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dimanche 31 janvier 2010

Pierre Loti à al-Azhar (2)

Etudiants à la mosquée d'al-Azhar, 1880

"Un centre d'Islam" (2)

"C'est un sacrilège que de prohiber la science.
Demander la science, c'est faire acte d'adoration envers Dieu ;
l'enseigner, c'est faire acte de charité.
"La science est la vie de l'Islam, la colonne de la foi."
(Versets de Hadices)

La leçon du matin est finie, nous pouvons, sans déranger personne, visiter la mosquée.
Quand nous revenons dans la grande cour aux murs crénelés de dentelles, c'est l'heure om s'y déverse le flot des jeunes hommes en robe et turban qui sortent de la pénombre du sanctuaire. Après être restés depuis le lever du jour accroupis sur des nattes pour étudier ou prier, au bourdonnement confus de leurs milliers de voix, ils vont se répandre un instant dans les proches quartiers arabes, en attendant que commencent les leçons du soir. Par groupes, quelquefois se donnant la main comme des enfants, ils marchent pour la plupart la tête haute et levant les yeux, bien qu'un peu éblouis sous ce soleil qui les saisit dehors et les cribles de rayons. Innombrables, ils nous montrent en passant des visages très divers ; c'est qu'ils viennent des quatre vents du monde, les uns de Bagdad, les autres de Bassorah, de Mossoul ou bien du fond du Hedjaz ; ceux du Nord ont des prunelles claires et pâles, et, parmi ceux du Maghreb, du Maroc et du Sahara, plusieurs ont le teint presque noir. Mais leur expression à tous se ressemble : quelque chose d'extatique et de lointain, le même détachement, l'obstination dans le même rêve. En l'air, où se portent leurs yeux levés, c'est - toujours dans ce cadre des créneaux d'al-Azhar - le ciel presque blanchi par excès de lumière, avec l'élancement des grands minarets rougeâtres, que l'on dirait empourprés par quelque reflet d'incendie. Et, en regardant passer là cette masse de jeunes prêtres ou de jeunes légistes, à la fois si différents et si semblables, on comprend mieux qu'ailleurs combien l'Islam, le plus vieil Islam, garde encore de cohésion et de puissance.
La mosquée où ils font leurs études est maintenant presque vide. Nous y touvons, en même temps qu'un reposant demi-jour, du silence et des musiques inattendues de petits oiseaux ; c'est la saison des couvées et, dans les plafonds de bois ciselé, il y a quantité de nids, que personne ne dérange.
Un monde, cette mosquée, où des milliers d'hommes peuvent trouver place à l'aise. Environ cent cinquante colonnes de marbre, provenant de temples antiques, soutiennent les séries d'arceaux des sept nefs parallèles. La lumière ne pénètre que par l'arcade ouverte sur la cour, et, il fait si sombre dans les nefs du fond, comment donc les fidèles y voient-ils pour lire, quand le soleil d'Egypte par hasard se voile ?
Quelques étudiants sont là encore, restés pendant l'heure du repos, une vingtaine, perdus au milieu de cette vaste solitude, et s'occupant à faire la propreté par terre avec de longues palmes en guise de balai : les étudiants pauvres, ceux-ci, qui n'ont à manger que du pain sec et s'étendent la nuit pour dormir sur la même natte où ils s'étaient tenus assis à travailler toute la journée.
Le séjour de cette université est gratuit pour tous les élèves ; les frais de leur nourriture et de leur entretien, assurés par des donations pieuses. Mais, comme ces legs demeurent séparés par nation, il y a inégalité dans les traitements ; les jeunes hommes de telle contrée sont presque riche, possèdent une chambre et un bon lit ; ceux d'un pays voisin couchent par terre, ont juste de quoi ne pas mourir. Mais aucun d'eux ne se plaint, et ils savent s'entraider.
Près de nous, un des étudiants pauvres mange sans fausse honte son pain sec de mide, accueillant avec un sourire les moineaux et autres petits voleurs ailés qui descendent des beaux plafonds de cèdre pour lui disputer les miettes de son repas.
Plus loin, dans les nefs du fond peu éclairé, un autre qui dédaigne manger, ou qui n'a plus de pain, se rassied sur sa natte, une fois terminé son petit service de balayage, et rouvre son Coran pour s'exercer seul à le lire selon d'intonation consacrée. Sa voix facile et chaude, qu'il modère par descrétion, est d'un charme irrésistible dans la sonorité de cette mosquée immense, où l'on entendait plus à cette heure que le gazouillis à peine saisissable des couvées, là-haut parmi les poutres aux dorures éteintes. Tous ceux à qui les sanctuaires de l'Islam ont été familiers savent comme moi qu'il n'est pas de livre plus délicieusement rythmé que celui du Prophète ; même si le sens des versets vous échappe, la lecture chantante, qui se fait pendant les offices, agit sur vous par la seule magie des sons, à la manière de ces oratorios qui, dans les églises du Christ, amènent les larmes. La déclamation tristement berceuse de ce jeune prêtre au visage d'illuminé, aux vêtements de décente misère, à beau être contenue, il semble que peu à peu elle emplisse les sept nefs désertes d'al-Azhar. On s'arrête malgré soi et on se tait pour l'écouter, au milieu du silence de midi. Et - dans ce lieu si vénérable, om le délabrement, l'usure des siècles s'indiquent partout, même aux colonnes de marbre rongées par le frottement des mains - cette voix d'or qui s'élève solitaire, on dirait qu'elle entonne le lamento suprême sur l'agonie du vieil Islam et sur la fin des temps, l'élégie sur l'universelle mort de la foi dans le coeur des hommes...

