Sindbad PUZZLE

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samedi 27 février 2010

Jalel El Gharbi : Alif Alif Alif



"Extrait de l'Abécédaire du vieux maître soufi
Alif

J'aurais pu en rester à l'alif
Au seuil de l'alphabet
Au seuil des chiffres
Parce que l'alif est le un
La droite ligne du matin
La taille élancée de l'amour
Que je n'ai pas encore étreint
La première lettre du Livre
Et du verbe lire à l'impératif
L'alif est dans toutes les lettres
J'aurais pu en rester au seuil
Trouver le pain dans une miette
J'aurais pu n'avoir qu'un amour d'alif
Parce que l'alif dit que toute lettre
Peut devenir alif, que tout peut devenir un
Il suffit que chaque lettre pense très fort
Au grand Amour pour devenir un alif
Alif alif alif"

Jalel El Gharbi, Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête, Editions du Cygne, Paris, p. 26

vendredi 26 février 2010

Jalel El Gharbi :Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête


4e de couverture:

Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête

Comme un no-man's land collectif, ce recueil mêle inflexions mystiques et interrogations ontologiques dans une entreprise qui fait prévaloir la quête sur la trouvaille, la question sur la réponse, le voeu sur sa réalisation.
A aucun moment le poète ne semble oublier que le sens est tout à la fois orientation, signification et sensualité.
Né en 1958 en Tunisie où il fait ses études, Jalel EL GHARBI est poète, universitaire et traducteur. Il oeuvre pour une utopie qu'il nomme Orcident.
Il enseigne à l'université de la Manouba la littérature française et la traduction. Il est engagé dans le dialogue des cultures. Il a publié de nombreux travaux sur les poètes Michel Deguy, Charles Baudelaire, Jules Supervielle, José Ensch...
Jalel el-Gharbi, Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête, Editions du Cygne, Paris, 2010

Lorand Gaspar : mer et vent

J'écoute le vent
les grands coups d'ailes du corps invisible
mêlés à la mer, aux arbres et aux toits
à tout ce qui dans mon corps bat, ressent, respire
levant les eaux, fouillant les fonds -
brassant les feuilles de la pensée.

Lorand Gaspar, La maison près de la mer, Gallimard

jeudi 25 février 2010

Louis Massignon et les Sept Dormants d'Ephèse



"Sous le signe des « Sept Dormants », Louis Massignon a situé le foyer de convergence de plusieurs perspectives scientifiques et spirituelles. Une perspective eschatologique s’éclaircissant, dans les dernières années de sa vie, en la méditation, encouragée par la proximité du concile de Vatican II, du sens vrai du rassemblement universel de l’humanité croyante, annonciateur du Rassemblement final au Jour du Jugement.
Une perspective exégétique, dégageant des textes chrétiens et musulmans concernant les Sept Dormants une vérité commune aux « religions abrahamiques », qui offre à l’Islam, à la Chrétienté et à Israël de retrouver une parole commune de paix et de compréhension mutuelle, une pratique de pèlerinage et de la prière en commun. Un temps, cela doit se produire entre chrétiens, et entre chrétiens et musulmans, ce que symbolise l’institution de la rencontre annuelle au pardon breton des Sept Dormants d’Ephèse à Vieux-Marché, ainsi que l’élan donné à de semblables pèlerinages en terre d’islam. Dans l’avenir, la reconnaissance de Marie par Israël doit permettre, selon Louis Massignon, la réconciliation universelle.
Une perspective historique, s’il faut entendre par là une révélation des « intersignes » et, grâce à eux, des correspondances cachées de l’histoire et de la géographie universelle (thème inspiré de Léon Bloy), ce qui justifie l’étude des sites voués, par le monde, au culte des Sept Dormants.
Il n’est pas excessif de dire que la plupart des thèmes majeurs de la pensée de Massignon s’organisent, en leur parachèvement, autour des « mystères » d’Ephèse et du culte des « Sept Dormants » : l’enseignement de Joris-Karl Huysmans, recueilli dès les années de jeunesse ; la figure de Hallâj ; les sept "jeunes preux" d’Ephèse, refusant le culte des faux dieux, emmurés là où repose Marie-Madeleine ; la sainteté chrétienne, dont Anne Catherine Emmerick condense la fulgurance herméneutique, expérimentale et douloureuse ; la signification rédemptrice de la Femme, typifiée par la Vierge Marie, corrélée à la Femme en Islam, dont la fille du Prophète, Fatima, est l’archétype de souffrance et de parfait abandon à Dieu – toutes deux unies par la "clameur de justice" ; le message évangélique, et spécialement l’enseignement johannique ; le souci angoissé de la réconciliation humaine, universelle, dans la paix et le pèlerinage.
Cette méditation s’est déposée en une série d’écrits et dans des initiatives concrètes : le 5 septembre 1938, Louis Massignon présente, au Congrès international des orientalistes (Bruxelles), une communication portant sur « La valeur eschatologique des Sept Dormants chez les musulmans ». Il y résume le résultat de ses travaux des années 1936-1938 à l’Ecole pratique des hautes études. En 1950, il publie, dans les Mélanges Paul Peeters, sa première étude synthétique, « Les « Sept Dormants » apocalypse de l’Islam ». En 1952 paraît, dans les Mardis de Dar el-Salam, II, l’article « Les fouilles archéologiques d’Ephèse et leur importance religieuse (pour la Chrétienté et pour l’Islam) », repris, en mars 1957, dans une « revue mensuelle morale et touristique » (sic) publiée à Istanbul, Notre-Dame d’Ephèse, dont celle du 30 octobre 1953 est imprimée ici pour la première fois. Dans ces années se nouent l’exégèse coranique des Sept Dormants et la méditation mariale et johannique sur Ephèse. La voie est ouverte. Un vaste chantier d’exploration permet le repérage des corrélations, des lieux de culte, des sites archéologiques, des iconographies, dont la publication se fait inlassable de 1954 à 1962, année de la mort de Massignon (« Les Sept Dormants d’Ephèse [Ahl al-Kahf] en Islam et Chrétienté. Recueil documentaire et iconographique réuni avec le concours d’Emile Dermenghem, Lounis Mahfoud, Dr Suheyl Unver, Nicolas de Witt », Revue des études islamiques, huit articles publiés de 1954 à 1962). Ce faisant, Louis Massignon entreprend de tisser « un réseau tramé de sancturaires « (F. L’Yvonnet). Il se fait comme le « directeur » d’un vaste ralliement qu’il rêve à l’horizon tout proche de la Fin des Temps, dans la Lettre de l’association Les Amis d’Ephèse et d’Anne Catherine Emmerick, et il unit le culte islamo-chrétien des Sept Dormants à sa lutte pacifique pour les opprimés, dans l’institution d’une rencontre annuelle, à Vieux-Marché près Plouaret, en Bretagne. Désormais, le 27 juillet de chaque année, une célébration liturgique unissant chrétiens et musulmans – avec lecture de la sourate 18 – y a lieu dans la chapelle des Sept Dormants. Ce site consacré est l’occasion d’une publication : La Crypte-dolmen des VII Saints Dormants d’Ephèse au Stiffel (en Plouaret, puis Vieux-Marché). Extrait des Mémoires de la Société d’Emulation des Côtes-du-Nord, Saint-Brieuc, Les Presses bretonnes, 1958. Le lecteur trouvera tous les documents (textes, correspondance, iconographie) concernant le pèlerinage à l’église des Sept Dormants dans l’indispensable dossier réuni par Nicole Massignon, n° 16, juin 2004. Quant aux textes, il convient de rappeler que le dossier paru dans Opera Minora, t. III, p. 119-180, sous le titre « Le culte liturgique et populaire des VII Dormants martyrs d’Ephèse (Ahl al-Kahf) : Trait d’union Orient-Occident entre l’Islam et la Chrétienté » est un « patchwork », fruit du zèle de l’éditeur des Opera Minora, conçu par lui à partir de ldivers extraits des textes de Massignon mentionnés plus haut. »

Source : Christian Jambet, in Louis Massignon, Ecrits Mémorables, I, Bouquins, pp. 290-291

Le lecteur pourra trouver dans les Ecrits Mémorables les articles suivants de Louis Massignon :

Les trois mystères d'Ephèses
- Lettre n° XIV
- Lettre n° XV
Ephèse et son importance religieuse pour la Chrétienté et pour l'Islam
Les "Sept dormants" Apocalyse de l'Islam

L'empereur Dèce ordonnant l'emmurement des Sept Dormants. Illustration extraite de Vies de Saints, Paris, XIVe siècle, Richard de Montbaston

mercredi 24 février 2010

Louis Massignon : Ecrits mémorables

Louis Massignon, Ecrits mémorables, I et II, Robert Laffont, Bouquins

Louis Massignon (1883-1962) est une légende de l'orientalisme français. Toute son oeuvre de savant, d'homme politique et de chrétien est un témoignage en faveur d'une réconciliation des hommes de foi et d'espérance.

