"Dans quelques passages de son monumental Ta'rikh al-rasul wa l-mulûk, al-Tabarî (m. 923) reproduit des rapports où figure l'expressiion dîn Ali[1]. Le premier fait partie d'un long récit rapporté par Atiyya b. Bilâl concernant la bataille du Chameau en 656. A un moment de la bataille, Amr b. Yathribi al-Dabbî al-râjiz, guerrier-poète du camp des Confédérés contre Ali, tue trois des hommes de ce dernier avant d'être neutralisé par le vieux partisan de 'Ali, 'Ammâr b. Yâsir. Tombé à terre, il est dit avoir chanté ce rajaz :
Que celui qui ne me connaît pas sache que je suis Ibn Yathribî, tueur de Ilba et de Hind al-Jamali.
Et encore du fils de Sûhân, tous (adeptes) de la religion de 'Ali.
Il est emmené ensuite auprès de 'Ali qui, n'acceptant pas sa demande de amân, ordonne sa mise à mort. Selon l'auteur du récit, Ibn Yathribi fut le seul captif à qui 'Ali refusa son pardon. Al-Tabari n'apporte aucune précision sur les raisons de cette intransigeance et le lecteur peut conclure raisonnablement que le fait d'avoir vanté, de manière hautaine, l'assassinat de trois compagnons parmi les plus fidèles de 'Ali, fut la principale raison de l'exécution du guerrier râjiz. A la même époque, un autre érudit, Ibn Durayd Muhammad b. al-Hasan al-Azdi (m. 933), reproduit le poème dans son Kitâb al-ishtiqâq, en ajoutant que, pour justifier cette exécution unique, 'Ali aurait dit :
il (i.e Ibn Yathribi) avait prétendu les avoir tués (mes trois compagnons) alors qu'ils suivaient la religion de 'Ali ; or la religion de 'Ali est la religion de Muhammad (za'ama annahu qatalahum 'ala dîn 'ali wa dîn 'ali dîn muhammad).
Selon le texte d'Ibn Durayd, la mise à mort d'Ibn Yathribi aurait pour raison la distinction faite par lui entre la religion de 'Ali et celle de Muhammad, accusant ainsi implicitement 'Ali d'avoir une religion déviante par rapport à l'islam. Or, d'autres passages d'al-Tabari jettent un doute sur l'explication fournie par le Kitâb al-istiqâq, puisque cette fois l'expression en question est mise dans la bouche des partisans de 'Ali. Un de ces passages apparaît au cours d'un rapport, dû au célèbre Abû Mikhnaf d'après Ubaydallah b. al-Hurr al-Ju'fi, sur l'arrestation et la mise à mort, par Mu'awiya, d'un certain nombre de rebelles alides dirigés par Hujr b. Adi. Pendant un des interrogatoires, un des partisans de 'Ali, Karîm b. Afif al-Khath'ami, est dit avoir eu le dialogue suivant avec Mu'awiya : al-Khath'ami :
Crains Dieu, Mu'awiya car tu seras emmené (inéluctablement) de cette demeure passagère vers la Demeure finale et éternelle ; là, tu seras questionné sur les raisons de notre mise à mort et on te demandera pourquoi tu as versé notre sang ?" Mu'awiya : "Que dis-tu au sujet de 'Ali ? Al-Khath'ami : "Je dis la même chose que toi : je me dissocie de la religion de 'Ali par laquelle il se soumettait à Dieu". Sur ce, Mu'awiya resta silencieux, ayant du mal à lui répondre.
Toujours selon al-Tabari, lors de la révolte d'al-Mukhtar, un des partisans de ce dernier, Rufa'a b. Shaddâd al-Hamdâni récite ce vers au beau milieu de la bataille :
Je suis fils de Shaddâd, adepte de la religion de 'Ali
Je ne suis pas l'allié de 'Uthmân, rejeton de chèvre.
Enfin, selon une tradition rapportée par Ibn Abî Shayba (m. 849) dans al-Musannaf, lors de la bataille du Chameau, Muhammad b. al-Hanafiyya, fils de 'Ali, laissa la vie sauve à un adversaire lorsque celui-ci proclame adopter la religion de 'Ali.
