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mercredi 17 mars 2010

Nasir Khusraw : La fête de l'ouverture du canal (Khalidj) au Caire

Nilomètre au Caire, datant de l'époque omeyyade, VIIIe siècle. Le nilomètre servait à mesurer les crues du Nil et prévoir la quantité des récoltes. A partir de ces données, le montant des impôts était déterminé. On trouve des nilomètres construits tout le long du Nil, jusqu'à Assouan. Photo Patrick Fromparis


Depuis la plus haute Antiquité, le Nil a joué un rôle vital pour l'Egypte, au point que c'est à ce fleuve que les égyptiens attribuaient la naissance et l'existence de leur pays. Aussi, un lien particulièrement étroit a toujours lié les égyptiens au Nil. Pour preuve, cette célébration, à l'époque fâtimide, appelée la "fête du Khalidj" qui constituait l'une des plus importantes festivités de l'année. Nasir Khusraw, qui séjourna au Caire de 1050 à 1055, nous la raconte dans son Safar Name (Livre des voyages) :
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Description de l'ouverture du canal

"Lorsqu'à l'époque de la crue, le Nil atteint la hauteur désirée, qui est celle de dix-huit guez au-dessus de son niveau pendant l'hiver, et qu'il conserve depuis le dix du mois de Sharivar jusqu'au vingt de Abammâh de l'ancien calendrier, à ce moment, les digues qui ferment les canaux grands et petits, dans toute l'étendue de l'Egypte, sont encore intactes. Le sultan [1] monte à cheval pour assister en personne à la rupture de la digue du Khalidj qui, ayant sa prise d'eau à Misr, passe par le Caire et fait partie du domaine du souverain.
Ce jour-là, on rompt dans toute l'Egypte les digues des canaux grands et petits et c'est pour les habitants la plus grande de leurs fêtes. On l'appelle la cavalcade de l'ouverture du Khalidj.
Lorsque l'époque de cette cérémonie approche, on dresse pour le sultan, à la tête du canal, un très grand pavillon en satin de Roum, couvert de broderies d'or et semé de pierreries. Tous les meubles qui se trouvent dans l'intérieur sont recouverts de cette même étoffe. Cent cavaliers peuvent se tenir à l'ombre de ce pavillon ; il est précédé d'un passage formé par des étoffes de bouqalemoun, et à côté de lui se trouve une tente ouverte. Avant la cérémonie, on bat, trois jours durant, dans les écuries du sultan, des timbales et de gros tambours et on sonne de la trompette, afin d'habituer les chevaux à ce grand bruit. Lorsque le sultan monte à cheval, il y a dans son cortège dix mille chevaux avec des selles en or, des colliers et des têtières enrichis de pierres précieuses. Tous les tapis de selle sont en satin de Roum et en bouqalemoun qui, tissé exprès n'est, par conséquent, ni coupé ni cousu. Une inscription portant le nom du sultan d'Egypte court sur les bordures de ces tapis de selle. Chaque cheval est couvert d'une cotte de mailles ou d'une armure. Un casque est placé sur le pommeau de la selle, et d'autres armes sont fixées sur la selle elle-même. On conduit aussi un grand nombre de chameaux portant des litières richement ornées, et des mulets dont les bâts sont incrustés de plaques d'or et de pierreries ; toutes les couvertures sont brodées en perles. Si je voulais décrire toutes les richesses déployées dans cette journée de l'ouverture du Khalidj, mon récit serait considérablement allongé.
Ce jour-là, toutes les troupes du sultan sont sur pied. Elles se disposent en compagnies et en détachements distincts. Chaque corps de troupes a un nom et une appellation particulière."

[Nasir nous décrit ensuite les différentes troupes au sein de l'armée : Kutama, Turcs, Persans, Noirs, serviteurs du Palais. Il évoque également tous ces princes, dignitaires et ambassades venus du monde entier (Perse, Inde, Turkestan...) pour assister à la cérémonie et rendre hommage au souverain.]

"Je reviens au récit de la rupture de la digue du Khalidj.