4e de couverture :
Louis Massignon (1883-1962) est le plus grand orientaliste français du xxe siècle. Sa prodigieuse connaissance du monde musulman, des dogmes, des littératures mystiques, poétiques ou populaires des pays d’Islam est aujourd’hui encore un guide indispensable pour comprendre les conflits dans lesquels les nations occidentales s’affrontent aux revendications islamiques.
Massignon a fait œuvre de pionnier dans les domaines de l’art et de la spiritualité chrétienne. Il fut un grand acteur de la politique de fraternité entre les peuples et du rayonnement de la France dans le monde sous trois Républiques. Chrétien intransigeant, ami inconditionnel des pauvres et des exclus, militant et enseignant, il confia ses plus riches pensées à des centaines d’écrits publiés pendant plus d’un demi-siècle. On y croise les figures essentielles de sa méditation : de Charles de Foucauld jusqu’à Gandhi, de son guide intérieur Hallâj jusqu’aux mysticisme shî’ite, de Jeanne d’Arc à Paul Claudel ou J.-K. Huysmans. Massignon y apparaît comme un personnage complexe : un témoin majeur de l’Empire colonial français, puis un homme engagé dans les luttes des peuples pour l’indépendance ; un fidèle de la religion d’Abraham, attaché à la vertu unique du peuple juif comme aux droits imprescriptibles des victimes arabes de la partition de la Palestine. Ces écrits, rassemblés pour la première fois en une édition critique, renouvellent la lecture d’une œuvre et d’une pensée toujours d’actualité.

Les 200 textes publiés ici, réunis pour la première fois en une édition critique, sont introuvables depuis un demi-siècle en librairie, et parfois n’ont jamais été édités ou réédités. S’y ajoutent l’ensemble des résumés des leçons professées au Collège de France. La demande internationale, de les voir à nouveau disponibles, mainte fois répétée, est enfin satisfaite.

Biographie
L’édition est dirigée par Christian Jambet, professeur de philosophie, orientaliste (arabisant et iranisant), auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie islamique, élève de Henry Corbin, qui lui transmit le legs de son propre maître, Louis Massignon, en l’autorisant à publier la traduction de l’œuvre majeure de Sohravardî, Le Livre de la sagesse orientale, que Massignon avait fait découvrir à H. Corbin.
Ses collaborateurs sont : François Angelier, spécialiste de spiritualité chrétienne, auteur d’ouvrages sur St. François de Sales et Paul Claudel, éditeur de la Correspondance L. Massignon - J. Maritain, et qui prépare une Biographie de Louis Massignon, à partir des sources inédites. François L’Yvonnet, professeur de philosophie, spécialiste de Léon Bloy, Simone Weil, et Louis Massignon. Souâd Ayada, professeur de philosophie, spécialiste de philosophie islamique et d’histoire de l’Art musulman, philosophe et arabisante.

lundi 22 février 2010

Les affinités ismaéliennes d'Abu l-Ala al-Ma'ari et al-Mutanabbî

Louis Massignon (1883-1962)

Louis Massignon (1883-1962) fut le plus grand orientaliste français du XXe siècle. Il fut l'un des premiers, suivi par Henry Corbin, à s'intéresser sérieusement au Chiisme et à tenter de lui accorder la place qui lui revient dans la constuction de la civilisation islamique. En dépit de ses travaux, la culture islamique est essentiellement analysée sous l'angle de la pensée sunnite et toute influence chiite sur un auteur, surtout lorsque celui-ci fait partie d'un monument de la culture islamique, est à peine prise en compte sinon totalement ignorée. En voici un exemple concernant deux auteurs parmi les plus grands des lettres arabes, Abu l-Ala al-Ma'ari (1) et Mutanabbî. Il est impossible d'analyser l'oeuvre de ces deux poètes sans tenir compte non seulement du contexte historique de l'époque mais aussi de l'influence du chiisme sur le premier et de l'appartenance au chiisme du second.
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"Les textes arabes d'auteurs ismaéliens anciens récemment retrouvés à Surate et à Bombay, dans des collections privées, par MM. Ivanow et Hamdani (2) nous font mieux comprendre le double aspect du Xe siècle en Orient : ce IVe siècle de l'Islam, que Mez avait appelé sa "
Renaissance". Renaissance, du point de vue de la philosophie et de la science antiques, certes (mais sans les arts), - avec, et, plus profondément, une coloration nouvelle du sentiment religieux musulman, à la fois exaspéré et déformé jusqu'au balsphème, par une doctrine de messianisme social, provenant de cette forme révolutionnaire du légitimisme shi'ite que l'on appelle l'Ismaélisme. Le IVe siècle de l'hégire, qui débute par la proclamation du califat fâtimite à Mahdiyya, et s'achève avec la sourde diffusion de la grande Encyclopédie lancée par les "Amis Fidèles" (Ikhwân al-Safâ'), peut bien être surnommé le "siècle ismaélien" de l'Islam : alors, la propagande initiatique des sociétés secrètes qamates [3], qui, de Kûfa comme centre, s'était infiltrée dans tout l'Empire abbasside, cernait constamment la capitale, Bagdad ; où les exécutions capitales de "conspirateurs" qarmates se succédèrent, à partir de celle du Mahdi de l'an 290 h. et de celle d'al-Hallâj en 309 h. Et nous voici maintenant documentés sur les Qarmates et Ismaéliens par leurs propres auteurs, ce qui nous permet de suivre l'infiltration de leurs idées dans toute la pensée littéraire arabe du temps.
Déjà, pour
Abû l-Alâ de Ma'arra, la critique littéraire se trouve placée devant le fait accompli ; ceux qui ont pu lire les majâlis récemment retrouvés de son maître et ami Mu'ayyad Salmanî de Shirâz [4], lequel n'était autre que le grand da'i de la propagande ismaélienne, savent que l'amertume sceptique des Luzûmiyât et du Ghufrân ne peut plus être considérée comme une singularité individuelle, mais atteste l'éclosion en terrain psychique favorable des germes de doute méthodique et de sarcasme insurrectionnel contenus dans l'enseignement initiatique des sociétés de pensée ismaéliennes.
De même pour
Mutannabî : l'historien de la littérature ne peut plus négliger cette équipée de jeunesse où il se fit arrêter comme "faux nabî", aventure minimisée encore chez Mez, après Nahshalî. Très opportunément, M. Blachère a réagi contre cette attitude dans son article de l'Encyclopédie de l'Islam. Et c'est ce redressement que, du point de vue de l'histoire sociale et religieuse, je voudrais accentuer et élargir en groupant quelques observations sous deux rubriques principales : 1° Mutanabbî, né dans le milieu yéménite shi'ite de Kûfa, s'est formé là et au désert, dans une ambiance spécifiquement qarmate ; 2° Vaincu comme insurgé bédouin, cet ancien qarmate ne s'est jamais complètement résigné, - et ne s'est pas pleinement adapté au shi'isme conservateur des princes et mécènes de la Syrie hamdânide ; dans les villes, ce nomade mal sédentarisé, obligé de trafiquer de ses poèmes, le fit avec une insolence désinvolte qui garda toujours de la race, - et une amertume métaphysique très ismaélienne. (5)"

(1). Rappelons que Abu l-Ala al-Ma'ari vécut essentiellement à Ma'ara, en Syrie, qui était alors sous la domination de la dynastie ismaélienne des Fâtimides installée au Caire, depuis 969.
2. V. Ivanow, A Guide to Ismaili Literature, RAS, Londres, 1933 ; H. F. Hamdani, JRAS, Londres, 1933, 359-378 ; A.A. Fyzee, JRAS, Bombay, 1935, 59-65.
[3] Rappelons que les qarmates constituent un courant dissident de l'Ismaélisme. Ils étaient mené par Hamdan Qarmat qui, en 899, lorsque Ubayd Allah al-Mahdi se déclara Imam, refusa de reconnaître son autorité et se sépara de lui.
[4] Mu'ayyad fi-d-din al-Shirazi (1000-1078) fut le da'i (missionnaire) en chef de la Da'wa (Mission) ismaélienne au Caire. Il entretint avec Abu l-Ala al-Ma'ari une relation épistolaire, notamment sur le thème du végétarisme dont Ma'ari était un fervent adepte.
5. Cf. les Munâjat du calife fâtimite Mu'izz (mon Recueil 217). Noter aussi les prénoms arabes présislamiques (Ma'add, Nizâr) choisis par les princes fâtimites."

Source : Louis Massignon, Mutanabbî devant le siècle ismaélien de l'Islam, in Ecrits mémorables, II, Robert Laffont, pp. 646-647.

Le legs de Hallâj

Tombe de Hallâj

"Le legs : "dompte ton âme (nafs) ; sinon, elle te domptera"


Ibn Fâtik a dit :
J'ai dit à Hâllaj : "Fais-moi un legs. - Ton âme, si tu ne la domptes pas, elle te domptera."
Sous cette forme brève, il s'agit d'un thème classique, connu dès Hasan Basri (Ce bas monde est ta monture, si tu la chevauches, elle te portera, et si elle te chevauche, elle te tuera. Burjulâni : Garde ton âme contre ton âme, legs d'un jeune homme chaste à sa tentatrice. Ibn Khidrawayh : Tue ton âme pour la faire revivre.)

Il était bien d'usage, à l'époque, que le khâdim [disciple] demande à son shaykh, au moment de se quitter, un testament spirituel, une suprême recommandation, une parole d'adieu ; il est donc probable que Hallâj a fait effectivement cette réponse, et à Ibrâhim Ibn Fâtik.

Nous avons de ce legs deux autres recensions, amplifiées : "Fais-moi un legs. - Gare à ton âme, si tu ne l'asservis pas à Dieu, elle t'asservira en excluant Dieu."

Et un autre lui dit : "Donne-moi une maxime. - Sois, avec Dieu, selon le statut même qu'Il te prescrit." Maxime qui est devenue : "Sois avec Dieu, selon son mode d'être."

L'autre recension amplifiée est attribuée au propre fils de Hâllaj : La dernière nuit, je dis à mon père : "Fais-moi un legs. - Ton âme, dompte-la vite, sinon elle te domptera. - Père, dis moi la chose, en bref. - Tandis que le monde oeuvre son esclavage, toi, oeuvre cela dont le moindre atome dépasse en beauté et en grandeur l'ouvrage des deux mondes, des génies et des hommes. - Qu'est-ce ? -
La Sagesse."

