à nouveau, Husayn refusa. Les soldats lancèrent alors l'attaque décisive. Après une bataille acharnée, les compagnons mâles de Husayn furent tous massacrés impitoyablement, à l'exception d'Ali, l'un des fils de Husayn, qui étant malade était resté alité sous une tente. Husayn mourut d'un coup d'épée asséné à la tête. Il tomba face contre terre Les soldats se précipitèrent sur son corps, le décapitèrent et s'acharnèrent sur lui. Il fut mutilé puis piétiné par les soldats qui passèrent dessus avec leurs chevaux. La tête fut envoyée à Kufa, à Ibn Yazid, qui frappa de sa baguette la bouche de Husayn. Elle fut ensuite envoyée avec celles des autres victimes à Damas auprès de Yazid. Les têtes furent exposées à la foule, plantées sur des piques. Cette mise en scène choqua les musulmans et excita leur haine contre les Omeyyades. Ce massacre fit l'effet d'une onde de choc terrible dans le monde musulman. Il jeta le discrédit sur la légitimité du pouvoir Omeyyade et cristallisa le mouvement chiite dans son identité. Il fit naître dans la population musulmane le sentiment que le pouvoir devait impérativement revenir à un Alide, c'est à dire un descendant de Ali. Il fit également naître dans la communauté musulmane un sentiment de culpabilité, particulièrement à Kufa, où la population après avoir appelé Husayn l'abandonna à son sort funeste par peur des représailles. Aussi, il est significatif que le premier des mouvements anti-omeyyade armé qui vit le jour fut celui des "Tawabbun" (les Pénitents), un mouvement dont les membres voulaient racheter leur faute d'avoir abandonné Husayn en le vengeant au prix du sacrifice de leur vie.
Le seul rescapé mâle de Karbala fut Ali, un des fils de Husayn. Il devint le successeur de Husayn en tant qu'Imam. Pour les chiites, la survie de ce fils relève d'un miracle et d'une faveur de la grâce divine. Les chiites voient dans le verset 9, 32 : "Ils voudraient avec leurs bouches, éteindre la Lumière de Dieu, alors que Dieu ne veut que parachever Sa Lumière, en dépit des incrédules", une allégorie de la lignée de l'Imamat que ses ennemis voudraient voir s'éteindre, mais Dieu protège cette lignée. Il la protège comme on protégerait la flamme d'une chandelle d'un coup de vent en mettant sa main devant elle.
Il convient ici de signaler que c'est essentiellement auprès des nouveaux convertis, les "mawalis", notamment ceux d'origine iranienne que le chiisme trouvait l'écho le plus favorable à sa cause et recrutait le plus de sympathisants. En effet, le pouvoir omeyyade était spécifiquement un pouvoir arabe, favorisait les arabes et considérait les nouveaux convertis non-arabes comme des musulmans de seconde zone. Les mécontents du régime trouvèrent dans le chiisme un ciment religieux qui consolida leur unité.
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