"La science est une religion,
la prière en est une autre.
L'étude est préférable à l'adoration.
"Allez demander partout l'instruction,
même, s'il le fallait, jusqu'en Chine."
(Versets des Hadices.)

Chez nous autres, Européens, on considère comme vérité acquise que l'Islam n'est qu'une religion d'obscurantisme, amenant la stagnation des peuples et les entravant dans cette course à l'inconnu que nous nommons "le progrès". Cela dénote d'abord l'ignorance absolue de l'enseignement du Prophète, et de plus un stupéfiant oubli des témoignages de l'histoire. L'Islam des premiers siècles évoluait et progressait avec les races, et on sait quel rapide essort il a donné aux hommes sous le règne des khalifes ; lui imputer la décadence actuelle du monde musulman est par trop puéril. Non, les peuples tour à tour s'endorment, par lassitude peut-être, après avoir jeté leur grand éclat : c'est une loi. Et puis un jour quelque danger vient secouer leur torpeur, et ils se réveillent.
Cette immobilité des pays du Croissant m'était chère. Si le but est de passer dans la vie avec un minimum de souffrance, en dédaignant l'agitation vaine, et de mourir anesthésié par de radieux espoirs, les Orientaux étaient les seuls sages. Mais leur rêve n'est plus possible, maintenant que des nations de proie les guettent de tous côtés. Donc, hélas ! il faut se réveiller.
Il faut se réveiller, et cela commence. Alors, en Egypte,où l'on sent la nécessité de changer tant de choses, on songe à réformer aussi la vieille université d'al-Azhar, l'un des grands centres de l'Islam ; on y songe avec crainte, sachant le danger de porter la main sur des institutions millénaires ; la réforme, cependant, est en principe décidée. Des connaissances nouvelles, venues d'Occident, vont pénétrer dans ce tabernacle des Fâtimides ; le Prophète n'a t-il pas dit : "Allez partout demander l'instruction, au besoin jusqu'en Chine ? " Qu'en adviendra-t-il ? Qui saurait le présager ?... Mais ceci, en tout cas, est certain : aux heures éblouissantes de midi, ou aux heures dorées du soir, quand le flot des étudiants ainsi modernisés se répandra dans la grande cour que tant de minarets surveillent, on ne verra plus dans tous ces regards la mystique flamme d'aujourd'hui ; et ce ne sera plus l'inébranlable foi, ni la haute et sereine insouciance, ni la paix si profonde qu'ils iront porter, ces messagers, à tous les bouts de la terre musulmane...

Pierre Loti, Un centre d'Islam, in La mort de Philae, France Loisirs, 1990

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