Source : Louis Massignon, Ecrits Mémorables, I, Robert Laffont, p. 422

dimanche 21 février 2010

Dit de Ali

" La Famille du Prophète est telle les étoiles dans le ciel, lorsque l'une meurt, une autre apparaît dans le firmament", parole attribuée à l'Imam Ali

P. S : Merci à Jérôme qui se reconnaîtra

samedi 20 février 2010

Charles Quint à Mahdia (3) : la destruction des remparts fâtimides

L'illustration représente le siège de Mahdia par l'armée de Charles Quint en 1550. Les troupes espagnoles resteront à Mahdia jusqu'en 1554. Avant leur départ, elles détruiront entièrement les remparts fâtimides de la ville construits au début du Xe siècle par Ubayd Allah al-Mahdi. L'historien Marmol nous raconte qu'après cette destruction, la ville changea tellement de forme qu'elle devint méconnaissable à ses propres habitants. Illustration intitulée Africa olim Aphrodisium, tirée de Civites Orbis Terranum, XVIe siècle


Face aux dépenses particulièrement importantes générées par le maintien d'une armée à Mahdia, Charles Quint décide en 1554 de rappeler ses troupes en Europe. Mais il ordonne que l'armée, avant son départ, démolisse entièrement les remparts de Mahdia afin que la ville ne puisse plus être utilisée comme base militaire par des puissances ennemies, notamment turque et française. Marmol Carvajal qui accompagna les troupes de Charles Quint à Mahdia nous décrit dans l'extrait ci-dessous la destruction de ces remparts. De nos jours, il ne subsiste des fortifications fatimides que quelques pans de murs et le fameux porche monumental (Skifa Kahla) qui gardait l'entrée de Mahdia. Mais même ceux-ci ne contiennent que peu d'éléments d'origine, car ces vestiges furent l'objet, au XVIe siècle, d'une reconstruction par les Ottomans.


"Lorsque le travail fut achevé, on fit embarquer toutes les troupes avec l'artillerie, les munitions et les vivres, et laissant un Officier, en qui l'on s'assurait avec deux escouades pour mettre le feu aux mines et donner ordre qu'il n'en restât pas une à jouer, on commença à quitter le bord. Il y avait vingt quatre mines sous les murailles et les principales tours et chacune avait plusieurs branches qui allaient jusque sous les fondements. Or, pour les faire jouer toutes ensemble, on fit ce que je vais dire.
On mit un soldat à l'entrée de chacune avec une brasse et demie de mèche toutes de la même grosseur et on leur commanda de les allumer au premier coup de canon et, qu'au second, ils se baissassent tous en même temps et les mettant dans le gros tuyau qui était fait pour ce sujet, ils les posassent à l'entrée des mines en sorte que deux empans de la mèche entrassent dans la poudre et les deux autres demeurassent dehors avec le bout qui brûlait afin qu'elles prissent toutes en même temps.
On ordonna à chaque soldat, après avoir posé sa mèche, d'aller visiter celle de son compagnon et, au Commandant, de faire exécuter le tout avec grande diligence parce que si par hasard une mine venait à jouer avant les autres, elles couraient fortune de se combler et de demeurer sans effet, et ainsi le dessin qu'on avait de ruiner les fortifications en telle sorte qu'on ne les pût rétablir, avorterait.
Après cela, les soldat se retitrèrent dans les barques et les chaloupes, et les vaisseaux s'éloignèrent de la côte pour esquiver le danger. Les premières mines qui jouèrent furent celles du côté de la terre l'une après l'autre en tirant vers le Levant. Ces tours que Mahdi avait faites avec tant d'industrie et de dépense qu'on dit qu'il les eût fait de métal s'il les eût crû plus assurées de la sorte. Enfin, la ruine fut si grande de toutes parts en un instant qu'on eût crû que tous les éléments s'entrechoquaient. Et la ville changea tellement de forme qu'elle n'était pas reconnaissable à ses propres habitants et ce port fut fatal à plusieurs navires qui y arrivèrent depuis. Il n'y eut qu'une mine qui demeura sans effet en la tour qui était vers la porte de la terre et le Gouverneur descendant à terre la fit jouer aussitôt et les deux tours qui étaient à l'entrée du port volant en l'air découvrirent de grandes colonnes de marbre qui les soutenaient de peur qu'en faisant les fondements de diverses pièces le ciment ne fût peu à peu miné des vagues et le fond était pavé de grandes tables de marbre. Cette ville étant ainsi démolie le Gouverneur n'y voulut pas laisser les os de tant de Gentilshommes et d'Officiers qui étaient morts à la prise et qu'on avait enterrés en la grande Mosquée et les fit mettre dans de grands coffres de bois, ceux des Chevaliers de Malte en l'un et les autres en un autre. Ensuite, il prit la route de la Sicile n'ayant été que treize jours dans la place et paya les soldats au premier port où il aborda. L'Empereur fut par ce moyen délivré de la peine où il était qu'elle ne tombait entre les mains des Infidèles et de la dépense qu'il eût été obligé de faire en la gardant. Elle se trouva donc ruinée quand l'armée française l'envoya reconnaître ; de sorte que Dragut ni les Turcs ne s'en pourront servir comme ils pensaient à incommoder les côtes de Naples et de Sicile.
On enterra depuis les os des Gentilhommes et des Officiers en l'Eglise de Montréal qui est proche de Palerme et le Viceroy y fit mettre cet épitaphe que Dom Fernand lui-même avait fait et qu'il lui envoya :
"La mort a pu mettre fin à la vie de ceux que cette tombe enserre mais non pas à leur immortelle valeur. La foi de ces Héros leur a donné place dans le Ciel et leur courage a rempli la terre de leur gloire de sorte que sang est sorti de leurs blessures pour une mort leur donne deux vies immortelles."
Voilà la fin qu'eut une place si renommée et nous nous y sommes un peu plus étendus qu'à l'ordinaire parce que c'est une chose arrivée de notre temps et où nous avons eu quelque part outre qu'ayant rapporté sa fondation nous avons été bien aise d'écrire aussi la fin."

Source : L'Afrique de Marmol, traduction de Nicolas Perrot d'Ablancourt, tome II, Paris, 1667, pp. 517-18

vendredi 19 février 2010

La passante de l'Occirient

Jalel al-Gharbi, poète, écrivain, traducteur et universitaire tunisien, il vient de publier son dernier livre, un recueil de poésie, Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête, aux éditions du Cygne


Jalel al-Gharbi vient de publier un nouveau livre : "Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête", aux éditions du Cygne. Voici l'article de l'écrivain luxembourgeois Giulio-Enrico Pisani présentant ce livre dans la Zeitung Lëtzebueger Vollek du 19/02/2010 :

"La passante de l'Occirient
Dans Son premier poème, « Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête » (1), qui donne son titre au recueil, Jalel El Gharbi chante une véritable ode à l’amour, à son impuissance à s’en défendre, à son plaisir de le suivre, à sa joie d’y succomber, à son bonheur de s’y abandonner. Mais en même temps il prie pour en être délivré, pour se voir libéré de ses tourments, de ses passions et ses souffrances. Chant que l’on imagine vibrer au son d’un oud, ce long faux ( ?) mensonge, où le « Faites que je ne rencontre plus l’amour » et le « Faites que je désire sans espoir et sans amour » précèdent nécessairement le « Dieu faites que la prière de mon amour ne soit pas exaucée ».

Suit la trouble tentation du miroir et ensuite, en toute intimité, un journal de la seconde chance, où l’amour semble triompher. Et voilà sa première passante, ce lumineux objet du désir, qui accompagnera le vieux Soufi tout au long de sa quête. Cependant, l’amour est au moins aussi exigeant que dieu et « Avant d’entrer dans l’amour... » le vieux Soufi reconnaît notamment : « Je me suis défait de ma veste, de ma chemise / De la poussière du chemin (...) Des rêves inassouvis,/ De la faim sur le chemin du banni (...) Des blessures invisibles / De ma sueur, de mon sang / De mes dents, de mes griffes… »

Mais tout cet allègement n’est-il pas aussi propice au voyage ? L’amour est-il le voyage, ou en est-il la négation ? Après s’être libéré, sans l’avoir renié, du mysticisme oriental, qui ne trouve nul écho à Hollerich, seul un sourire, voilà le vieux Soufi qui traverse les Pyrénées, ignore les derniers « rappels à l’ordre » et part entre comparaison et métaphore sur les chemins de cet occident que son orient lui rend proche. Orcident – Occirient. Car ce livre est bien désir d’ailleurs et d’amour, quête, voyage, découverte, expédition à la fois géographique et intérieure ; espérance de l’avenir et regret du non advenu, démarche de vie et préparation au grand départ ; j’allais dire évasion, mais non, car on n’échappe pas à soi même. Et ce seront les sculptures du Bernin, le ciel de Vermeer, Giverny via Le Tasse et Velázquez en passant par Damas, Le Caire, le Mont Liban, l’ombre de Maari… « Et par la blancheur des nuits amoureuses / Sait-on d’où il vient / Où l’on va / Dans l’infini des pages ».