Le matin du jour où le sultan se rend à cette cérémonie, on engage dix mille individus pour conduire par la bride les chevaux de main dont j'ai parlé plus haut. Ils s'avancent par groupes de cent hommes et ils sont précédés de gens qui sonnent du clairon, battent du tambour et font résonner de grandes trompettes ; une compagnie de soldats marche derrière eux. Ils conduisent ainsi jusqu'à la tête du canal les chevaux qu'ils vont prendre à la porte du palais et qu'ils ramènent avec le même appareil. Chacun de ces hommes reçoit trois dirhems. Après les chevaux viennent les chameaux chargés de palanquins et de litières ; ils sont suivis par les mulets bâtés ainsi que je l'ai expliqué plus haut.
A une grande distance en arrière des soldats et des chevaux s'avançait le sultan ; c'était un jeune homme d'une belle prestance et d'une figure agréable et dont l'origine remont au prince des fidèles, Husseïn, fils d'Ali, fils d'Abu Talib. Il avait les cheveux rasés, et montait un mulet dont la selle et la bride étaient de la plus grande simplicité et n'avaient aucun ornement en or ou en argent. Il était vêtu d'une robe blanche que recouvrait une tunique ample et longue, comme la mode l'exige dans les pays arabes. Cette tunique porte en persan le nom de Dourra'ah et la robe s'appelle Dibaqi. Le prix de ce vêtement est de dix mille dinars. Le sultan portait un turban formé d'une pièce d'étoffe blanche enroulée autour de la tête, et il tenait à la main une cravache d'un grand prix. Devant lui marchaient trois cents hommes du Daïlam, tous à pied. Ils portaient un costume de brocart de Roum ; leur taille était serrée par une ceinture. Les manches de leurs robes étaient larges à la mode égyptienne. Ils avaient à la main des demi-piques et des haches ; leurs jambes étaient entourées de bandelettes.
Le porte-parasol du sultan se place auprès de lui ; il a sur la tête un turban d'une étoffe d'or enrichie de pierreries ; son costume représente la valeur de dix mille dinars maghrébins. Le parasol qu'il porte est d'une grande magnificence et couvert de pierres précieuses et de perles. Cet officier est le seul qui soit à cheval à côté du sultan que précèdent les Daïlamites.
A droite et à gauche, des eunuques portent des cassolettes dans lequelles ils font brûler de l'ambre et de l'aloès. L'étiquette exige qu'à l'approche du sultan le peuple se prosterne la face contre terre, et appelle sur lui les bénédictions divines.
Le Vizir, le Qadi al-Quda'ât [Juge des juges] et une troupe nombreuse de docteurs et de hauts fonctionnaires suivent le sultan. Ce prince se rend ainsi à la tête du Khalidj, c'est-à-dire à la prise d'eau du canal et il reste à cheval, sous le pavillon qui y est dressé, pendant l'espace d'une heure. Puis, on lui remet une demi-pique pour qu'il la lance contre la digue. Les gens du peuple se précipitent aussitôt et attaquent la digue avec des pioches, des boyaux et des pelles, jusqu'à ce qu'elle cède sous la pression exercée par l'eau qui fait alors irruption dans le canal.
Toute la population de Misr et du Caire accourt pour jouir de ce spectacle et elle se livre à toutes sortes de divertissements. La première barque, lancée dans le canal, est remplie de sourds-muets appelés en persan Koung ou Lal. On leur attribue une heureuse influence et le sultan leur fait distribuer des aumônes.
Le sultan possède vingt et un bateaux qui sont remisés dans un bassin creusé non loin du palais. Ce bassin a deux ou trois meïdan de superficie. Tous les bateaux ont cinquante guez de long sur vingt de large et sont richement décorés en or, en argent et en pierres précieuses ; les tentures sont en satin. Il faudrait, pour en faire la description, écrire un grand nombre de pages. La plupart du temps, ces bateaux sont placés dans le bassin l'un à côté de l'autre, comme des mulets dans une écurie."
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[1] Il s'agit de l'Imam-Calife al-Mustansir bi-llah (mort en 1094). On remarquera que Nasir Khusraw donne au souverain fâtimide le titre de Sultan et non de Calife. Ce qui entretien le débat de savoir si Nasir Khusraw était déjà ismaélien avant son départ pour l'Egypte ou s'il l'est devenu durant son séjour au Caire. A moins que Nasir n'utilise délibéremment le titre de Sultan pour dissimuler son appartenance à l'Ismaélisme, ce qui est fort probable vu la pratique de la taqiyya (dissimulation, secret) dans le chiisme. Aucun élément flagrant dans le Safar Nama ne nous permet de l'identifier comme un texte ismaélien.

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