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dimanche 14 mars 2010

Mohammed al-Maghout : "Le voyageur"


Comme le dit Jamel Eddin Bencheikh [1], face à un monde sordide qui n'offre qu'injustice et misère, le désir d'évasion devient une envie constante chez Mohammed al-Maghout. Désir d'évasion vers l'ailleurs, le désert, le passé et notamment vers l'âge béni de l'enfance. Rappelons que Mohammed al-Maghout est né et a grandi dans une famille d'agriculteurs ismaéliens de Salamiya, en 1934, et qu'à cette époque, la population de cette petite ville vivait essentiellement de la terre. Aussi, bien que son enfance fut marquée par la pauvreté, nous entrevoyons par bribes une évocation émouvante des fêtes villageoises célébrées en fonction du rythme des travaux agricoles saisonniers. En tant qu'ismaélien, Mohammed al-Maghout devait connaître tous ces poèmes écrits par des da'ïs (missionnaires) ismaéliens que l'on chante en l'honneur du Prophète et des Imams à l'occasion de ces festivités.
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Sans espoir
coeur palpitant de petite rose rouge
je dirai adieu lors d'une nuit à mes tristes choses :
taches d'encre
traces figées de vin sur la toile cirée poisseuse
silence de longs mois
moustiques qui sucent mon sang
Mes tristes choses
j'irai loin d'elles,
derrière la ville noyée au fil de la tuberculose et de la fumée
loin de la femme de mauvaise vie
qui lave mes habits avec l'eau du fleuve
alors que dans l'obscurité des milliers d'yeux
s'accrochent à ses jambes décharnées
et que sa toux froide parvient, humble et désepérée de la fenêtre cassée
de la rue entortillée comme une cordée de cadavres d'esclaves
je quitterai tout cela sans pitié
portant au fond de moi, pour toi ô mon père, une révolution tyrannique
où un peuple se bat avec le sable, les pierres et la soif
avec de nombreux miroirs lugubres
qui reflètent une nuit longue, des lèvres glaciales aveugles
avalant les cailloux, la paille, la mort


Depuis longtemps, je n'ai vu ni étoile briller
ni blonde tourterelle chanter dans la vallée
Je ne bois plus de thé près du pressoir
alors que les oiseaux vierges des montagnes
lorgnent ma bien-aimée Laïla
désirent sa bouche à la profondeur marine
Je ne m'accroupis plus dans les rues
du vagabondage
et de l'amour désespéré devant les portes
Envoie-moi une tuile rouge de nos toits
une mèche des cheveux de ma mère
qui te prépare de la soupe au clair de lune
au son du morne hénissement
et des noces de l'aube lors des nuits de moisson
Vends les boucles d'oreilles de ma petite soeur
et envoie-moi de l'argent, ô père
pour que je me paie un encrier
et une fille aux flancs de laquelle je puisse haleter comme un enfant
que je te raconte la canicule, les bâillements et les cuisses des femmes
les eaux croupies comme la pisse derrière les murs
les seins dont on aspire le nectar dans l'obscurité
Car je veille beaucoup, ô père
je ne dors pas, moi


Ma vie n'est que noirceur, servitude et attente
Rends-moi mon enfance
rends-moi mes rires au-dessus du cerisier
mes sandales accrochées aux treilles de la vigne
et je te donnerai mes larmes, mon aimée et mes poèmes
je voyagerai, ô père

Mohammed al-Maghout, Tristesse au clair de lune, in La joie n'est pas mon métier, traduction de Abdellatif Laâbi, Orphée / La Différence
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[1] Jamel Eddine Bencheikh, Dictionnaire de littératures de langue arabe et maghrébine francophone, PUF, pp. 239-40

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