Et de nouveau, un peu plus loin « Il y avait la passante / Si sombre en sa beauté / Rachid al-Hallaaq Abû Shâdi,/ Le dernier conteur de Damas / Ne pouvait pas savoir que la passante avait pris mon âme ». On est bien loin de la cruelle légèreté française de la célèbre passante de Baudelaire. Les vers de Jalel nous découvrent une autre cruauté, celle du multimillénaire fatum méditerranéen. En fait, c’est encore un peu plus compliqué que ça, et il est impensable, amis lecteurs, qu’un profane comme moi vous introduise en quelques lignes dans le raffinement et la complexité de la métaphorique d’El Gharbi. Aussi vais-je me contenter de vous la présenter au premier degré, cette longue élégie longtemps retenue et qui navigue désormais souveraine et parfaitement à l’aise entre les houles martelées d’Aboul Ala Al-Maari (2), et les vastités tempétueuses des Mille et une nuits dans le vent de questionnements plus actuels que jamais.

Le fait est, que les « dits » du vieux soufi, se lisent déjà parfaitement sans aller cher-cher midi à quatorze heures. Certes, de ce recueil, l’initié fera son miel, mais le lecteur « vous et moi », l’uomo qua-lunque, y trouve pleinement son compte. L’Amour, le renoncement, le désir et... l’amour ? Le lointain, le déchi-rement, une halte à Luxembourg, avenue Marie Adélaïde et écrire, une fois de plus, à (ou dans) « La Passante », i.m. José Ensch, que « ... Deux larmes ont suffi / Pour que j’écrive ce poème où je veux dire : J’aurai tant aimé / Cueillir un myosotis / Si près des mots que tu aimais / « Tutti quanti » par exemple / Et tutti quanti ». Bonjour tristes-se... Dès lors, la roche Tarpéienne migre à Carthage, le ciel s’obscurcit et le paysage se teint en Velickovic : « Au loin / Continuels corbeaux criards / Près de la montagne de mon chagrin ».

Puis la vie reprend ses droits, le Liri ne songe plus à être Styx, le voyage se féminise et le poète ayant renoncé à renverser les murs en soufflant sur son « lur », il ne lui reste que l’esperluette pour atteindre l’oasis et écrire : « Je me souviens de la mer venant du nord / Aux reflets de perle comme / La fille de Vermeer » à Delft, sur un pan de mur jaune. Ah, les jeunes filles en fleur ! Ah, les femmes ! « Elles rusent par leur parenté avec la pomme, la distance, le lever du jour, l’extase, les fraises, la stance, les roses (...) l’éclaircie, la beauté. “Grande est leur manigance” ». Mais fi la sagesse, fi les réserves, on finit par mordre à son tour dans la pomme, carpe diem ! « Le temps passe aussi vite qu’un soupir / Voici les jeunes filles de Sousse (...) Comment les étreindre toutes / Elles qui font une seule image veloutée... ».

Là-dessus, le poète se tourne vers les fenêtres, en fait sept fois la même fenêtre, la scrute, désire qu’elle s’ouvre « Sous un ciel Renoir », puis renonce, faute de signe, bien considéré et ayant mis « Toute une vie pour comprendre / Que tout finit au grenier ». C’est qu’il y a du désabusement chez Jalel El Gharbi. Trop de portes ne s’ouvrent pas, malgré la lumière qui brille là haut derrière les rideaux à moitié tirés. Le vieux soufi est amer. L’Orcident semble avoir attrapé du plomb dans l’aile. Mais le grammairien (la figure du père) veille, et c’est reparti dans « Stances du désir et de la piété », dans « Plus loin » et dans le « Le scribe » pour de nouveaux voyages, périples, désirs, doutes, incomplétudes et explorations. Et l’aventure de reprendre là même où encore il y a peu le poète pensait que tous les ports, les aéroports et les routes « Qui se trouvent au Nord du monde / Donneraient gros pour ne plus nous voir... ». Bref repos – intériorisation plutôt – entre lecture et nature morte, et le poète retrouve sans ressentiment la « Fleur d’Orient ouvrant ses volets en Occident ».

Mais la quête du poète est bien plus difficile que celle de Jason. Le terrain a beau s’affermir, ses poèmes mieux s’accomplir, les quatre lampes éclairer son cheminement. Les croisées ne feront que s’entrebâiller et « À la fin des temps / Il sera aussi neuf qu’un livre / Que personne n’aura jamais ouvert / Comme un verrou fermé ». C’est l’histoire sans fin. Songe-t-il, à l’instar de Mahmoud Darwich dans « Rien que la lumière » (3), à nous confier in petto : « Et je n’ai arrêté mon cheval / Que pour cueillir une rose rouge dans / Le jardin d’une Cananéenne / qui a séduit mon cheval // Et je m’en suis allé chercher mon espace / Plus haut et plus loin / Encore plus haut, encore plus loin / Que mon temps… », ou à nous avouer à la fin « Et j’ai caché cet autre vers de Hölderlin : Et aux amants une autre vie est accordée ». Da capo, amis lecteurs ; une seule lecture vous apportera un plaisir certain, mais superficiel et éphémère. Da capo !

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Né en 1958 en Tunisie où il a fait ses études, Jalel El Gharbi est poète, universitaire et traducteur. Il oeuvre pour une utopie qu’il nomme Orcident ou Occirient, enseigne à la faculté des lettres de l’université de la Manouba (Grand Tunis) la littérature française et la traduction et est engagé dans le dialogue des cultures. Plus proche du Luxembourg et de son monde culturel qu’aucun tunisien avant lui, il a publié bien de livres et autres travaux sur les poètes Michel Deguy, Charles Baudelaire, Jules Supervielle, José Ensch, ainsi que, avec Marion Colas-Blaise, une « Incursion tunisienne dans les lettres luxembourgeoises ». Il a aussi coécrit avec Afaf Zourgani, Anita Ahunon, Laurent Mignon et moi-même « Nous sommes tous des Migrants » (4) et a écrit de nombreuses critiques littéraires notamment dans La Presse (Tunis), d’Lëtzebuerger Land, Babelmed, Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek etc. (5)"

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1) Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête, 100 p., 12,- EUR. Editions du Cygne, Paris, 2010, commande en ligne sur www.editionsducygne.com/ + frais d’expédition, ou chez votre libraire. Info. editionsducygne@club-internet.fr
2) grand poète arabe de 973 – 1057, époque, où face à l’obs-curantisme chrétien, s’épanouissait une grande liberté de pensée et d’expression chez les Arabes. O tempora o mores ! Aujourd’hui les vers de Maari lui vaudraient bien de fatwas.
3) traduit par Jalel El Gharbi.
4) Éditions Schortgen, Esch s/Alzette, 2009.
5) Vous pouvez aussi lire sur Jalel El Gharbi l’article dans d’Lëtzebuerger Land
12.9.2008 : « Ce mot « identité » que tout le monde a en bouche », ainsi que mes articles dans la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek
6.12.06 : « Jalel El Gharbi : Jules Supervielle... »,
28.09.07 : « Les nourritures de l’incompréhension », colloque au Centre Neumünster,
3.02.09 : « Après le deuil la fête – José Ensch...”Glossaire d’une oeuvre. De l’amande... au vin“ » et, sur le même ouvrage, mon article du
17.2.09 : « José Ensch : toujours et encore, I. Tunis – Luxembourg ».
Ces deux derniers articles peuvent être lus sur www.zlv.lu > Archiv.

Giulio-Enrico Pisani

mardi 16 février 2010

Moncef Ghachem : ode au cimetière marin de Mahdia

Le cimetière marin de Mahdia

"Il n'y a pas eu, il n'y a pas pour moi de lieu de vie plus intense, plus fortement émouvant, plus profondément apaisant que ce cimetière au bord de mer. Il m'est ardeur et sérénité, sagesse et limpidité, volupté et beauté. C'est ma montagne sacrée, mon désert retrouvé. C'est ma grotte de Thésée et ma note céleste. C'est mon eau vierge puisée au coeur des tombeaux nouveaux, mon île aux mille trésors abandonnés. C'est mon non-visage à la flamme dédié. C'est ma soif barbaresque et mon rivage bien-aimé.
Je connais toutes ses allées, ses ravines, ses coups de pleine lune, ses argiles bleues pour laver nos laines, ses marguerites éclatantes du printemps, ses chardons secs de l'automne, ses criquets, ses tourne-pierres après la pluie, ses puits et ses réserves taries, ses ruines, ses guêpes et ses poulpes battus, ses grillons au chant obsédant, ses lézards à l'affût sous un soleil de plomb, ses scorpions... Il m'appelle et ses mots blessés de pierres tombales, ses mots poussiéreux de la grande misère humaine accentuent en moi la passion de vivre et d'aimer.
Il m'est racine et solitude, ce cimetière de mon enfance au goût d'olives mûres et de pain d'orge, à la saveur des mulets dont les bancs serrés passaient tout le long de la côte. Il m'est lumière et force, ce cimetière où ma jeunesse sculptait ses tours de vent, ses moulins d'algues d'or et d'émeraude, ses nids lisses de roses et d'oeillets. Il m'est voie de désir et tapis de prières, ce fruit de la mer hauturière qu'un soir je voulus offrir à tes lèvres roses, t'en souviens-tu ? Souviens-toi de ce cimetière de la grâce qui nous affama en ce soir d'encre de Chine et de bulles navrantes de sardines ! Ce cimetière qui nous sembla alors, non de terre, mais de lumière et d'air, non de corps ensevelis, amis de rameaux de sel et de brûlures de verte nuit.
Ce cimetière, c'est comme si ses morts le fracassaient sur la sieste de l'été, lorsque les caresse la brise. Alors, à l'insu du regard trouble des vivants, ils ouvrent dans ses ventres où siègent les vents et les horizons leur danse de trépassés. Ce cimetière, je connais quelques-uns de ses habitants. Ils visent ma fenêtre, me visitent, se réchauffent aux reflets du phare puis me quittent. Ils retournent à leur terre étale, calmement, sans maux de tête ni saignements..."