Quelques éléments semblent indiquer que l'expression serait authentique. D'abord, la rareté des occurences et le caractère presque fortuit de celles-ci. Une des caractéristiques de l'apocryphe est l'insistance et la multiplicité de son usage ainsi que la méticulosité déployée dans sa mise en exergue. Je ne prétends évidemment pas avoir dépouillé systématiquement la monumentale "Histoire" d'al-Tabari, mais je l'ai parcourue assez attentivement et, avec ces quelques passages, je ne crois pas être très loin du compte. Ensuite, l'expression din 'Ali est attribuée aussi bien aux adversaires acharchés qu'aux partisans fidèles et dévoués de 'Ali. Ce qui tend à montrer qu'elle avait cours, qu'elle était connue de tous et que son usage par les rapporteurs de traditions historiographiques n'était pas dicté par des prises de positions partisanes ; ce qui expliquerait d'ailleurs ses occurrences quasiment fortuites, sans nécessité particulière dans les contextes où elles apparaissent. Au cours de l'examen qui va suivre, nous verrons d'autres indices qui paraissent montrer que cette expression aurait effectivement pu exister au tout début de l'islam."
Source : Amir-Moezzi, La religion discrète, Vrin
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[1] Amir-Moezzi déclare que Ali est le seul personnage, de l'islam primitif, avec le Prophète à qui est accolé le terme din. Din qui a pris, de nos jours, le sens de "religion", désignait, aux premiers temps de l'islam, un ensemble de lois aussi bien séculières que sacrées. Par extension, din c'est aussi la soumission à une loi ou à un chef, s'opposant ainsi à l'anarchie et à la sauvagerie qui caractérisent le jahl, l'ignorance. Le terme sunna, accolé quant à lui à d'autres personnages, désignait à l'origine une voie bien marquée dans le sol, de laquelle on ne pourrait s'en écarter que volontairement et par extension la voie des ancêtres ou des sages de la tribu qu'il convient de suivre scrupuleusement. Bien que le Coran donne au terme le sens de "chemin de Dieu", aux premiers temps de la religion naissante, la sunna désigne un ensemble de comportement profanes ou religieux, d'attitudes et de propos, des sages ou des modèles par excellence, en l'occurrence le Prophète lui-même et ses premiers califes (La religion discrète, pp. 22-23).
Que celui qui ne me connaît pas sache que je suis Ibn Yathribî, tueur de Ilba et de Hind al-Jamali.
Et encore du fils de Sûhân, tous (adeptes) de la religion de 'Ali.
Il est emmené ensuite auprès de 'Ali qui, n'acceptant pas sa demande de amân, ordonne sa mise à mort. Selon l'auteur du récit, Ibn Yathribi fut le seul captif à qui 'Ali refusa son pardon. Al-Tabari n'apporte aucune précision sur les raisons de cette intransigeance et le lecteur peut conclure raisonnablement que le fait d'avoir vanté, de manière hautaine, l'assassinat de trois compagnons parmi les plus fidèles de 'Ali, fut la principale raison de l'exécution du guerrier râjiz. A la même époque, un autre érudit, Ibn Durayd Muhammad b. al-Hasan al-Azdi (m. 933), reproduit le poème dans son Kitâb al-ishtiqâq, en ajoutant que, pour justifier cette exécution unique, 'Ali aurait dit :
il (i.e Ibn Yathribi) avait prétendu les avoir tués (mes trois compagnons) alors qu'ils suivaient la religion de 'Ali ; or la religion de 'Ali est la religion de Muhammad (za'ama annahu qatalahum 'ala dîn 'ali wa dîn 'ali dîn muhammad).