Moncef Ghachem, L'Epervier, des nouvelles de Mahdia, aux éditions L'Arganier

lundi 15 février 2010

Charles Quint à Mahdia (2) : la prise de Mahdia

André Dorie (ou Andrea Doria) fut l'un des plus grands amiraux du XVIe siècle. A la tête des troupes espagnoles de Charles Quint, il reprit Mahdia sur le corsaire turc Dragut en 1550. Le marin est représenté ici en Neptune par Agnolo Bronzino, XVIe siècle, Milan

Après plusieurs mois de siège et de bombardements intensifs qui ont ouvert des brèches dans les fortifications fâtimides de Mahdia, l'armée espagnole de Charles Quint lance l'assaut final sur la ville. Ecoutons Marmol Carvajal, notre témoin oculaire de ces événements, nous conter cet assaut terrible et sanglant :

"Le dixième de Septembre au point du jour, les compagnies qui devaient donner l'assaut, entrèrent pas à pas dans les tranchées, baillant leurs drapeaux, afin que les ennemis ne se doutassent de rien, et laissant d'autres compagnies en garde aux bastions et aux tranchées du côté de la terre. Après midi, André Dorie commença à environner la ville du côté de la mer, avec toutes ses galères, et les soldats s'étant confessés et communiés, pour gagner le grand Jubilé que Sa Sainteté leur avait envoyé ce jour-là, et s'étant recommandés à Notre Seigneur et à Sa Bienheureuse Mère, ils prirent pour mot l'Apôtre qui est le grand Patron d'Espagne et au bruit de la trompette, et d'un coup de couleuvrine, qu'on fit tirer pour signal, ils montèrent de trois côtés à l'assaut, pour faire diversion : les Chevaliers de Malte avec quelques compagnies, du côté de la vieille batterie vers le Couchant ; d'autres à la nouvelle de l'autre côté, et les autres de celui de la mer, en coulant le long de la tour, et entrant dans l'eau. Ceux qui ne purent passer par le chemin fait des ruines de la tour entrèrent par la brèche du côté de la mer. Les ennemis accoururent à la défense de leurs murailles, et la furie de l'artillerie était si grande de part et d'autre, que les tempêtes et les tonnerres n'ont point plus d'épouvante ni plus de bruit. Les Chrétiens étaient accablés d'un orage de dards, et les coups qui donnaient dans le sable, faisaient voler tant de poussière, qu'on ne voyait goutte, de sorte qu'avant qu'on fût arrivé à la brèche il y eut plus de trois cents soldats de tués et un des principaux Officiers reçut deux coups d'arquebuse dans la cuisse. Mais la valeur des Espagnols surmonta les feux et les traits des ennemis si bien que passant sur les corps de leurs compagnons, ils montèrent sur la brèche et après une résistance opiniâtre, ils gagnèrent la tour du coin vers le Levant et arrachant l'enseigne Turque y plantèrent la leur. On ne pût entrer de l'autre côté à cause du précipice qui était auprès du mur comme le Maure avait dit. Quelques soldats arrivèrent au parapet et, tuant un Turc qui leur en voulait défendre l'entrée, passèrent dessus et allèrent rejoindre les autres entrés par la porte de la mer. Car quelques uns y étaient déjà passés, après quoi, un Enseigne arbora son drapeau sur une tour et quelques soldats et quelques mariniers abordant avec des esquifs entrèrent par les canonnières ou embrasures des tours. Les ennemis défendaient, en désespérés, non seulement la ville et les murailles mais les rues et les maisons, et les Turcs voyant la ville prise se retirèrent au château et au logis de la Douane vis-à-vis de la porte d'où, à coups de mousquets et de flèches, ils incommodèrent fort les Chrétiens qui combattaient dans la rue et tuèrent un Capitaine Espagnol d'une mousquetade à la tête. Comme le Viceroy vit le combat échauffé dans la ville, il fit entrer les arquebusiers des compagnies qui étaient dehors parce que rien ne branlait à la campagne, ce qui acheva la défaite des ennemis. Il mourut ce jour là sept cents Turcs ou Maures ; mais ceux-ci se signalèrent plus que les autres. Il y eut dix mille captifs de tous âges et de tout sexe et le butin fut très grand tant en meubles qu'en argent et en pierreries. Il y périt quatre cents Chrétiens mais il y en eut plus de cinq cents blessés.[...]
Cette victoire gagnée le fils du Viceroy de Naples fit enterrer dans un fossé tous les Chrétiens mort pour en ôter la vue et la satisfaction aux ennemis et fit porter les blessés aux maisons qui étaient au camp ; ensuite de quoi l'on consacra la Mosquée par de grandes salves et l'on rendit les actions de grâces à Dieu de cette victoire."

Source : L'Afrique de Marmol, traduction de Nicolas Perrot d'Ablancourt, 1667, Paris, pp. 516-17

samedi 13 février 2010

Pietro Masturzo : le cri

Photo Pietro Masturzo

Cette image du photographe italien indépendant, Pietro Masturzo, vient de remporter le World Press Photo, le prix le plus prestigieux de la photographie de presse.
Qu'y voit-on ? Une femme qui crie, ses mains en porte-voix, dans la nuit sur le toit d'un immeuble.
La photo a été prise à Téhéran le 24 juin 2009 suite aux manifestations qui eurent lieu après l'élection contestée de Mahmoud Ahmadinejad le 12 juin 2009. La femme crie sa colère face à ces élections truquées. Après les manifestations de la journée, des hommes et des femmes, le soir venu, à 22:00 précises, montaient sur les toits ou sortaient sur les balcons pour crier des slogans hostiles au pouvoir et lancer des "Allahu Akbar".
Ayperi Karabuda Ecer, la présidente du jury de ce 53e World Press explique : "La photo montre le commencement d'une histoire énorme. Elle donne la perspective à l'information et touche tant visuellement qu'émotionnellement."
Kate Edwards, membre du jury, déclare : "La photo rend de manière puissante l'atmosphère, la tension, la peur, mais aussi la tranquillité et le calme. Nous recherchions une photo attirante, qui nous emmène loin et nous fasse réflechir davantage - et qui ne se contente pas de montrer ce que nous savons déjà."

Mais la photo montre avant tout le courage d'une femme lancant son cri de liberté face aux forces obscures d'un pouvoir inique.

vendredi 12 février 2010

Charles Quint à Mahdia (1) : description des remparts fâtimides

Dans l'illustration ci-dessus, nous voyons le siège de Mahdia par l'armée de Charles Quint. Même si nous n'avons pas là une représentation fidèle de Mahdia, nous pouvons néanmoins voir les principaux éléments architecturaux de la ville : les remparts ceinturant la cité palatiale, la colline près de laquelle se trouvait l'arsenal, la grande Mosquée. Le rempart maritime comportait 110 tours bastions. Un momunmental porche (Skifa Kahla) situé sur l'isthme gardait l'entrée à Mahdia. Illustration intitulée Africa olim Aphrodisium, tirée de Civites Orbis Terranum, XVIe siècle, BNF

Au début du XVIe siècle, la piraterie turque, avec notamment à sa tête le fameux Khayr al-Din Barberousse, sévit en Méditerranée. En 1534, Barberousse marque un coup d'éclat en réussissant à s'emparer d'un site aussi prestigieux et stratégique que la ville de Tunis. Afin de reprendre cette place et d'éradiquer définitivement la piraterie, Charles Quint arme une flotte puissante qu'il place sous le commandement d'André Dorie. Grâce à cette flotte, l'armée de Charles Quint reprend Tunis en 1535. Plus tard, apprenant que le corsaire turc Dragut a établi son quartier général à Mahdia d'où il lance des raids dévastateurs sur les côtes du Maghreb et de l'Italie, la flotte espagnole met les voiles sur la ville. Après un siège long de plusieurs mois, l'armée lance un assaut puissant et meurtrier sur les fortifications et réussit à s'emparer de Mahdia en 1550. Les espagnols resteront dans cette ville jusqu'en 1554, date à laquelle, avant leur départ, ils dynamiteront ses remparts afin de faire perdre à Mahdia sa caractéristique de place forte.
Marmol Carvajol, historien, écrivain et soldat, a suivi l'armée de Charles Quint dans son expédition en Afrique. Il nous a laissé, en tant que témoin oculaire, un récit de première importance sur la prise de Mahdia et de la destruction de ses fortifications par les espagnols [1].
Dans l'extrait ci-dessous, Marmol nous décrit les superbes remparts fâtimides de Mahdia :


"De la ville d'Afrique [Mahdia]

C'est une grande ville ruinée de notre temps par Charles Quint comme nous dirons ensuite. C'était l'ancienne Adrumette des Romains que Ptolémée met à trente degrés quarante minutes de longitude et à trente deux quarante minutes de latitude. Depuis ce temps-là le Calife schismatique de Kairouan la fortifia et la nomma de son nom Mahdia. Elle est bâtie comme une île sur une pointe de terre qui avance dans la mer à quatre lieues de Tobulba vers le Levant. Elle était bien murée et garnie de tours et batue des flots de la mer de tous côtés hormis en un espace de trois cent cinquante pas par où elle tenait à la terre. Mais cet endroit était occupé par un château construit dans le mur qui était massif jusqu'au cordon [2] et avait quarante pieds d'épaisseur avec six tours éloignées l'une de l'autre et massives aussi qui avançaient de quarante pieds en dehors jusqu'à la barbacane du ravelin [3]. Au haut [à l'arrière] de ce château il y avait deux murailles qui répondaient l'une à la ville et l'autre à la campagne et entre ces murailles et le vuide [vide] des tours étaient les appartements du Gouverneur et des soldats. Les quatre tours du milieu étaient carrées mais les deux autres qui étaient battues des flots de la mer étaient rondes et hautes [4]. Elles avaient toutes de petites portes couvertes de lames de fer et si basses qu'on n'y pouvait entrer qu'en se baissant de sorte que chaque tour était une forteresse séparée. En la seconde tour carrée vers le Levant était la porte principale et il n'y en avait point d'autre du côté de la terre. Cette porte avait une grande voûte obscure [5] sous la tour et six portes à la file couvertes de lames de fer et les secondes portes en entrant par dehors étaient faites de grosses barres de fer et enclavées ensemble sans aucun bois et en chacune il y avait un lion en bronze relevé en bosse qui se regardaient l'un l'autre [6]. Ces portes n'étaient pas plates mais courbées en dehors et elles avaient toutes leurs herses de fer et leurs retraites qui tombaient du haut de la tour à huit pas ou environ du haut de ce mur. Il y en avait un autre plus bas qui servait de fausse braie et avait douze pieds d'épaisseur et neuf tours si bien comparées que les trois répondaient à deux du fort. Et en celle du milieu il y avait une porte du côté tournée au Levant. La ville avait cinq mille trois cent pas de circuit et des tours de trente en trente pas. L'arsenal regardait l'Orient près d'une grande Mosquée bien bâtie qui tenait au mur. Au bout de la ville vers le Septentrion, il y a une hauteur sur laquelle s'élevait une tour qui découvrait toute la mer. Au dedans de la ville était un port fermé où l'on entrait par une voûte faite dans le mur où l'on refermait les galères et les autres petits vaisseaux [5]; mais pour les grands il y avait un hâvre raisonnable. Devant la ville du côté du Midi étaient des collines chargées de vignes et de maisons de plaisance et vers le Levant des jardins et des vergers qui s'arrosaient par le moyen de quelques puits. Les terres labourables aboutissaient à une montagne qui traverse de l'Orient au Couchant derrière laquelle il y a de grandes campagnes où errent les Arabes l'hiver parce qu'il y a de bons pâturages pour les troupeaux autour de quelques lacs qui s'y forment. Cette ville fut fort splendide lorsqu'elle était au pouvoir des Romains et fut prise avec Carthage par les successeurs de Mahomet qui la ruinèrent de fond en comble jusqu'à ce que le Mahdi la rétablit et bâtit le mur dont nous parlons et y établissant son trône la repeupla et la rendit considérable. Après sa mort, il y eut de grandes révolutions en Afrique et sur le déclin de l'empire des Califes de Kairouan quelques corsaires de Sicile se saisirent de cette place et lui donnèrent le nom d'Afrique. Les Chrétiens l'ont possédée ensuite jusqu'à ce qu'un Roi du Maroc de la lignée des Almohades la conquît. Elle a toujours été depuis au pouvoir des Mahométans sinon lorsqu'on la reprit sur Dragut. Le Comte Pedro Navarre l'avait attaquée auparavant mais les Maures la défendirent si courageusement qu'ils le firent retirer avec perte. Les habitants de cette ville étaient légers et inconstants et s'étaient révoltés plusieurs fois contre les Rois de Tunis et furent quelques temps en liberté si ce n'est lorsque Dragut s'en saisit comme nous allons dire."


Source : L'Afrique de Marmol, tome II, traduction de Nicolas Perrot d'Ablancourt, Paris, 1667, pp. 502-3.
____________________
[1] L'Afrique de Marmol, traduction de Nicolas Perrot d'Ablancourt, Paris, 1667
[2] Le cordon est, en architecture, une grosse moulure qui court autour d'une muraille ou d'un bâtiment
[3] Les dimensions de ce mur (40 pieds qui correspondent à 11, 12 m) semblent bien trop importantes pour être vraies pour l'époque, selon L. Golvin, car une telle épaisseur n'a été retrouvée nulle part ailleurs dans le monde musulman.
[4] Deux murailles sur l'isthme gardaient l'entrée à Mahdia. La muraille du côté de la ville de Mahdia (soit la muraille intérieure) possédait 4 tours carrées et deux tours octogonales (et non rondes, comme l'écrit Marmol) aux extrêmités. C'est sur cette deuxième muraille que se trouvail le monumental porche connu sous le nom de Skifa Kahla ("le vestibule sombre")
[5] Cette voûte obscure dont parle Marmol est le fameux monumental porche appelé Skifa Kahla qui gardait l'entrée à Mahdia. Concernant l'aspect massif des portes, l'historien andalou al-Bakri (m. en 1094) écrit : "la ville d'el-Mehdiya a deux portes de fer, dans lesquelles on n'a pas fait entrer le moindre morceau de bois, chaque porte pèse mille quintaux et a trente empans de hauteur ; chacun des clous dont elles sont garnies pèse six livres, sur ces portes on a représenté plusieurs animaux." Et Ibn Hawqal qui visita Mahdia en 947 écrit pour sa part : "Elle [Mahdia] a une belle muraille, solidement fortifiée, en pierre ; celle-ci est munie de deux portes, dont je n'ai vu l'équivalent ni rien de comparable en aucun point de la terre..."
[6] Les deux tours situées de chaque côté de l'entrée du port comportaient une chaîne que l'on pouvait fermer pour empêcher les navires ennemies d'y pénétrer.

mercredi 10 février 2010

Moncef Ghachem : promenade et pêche à Mahdia

Mahdia, place du Caire. Aquarelle de Jean Camille Louit, 2007


"Après la sieste venait la promenade jusqu'au centre de la ville. Le brouhaha des terrasses de cafés et les voix rugueuses des pêcheurs de sardines parlant en sicilo-tunisien... Leurs éclats de rire et les chats rôdant entre les couffins qui contenaient leur dîner de mer, généralement composé de poisson frit à la sauce tomate... L'enfant au visage de houri avec son plateau de jasmin passant parmi les tables chargées de verres de thé à la menthe et de limonade fraîche... Le clochard du port, ivre comme toujours, titubant sur les marches du café... La radio déversait à longueur de soirée la dernière chanson d'Oum Kalthoum pour le plus grand plaisir de quelques consommateurs solitaires, retirés à l'ombre des pins maritimes, en face du café... Les histoires abracadabrantes des jeunes oisifs sur le seuil du débit de tabac... Le paquet ouvert d'un air indifférent et les amandes impudiquement croquées... Puis le bruit des moteurs des sardiniers dans le port voisin, leur cohue colorée à son entrée, entre les phares, leur alignement graduel vers l'est où sont les myriades de bancs argentés et tous les trésors de la nuit marine...
Alors, il faisait bon aller manger un brik à l'oeuf chez le gargotier Sola, en face de l'unique salle de cinéma de la ville. Et voir, s'il me restait une pièce au fond de la poche, le western qui passait ce soir-là, L'homme qui tua Liberty Valence ou La chevauchée fantastique, pour, à la fin, quitter la salle obscure les poings serrés, prêt à régler son compte à quelque garnement de la vieille cité. Mais la nuit tenait les rues vides et les ruelles infréquentables à force de silence et d'obscurité. La plupart des enfants dormaient, les hommes étaient en haute mer, et les femmes veillaient tendrement sur le sommeil des uns et la bravoure des autres. Parfois, cependant, les chants d'une fête féminine coupaient à la nuit son habit de mutisme bleu. Et toujours, au-delà du cimetière, sur l'horizon tangant de la mer, les bracelets de lumières dorées, groupées ou éparpillées vers l'est et vers le sud, des lamparos, car de robustes gaillards ramaient...
Demain à l'aube, si mon père ne nous appelait pas pour charger la senne sur la barque, ou ramasser les faux éperlans ou prêtres aux environs de la rive, il faudrait se rendre au port avec Snéguel, pour acquérir une caisse de saurels ou de sardines et en amorcer les hameçons des palangres sous la voile dressée de notre César magnifiquement peinte en rouge et blanc.
Et ainsi, la pêche aux dentés dans les Rochers de l'Est, dans la Fosse de Salacta ou à la Pointe de Dimas tendait ses fils au rythme d'une vie laborieuse. qui quémendait à la mer quelques lots de ses peuplades, ou à ses jardins escarpés et à ses villes englouties, quelques dons fabuleux. Entre les mains habiles de mon père, un poisson des profondeurs se débattait. Dans la cale, un congre ou un ange de mer froufroutait. Un oiseau tournoyait, fendant l'air de son bec agité. Il suivrait de ses cris et de ses plongeons la trace de notre retour jusqu'à la crique du port enclavé. Snéguel chantonnait. Tout autour de sa nuque, des perles de sueur brillaient. A son habituelle rengaine, mon père souriait. Sous son coude, la barre du gouvernail était immobilisée.
Mets ta main là ou j'enferme mon secret.
C'est César qui y est ancrée,
pleine à ras bord de beaux dentés."
Moncef Ghachem, L'Epervier. Des nouvelles de Mahdia, L'Arganier

Moncef Ghachem : L'Epervier. Des nouvelles de Mahdia


Quatrième de couverture du livre L'Epervier de Moncef Ghachem, chez L'Arganier :
A la fois récits de vies, évocations poétiques et profession de foi poétique, ce recueil n'a au fond qu'un personnage central, le port de Mahdia, sur la côte tunisienne, car c'est de ses eaux généreuses que sont nés l'homme et le poète, son histoire et son inspiration.
Parcouru d'éclats de voix, de fulgurances et de douceurs, le livre est animé par une galerie de personnages qui touchent à l'universel. On y croise El-Bey le Père, pêcheur au grand coeur ; Si El-Hédi, l'instituteur éveilleur de conscience ; Jilani le Tigre, clochard et conteur mais aussi Jean-Paul Belmondo en légionnaire ; Yannis Ritsos, poète de la "grécité"... et tant d'autres que Ghachem, enfant et patriarche, a saisi dans le filet de sa prose.
Moncef Ghachem est né en 1946 à Mahdia. Fils et petit-fils de pêcheur, il devient journaliste littéraire pour de nombreuses revues, traducteur en arabe de poésie - Yannis Ritsos, René Char, Henri Michaux, Eugène Guillevic, Lorand Gaspar ou Michel Butor -, et surtout poète lui-même. Un poète dont l'oeuvre a été récompensé à de nombreuses reprises : prix Mirabilia 1991 de la poésie francophone, "Découverte" du prix Albert Camus 1994 (pour L'Epervier justement), mention spéciale du Grand Prix Léopold Sédar Senghor 2006,...

samedi 6 février 2010

La fondation de Mahdia

Vue satellite de Mahdia. C'est sur la presqu'île que furent bâtis, sous les ordres d'al-Mahdi, le palais du Calife, les bâtiments administratifs, la grande mosquée, le port et l'arsenal. La péninsule était ceinturée par une puissante muraille et un monumental porche (Skifa Kahla) situé sur l'isthme gardait l'entrée à la ville palatiale.