Selon le texte d'Ibn Durayd, la mise à mort d'Ibn Yathribi aurait pour raison la distinction faite par lui entre la religion de 'Ali et celle de Muhammad, accusant ainsi implicitement 'Ali d'avoir une religion déviante par rapport à l'islam. Or, d'autres passages d'al-Tabari jettent un doute sur l'explication fournie par le Kitâb al-istiqâq, puisque cette fois l'expression en question est mise dans la bouche des partisans de 'Ali. Un de ces passages apparaît au cours d'un rapport, dû au célèbre Abû Mikhnaf d'après Ubaydallah b. al-Hurr al-Ju'fi, sur l'arrestation et la mise à mort, par Mu'awiya, d'un certain nombre de rebelles alides dirigés par Hujr b. Adi. Pendant un des interrogatoires, un des partisans de 'Ali, Karîm b. Afif al-Khath'ami, est dit avoir eu le dialogue suivant avec Mu'awiya : al-Khath'ami :
Crains Dieu, Mu'awiya car tu seras emmené (inéluctablement) de cette demeure passagère vers la Demeure finale et éternelle ; là, tu seras questionné sur les raisons de notre mise à mort et on te demandera pourquoi tu as versé notre sang ?" Mu'awiya : "Que dis-tu au sujet de 'Ali ? Al-Khath'ami : "Je dis la même chose que toi : je me dissocie de la religion de 'Ali par laquelle il se soumettait à Dieu". Sur ce, Mu'awiya resta silencieux, ayant du mal à lui répondre.
Toujours selon al-Tabari, lors de la révolte d'al-Mukhtar, un des partisans de ce dernier, Rufa'a b. Shaddâd al-Hamdâni récite ce vers au beau milieu de la bataille :
Je suis fils de Shaddâd, adepte de la religion de 'Ali
Je ne suis pas l'allié de 'Uthmân, rejeton de chèvre.
Enfin, selon une tradition rapportée par Ibn Abî Shayba (m. 849) dans al-Musannaf, lors de la bataille du Chameau, Muhammad b. al-Hanafiyya, fils de 'Ali, laissa la vie sauve à un adversaire lorsque celui-ci proclame adopter la religion de 'Ali.
Quelques éléments semblent indiquer que l'expression serait authentique. D'abord, la rareté des occurences et le caractère presque fortuit de celles-ci. Une des caractéristiques de l'apocryphe est l'insistance et la multiplicité de son usage ainsi que la méticulosité déployée dans sa mise en exergue. Je ne prétends évidemment pas avoir dépouillé systématiquement la monumentale "Histoire" d'al-Tabari, mais je l'ai parcourue assez attentivement et, avec ces quelques passages, je ne crois pas être très loin du compte. Ensuite, l'expression din 'Ali est attribuée aussi bien aux adversaires acharchés qu'aux partisans fidèles et dévoués de 'Ali. Ce qui tend à montrer qu'elle avait cours, qu'elle était connue de tous et que son usage par les rapporteurs de traditions historiographiques n'était pas dicté par des prises de positions partisanes ; ce qui expliquerait d'ailleurs ses occurrences quasiment fortuites, sans nécessité particulière dans les contextes où elles apparaissent. Au cours de l'examen qui va suivre, nous verrons d'autres indices qui paraissent montrer que cette expression aurait effectivement pu exister au tout début de l'islam."
Source : Amir-Moezzi, La religion discrète, Vrin
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[1] Amir-Moezzi déclare que Ali est le seul personnage, de l'islam primitif, avec le Prophète à qui est accolé le terme din. Din qui a pris, de nos jours, le sens de "religion", désignait, aux premiers temps de l'islam, un ensemble de lois aussi bien séculières que sacrées. Par extension, din c'est aussi la soumission à une loi ou à un chef, s'opposant ainsi à l'anarchie et à la sauvagerie qui caractérisent le jahl, l'ignorance. Le terme sunna, accolé quant à lui à d'autres personnages, désignait à l'origine une voie bien marquée dans le sol, de laquelle on ne pourrait s'en écarter que volontairement et par extension la voie des ancêtres ou des sages de la tribu qu'il convient de suivre scrupuleusement. Bien que le Coran donne au terme le sens de "chemin de Dieu", aux premiers temps de la religion naissante, la sunna désigne un ensemble de comportement profanes ou religieux, d'attitudes et de propos, des sages ou des modèles par excellence, en l'occurrence le Prophète lui-même et ses premiers califes (La religion discrète, pp. 22-23).
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