La fondation de Mahdia :

La ville de Mahdia, dans l'actuelle Tunisie, tient son nom de son fondateur Ubayd Allah al-Mahdi (encore appelé Muhammad al-Mahdi) qui après avoir choisi son site et ordonné sa construction, s'y installa en 921.
Si tous les auteurs arabes s'accordent pour attribuer la paternité de la fondation de Mahdia à Ubayd Allah, en revanche, ils divergent de quelques années concernant la date de début et de fin des travaux. Néanmoins, la plupart tombent d'accord pour avancer la date de 915-16 pour le commencement des travaux et de 918 pour celui de l'achèvement.

Les chroniqueurs nous apprennent également qu'al-Mahdi chercha longuement un emplacement idéal pour sa nouvelle capitale avant d'arrêter finalement son choix sur la presqu'île de Jummi (ou Jumma). L'historien tunisois Abd Allah al-Tijani qui vécut à Mahdia au début du XIVe siècle, écrit :
"Ubayd Allah al-Mahdi sortit (de Raqqada) en l'an 912, il se dirigea vers la ville de Tunis et il visita Carthage, puis il passa dans d'autres villes du Sahel cherchant un endroit de la côte où il pourrait fonder une ville et où il pourrait se retrancher lui et ses descendants...Il ne trouva pas d'endroit meilleur que celui où devait se trouver Mahdia et il traça alors les plans de son palais..." [1]

Le grand historien Ibn Khaldoun nous rapporte un récit plus détaillé de la construction de Mahdia et les raisons qui poussèrent le souverain à l'édifier :
"La perspective du danger auquel l'empire serait opposé dans le cas où les Kharidjites (de l'Ifiqiya) prendraient les armes, décida le Mahdi à fonder sur le bord de la mer une ville qui pût servir d'asile aux membres de sa famille. L'on rapporte, à ce sujet, qu'il prononça les paroles suivantes : je bâtirai cette ville pour que les Fâtimides puissent s'y réfugier pendant une courte durée de temps. Il me semble les y voir, ainsi que l'endroit en dehors des murailles où l'homme à l'âne viendra s'arrêter. Il se rendit lui-même sur la côte afin de choisir un emplacement pour sa nouvelle capitale, et, après avoir visité Tunis et Carthage, il vint à une péninsule ayant la forme d'une main avec le poignet ; ce fut là qu'il fonda la ville qui devait être le siège du gouvernement. Une forte muraille garnie de portes de fer, l'entourait de tous les côtés. On commença les travaux vers la fin de l'an 303 (juin 916). Il fit tailler dans la colline un arsenal qui pouvait contenir cent galères ; des citernes et des silos y furent creusés par son ordre, des maisons et des palais s'y élevèrent et tout ce travail fut achevé en l'an 918-19. Après avoir mené à terme cette entreprise, il s'écria : "je suis maintenant tranquille sur le sort des Fâtimides !" [2]

Ce texte d'Ibn Khaldoun appelle plusieurs remarques :
- il récapitule l'essentiel des informations que l'on trouve chez la plupart des auteurs arabes, à savoir : la recherche du site, la volonté de construire une capitale par mesure de sécurité, la prémonition du Mahdi concernant l'homme à l'âne et enfin l'élévation de puissantes murailles autour de la ville ;
- Ibn Khaldoun évoque la perspective du danger kharidjite comme motif de construction de Mahdia ; cette révolte kharidjite menée par le charismatique boîteux Abu Yazid, surnommé "l'homme à l'âne", fut à deux doigts d'emporter la dynastie fâtimide sous le règne d'al-Qa'im (r. 934-946), le successeur du Mahdi ; les troupes kharidjites parvinrent alors aux pieds de la muraille de Mahdia qui subit un siège long de plusieurs mois jusqu'à ce qu'une sortie audacieuse des assiégés ne mette en déroute les insurgés ;
- la curieuse histoire concernant la prémonition qu'aurait eue le Mahdi de la révolte de l'homme à l'âne ; cette légende nous la trouvons mentionnée également chez d'autres auteurs mais sa naissance demeure un mystère ;
- Notons enfin la comparaison du site de Mahdia avec la forme d'une main et son poignet ; le géographe al-Muqaddasi soulignait quant à lui qu'on ne pouvait pénétrer dans la ville que par un chemin étroit "comme une lanière de chaussure".

Contexte historique et raisons de la fondation de Mahdia :

Les Fâtimides accédèrent au pouvoir en Ifriqiya, en 909, en s'emparant de Raqqada, la capitale de la dynastie régnante des Aghlabides, située près de Kairouan.
Cette accession au pouvoir provoqua dans le monde musulman une véritable onde de choc et bouleversa l'échiquier politique dans le Maghreb. Avec les Fâtimides, les chiites parvenaient pour la première fois au pouvoir dans le monde arabe, et un Califat rival de celui des Abbassides installé à Bagdad, était proclamé à Raqqada. Autre fait marquant, pour la première fois depuis la conquête arabe, les berbères relevaient la tête et prenaient le dessus sur les arabes dans le Maghreb. C'est, en effet, à la tête d'une armée composée de berbères de la tribu des Kutama, convertie à l'Ismaélisme, que le da'i Abu Abdallah al-Shi'i conquit Raqqada et mit en déroute les troupes aghlabides.
La prise de pouvoir fut, comme l'on pouvait s'y attendre, suivie d'une grande instabilité politique. Des révoltes éclatèrent un peu partout en Ifriqiya. Dans les grandes villes, peuplées essentiellement d'arabes sunnites, des massacres de chiites et de berbères furent perpétrés, comme à Kairouan en 912-13. Dans les montagnes de l'Aurès, pourtant peuplées de berbères, des insurrections se produisirent là-aussi. La prééminence des Kutama exacerbait et envenimait les rivalités et les jalousies déjà anciennes entre les tribus. Mais le plus grand danger pour le Mahdi lui vint de son propre camp. Le da'i Abu Abdallah al-Shi'i, aiguilloné par son frère, avait rejeté son allégeance envers son ancien maître et réclamait à présent le pouvoir pour lui-même. Les deux frères fomentèrent une conjuration visant à renverser le nouveau souverain. Ubayd Allah réagit énergiquement et se révéla à la hauteur de sa nouvelle fonction de calife. Il envoya ses fidèles Kutama rétablir l'ordre dans les foyers d'insurrection et rassura les populations des villes en garantissant la tolérance religieuse à toutes les communautés confessionnelles. La conspiration du da'i échoua et l'on retrouva les deux frères assassinés dans des circonstances mystérieuses.
Nous pouvons vraisemblablement admettre que ce climat d'insécurité ait poussé Ubayd Allah à fonder une nouvelle capitale, située loin des montagnes de l'Aurès et des anciens centres du pouvoir. Le choix du site pour Mahdia constitue un véritable coup de génie du souverain fâtimide, comme nous le confirme l'archéologue et géographe, E. F. Gautier qui nous décrit les atouts exceptionnels de sa situation :
" Ce golfe des Syrtes y est unique : une mer semée d'îles, sans profondeur, sur un socle continental qui s'étend loin, vivifiée par une marée sensible. Le Maugrebin, partout ailleurs terrien indécrottable, devient ici un marin. Il y a là un liseré de population amphibie qui vit largement de ses olivettes et de sa pêche... Dans ce pays unique, le site de Mahdia l'est aussi. Sur cette côte des Syrtes, très empâtée, on trouverait difficilement un autre promontoire péninsulaire comme celui de Mahdia, aussi long et mince, et rattaché à la terre par un "poignet" aussi fin. Pour y placer la capitale d'un empire, il faut évidemment tenir la mer. Mais les Arbélites, maîtres de la Sicile, avaient nécessairement laissé une flotte à leurs successeurs. Ce point réglé, le choix de Mahdia était très intelligent. Mettez derrière de solides remparts, de tenaces fantassins kabyles. Nul ne pourra empêcher la population amphibie de la côte de vaquer au ravitaillement. Et pas de populace de grande ville à nourrir et à tenir en respect. C'est imprenable, un autre Ikdjan [3], mais bien mieux adapté aux nécessités et aux responsabilités nouvelles". [4]

Mahdia fut ceinturée par une puissante muraille qui courait le long de tout le rivage de la péninsule. La muraille était renforcée à intervalle régulier par des tours fortifiées. Un monumental porche (la Skifa Kahla), situé à l'entrée de la presqu'île et comportant des portes massives en fer, gardait l'entrée de Mahdia. La ville palatiale était ainsi défendue de tout péril venant de la terre comme de la mer. Plusieurs sources nous rapportent le soulagement du Mahdia en voyant sa capitale terminée : "Je suis maintenant tranquille sur le sort des Fâtimides" ou encore : "Maintenant, je suis tranquille sur le sort des filles fâtimides." [5]
Ajoutons également que le choix du site de Mahdia, en bordure du littoral, avait également pour but, outre les raisons de sécurité que nous avons évoquées, de permettre à Ubayd Allah de réaliser son grand dessin de conquête de l'Orient, avec dans un premier temps la prise de l'Egypte et à terme celle de Bagdad elle-même. L'ancien port punique qui existait sur le site fut creusé et considérablement agrandi. Ibn Khaldoun nous dit qu'il pouvait recevoir jusqu'à cent galères. Grâce à ce port, Mahdia devint, au niveau des échanges commerciaux, le port le plus actif du Maghreb. Un arsenal fut construit dans la colline située près du port. Les Fâtimides purent ainsi s'équiper d'une flotte militaire puissante. Elle assura à la dynastie la suprématie en Méditerranée pendant un demi-siècle. Le poète Ibn Hânî nous a laissé dans son recueil de poésie une description particulièrement vivante et enthousiaste de la flotte fâtimide.

________________________________
[1] [2] [5] Lucien Golvin, Mahdya à la période Fatimide, in Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N° 27, 1979, pp. 75-98
[3] Ikdjan était le fief des berbères Kutama et c'est en ce lieu que le da'i Abu Abd Allah al-Shi'i avait élu résidence et en avait fait le centre de la prédication ismaélienne (dâr al-hijra).
[4] Farhad Dachraoui, Le califat fatimide au Maghreb, Tunis, 1981, p. 386. (Cette thèse du savant tunisien Farhad Dachraoui, présentée en 1970 à la Sorbonne, est la référence essentielle et incontournable pour qui s'intéresse à la période fatimide au Maghreb).



mercredi 3 février 2010

Le manque, c'est la présence

Teatro Giuditta Pasta,
Città di Sarono,
Compagnia Teatro del Popolo


Alors voilà, ce matin, en faisant le tour de mes blogs préférés, j'ai lu ce texte qui m'a particulièrement ému sur Vita Nova, un blog qui m'est infiniment cher. Je reproduis le billet tel quel ici :

"Je parle avec Rafaniello, aujourd'hui nous avons le temps, je lui demande si son pays ne lui manque pas. Son pays n'existe plus, il n'y est resté ni vivants ni morts, on les a fait disparaître tous ensemble : "Je ne sens pas le manque, dit-il, mais la présence. Dans mes pensées ou quand je chante, quand je répare un soulier, je sens la présence de mon pays. Il vient souvent me trouver, maintenant qu'il n'a plus une place à lui. Dans le cri du marchand d'eau qui monte avec son charreton à Montedidio pour vendre de l'eau sulfureuse dans des pots de terre cuite, de sa voix aussi me parviennent quelques syllabes de mon pays." Il se tait un moment, ses petits clous dans la bouche et la tête penchée sur une semelle. Il voit que je suis resté à côté et il continue : "Quand tu es pris de nostalgie, ce n'est pas un manque, c'est une présence, c'est une visite, des personnes, des pays arrivent de loin et te tiennent un peu compagnie." Alors don Rafaniè, les fois où il me vient la pensée d'un manque, je dois l'appeler présence ? "C'est ça, et à chaque manque, tu souhaites la bienvenue, tu lui fais bon accueil." Alors quand vous vous serez envolé, je ne dois pas sentir votre manque, moi ? "Non, dit-il, quand il t'arrive de penser à moi, moi je suis présent." J'écris sur le rouleau les paroles de Rafaniello qui ont mis le manque sens dessus dessous et il est mieux comme ça maintenant. Lui, avec les pensées, il fait comme avec les chaussures, il les retourne sur sa caisse et les répare."
Erri de Luca, Montedidio.

(Sandrine Alexie, blogueuse de Vita Nova, est bibliothécaire, écrivaine, traductrice (kurde-français), interprète et, de surcroît, dotée d'une érudition phénoménale)

mardi 2 février 2010

Emile Dermenghem : "Le plus humain des arbres"


"Les pieds dans l'eau la tête dans le soleil."
Le palmier est traité comme un être humain. N'a-t-il pas un sexe ? N'a-t-il pas une tête qu'on ne peut couper sans qu'il meure ? des membres qui ne repoussent pas ? On l'aime de si bien répondre à ce qu'on fait pour lui. Non seulement il nourrit ceux qui le soignent, mais il rend le bien pour le mal : jetez-lui une pierre, il vous envoie des dattes. On le préserve, en certains cas, du mauvais oeil, en suspendant à son tronc un crâne de chameau, un tibia de mulet, une vieille marmite trouée. Celui qui s'obstine à mal produire est menacé symboliquement : on fait semblant de se préparer à le couper.
On ne se décide à abattre un palmier que s'il est vraiment malade, ou cassé par le vent. Le palmier participe à l'amour des hommes et à la louange de Dieu. Le murmure du vent dans ses palmes est une glorification du Maître des mondes. Certains sont sacrés, marabouts, ornés de chiffons votifs, encensés. Quand on abat un palmier mâle, on place sur les femelles voisines, ses épouses, quelques-unes de ses feuilles pour aténuer leur chagrin. Ces amoureux sont ombrageux : pour aténuer les crises de jalousie - sans doute aussi pour des raisons plus techniques -, on prend soin d'espacer les plants de cinq à dix mètres.
La plantation se fait en général par des rejets,
hachana, qui sont comme des enfants semblables à leur mère, la nakhla. A sept ou huit ans, l'arbre est adolescent, en pleine vigueur, mais peu élevé : on le dit alors djebara. On prétend qu'un palmier peut vivre cinq cents ou mille ans. En fait, il ne dépasse pas deux cents.
Un mâle peut féconder cent femelles. C'est naturellement cette opération de la fécondation qui est l'objet, non seulement des soins les plus attentifs, mais des rites les plus minutieux ou poétiques. Les fleurs sexuées d'un arbre dioïque se trouvant sur des pieds séparés, une culture efficace ne laisse pas aux hasards naturels, vent ou insectes, le soin de rapprocher pollen et pistil.
On coupe les fleurs mâles du
dokor, au fur et à mesure de leur maturation, mais avant que leurs spathes s'entrouvrent complètement et ne laissent échapper le pollen, ghabra, "poussière". Mettant quelques brindilles munies de fleurs dans l'ouverture de sa gandoura ou dans une sacoche suspendue à son cou, le fécondateur monte sur l'arbre femelle, la nakhla, s'installe sur les palmes, jerîd, aux dangereux piquants, introduit une brindille de fleur mâle dans chaque thyrse avec une foliole. L'opération peut se faire au sol quand il s'agit d'une jeune djebara [...].
Les palmiers, assure-t-on, peuvent être malades d'amour. Un homme avait remarqué dans son jardin un arbre qui perdait ses fleurs, sans raison apparente. Un vieux jardinier consulté vit du premier regard que la
nakhla se mourait d'amour pour le dokor qui lui faisait face. Il réunit alors les stipes des deux arbres par une forte ligature, de façon que leurs palmes puissent s'entrelacer. Le palmier revint à la vie, ses fleurs ne coulèrent plus et les récoltes qu'il donna furent splendides. Quelques années plus tard, le propriétaire du jardin coupa le lien qui réunissait les deux arbres. Le palmier amoureux se remit à perdre ses fleurs et à souffrir de consomption. Il fallut le rapprocher à nouveau de son époux pour le guérir.

Emile Dermenghem, Le plus humain des arbres, in Le livre des déserts, Robert Laffont

lundi 1 février 2010

Clandestino


"Le salaire de la peur

Le poète lucide
entre deux pinards
ne sait que trop bien
que sa mi-clope grillée
interdite de comptoir
avec un clandestin
qui grille
sur le trottoir
l'autre moitié,
pas la meilleure,
pas celle avec qui
on a cessé de coucher afin de migrer,
mais celle de la peur,
que la xénophobie et
l'égoïsme du nord,
tout comme les lois et
les polices
qui le protègent
payées par la peur,
pour la peur, l'autre peur,
celle de l'autre,
poursuivent
Mon frère, grandi
du salaire de la peur.

Le mal étend ses abcès
purulents
plus souvent qu'à son tour
à la source :
despotisme, interdits,
superstition, ignorance,
corruption, opportunisme,
lâcheté, fatuité, machisme,
jalousie, inconscience, fraude,
vol, arnaque, rackets, exploitation
et j'en passe. Humain, très humain
pousse, enfle, prospère,
inavoué au nord,
luxuriant, soutenu, encouragé au sud
Mare Nostrum, notre mer,
notre marâtre aux abîmes,
où s'abime - concert discordant -
tout espoir de rejeter
la tyrannie commune,
la peur quotidienne,
la censure coutumière,
les interdits ataviques
prétendus religieux,
l'oppression légale, omniprésente,
aveuglement, cécité, déni de justice, misère, chômage,
oisiveté forcée des forçats du farniente
au désert de perspectives et d'espoir.
Assez !"

Poème de Giulio-Enrico Pisani, in Nous sommes tous des migrants, Schortgen, 2009

Inespoir


Je ne crois pas en un jour d'épaules nues
Je ne crois pas en des lendemains qui chantent
Je ne crois pas au temps des cerises
Mais je chante pour des lendemains
D'épaules nues
Sous des cerisiers en fleurs

Poème de Jalel El Gharbi, in Nous sommes tous des migrants, Schortgen, 2009