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jeudi 7 janvier 2010

Souâd Ayada : Les principes philosophiques de l'esthétique fatimide

Panneau en bois aux protomés de chevaux dans un entrelac de végétaux, Egypte, XIe siècle, Le Caire

Extrait de Islam des théophanies. Structures métaphysiques et formes esthétiques, Souâd Ayada, Université de Poitiers, 2009 :

"Les principes philosophiques de l'esthétique fatimide
Si l'Egypte fatimide constitue bien un âge d'or pour les arts décoratifs de l'islam, ce n'est pas l'effet du hasard, ou d'un jugement de goût. Si elle retient l'attention des amateurs et historiens de l'art musulman, c'est parce qu'elle est le lieu d'expression esthétique d'un système de pensée, d'une métaphysique et d'une ontologie sans équivalent en terre d'islam. Henry Corbin nous a rendu accessible, par l'édition de ses textes fondamentaux, la pensée ismaélienne, si importante pour qui veut comprendre les débats théoriques internes à l'islam, ceux qui concernent notamment la question de l'autorité et le nouage théologico-politique. Il nous permet de déchiffrer, dans les écrits des doctrinaires de l'ismaélisme, tels al-Sijistânî ou al-Kirmânî, le fondement théorique de l'esthétique fatimide.
La philosophie ismaélienne marque une étape cruciale dans ce qu'il est convenu d'appeler le
néoplatonisme islamique. Un court traité de Sijistânî, le Kashf al-Mahjûb [Le dévoilement des choses cachées][1], nous donne un aperçu synthétique de l'ontologie des ismaéliens. Cette ontologie déploie en toute rigueur la triade néoplatonicienne de l'Un au-delà de l'être, de l'Âme et de la Nature. Elle obéit à un modèle de pensée émanatiste, qui situe les trois ordres de réalités dans un rapport de hierarchie. Elle sollicite aussi le modèle du miroir. Les réalités naturelles appartiennent bien au niveau inférieur du flux de l'être. Elles se situent au terme de la procession qui a commencé avec l'Un et qui s'achève aux confins du multiple pur qu'est la matière. Pourtant, elles reçoivent "l'assistance de l'Âme" et, à travers cette assistance, celle de l'Un. L'émanatisme néoplatonicien, par le jeu d'"assistance" et de miroir qu'il instaure entre les différents degrés de l'être, confère à la Nature, à l'ensemble des objets sensibles, une positivité. C'est que le sensible est le miroir de l'intelligible, son lieu d'apparition, le réceptacle de son émanation. Le sensible est l'épiphanie de l'invisible. L'ordre de la Nature correspond à ce que Sijistânî appelle "la troisième création". Il est le reflet de "la deuxième création", laquelle est le reflet de "la création primordiale". Ce schème de pensée fait une place de choix à toutes les activités humaines qui reconnaissent la théophanie et l'actualisent. L'art appartient au premier chef aux pratiques théophaniques. Les créations de l'art donnent à voir la beauté naturelle, celle qui se trouve dans les formes sensibles. Mais cette beauté naturelle leur vient des "colorations spirituelles". Elle est le miroir de la beauté spirituelle, "un vestige de l'Âme". Sijistânî situe au plus haut, dans l'ordre des pratiques spirituelles, celles qui sont consacrées à l'embellisement des demeures, des visages, des animaux, des minéraux et des végétaux, autrement dit l'ensemble des activités humaines qui célèbrent le monde sensible. Il vante le travail de l'artiste, le tisseur de brocart par exemple qui, sur la soie, "fait apparaître des figurations multiples" qui sont autant de particules de la beauté émanée du monde intelligible.
L'architecture fatimide, telle que nous la voyons à l'oeuvre dans les palais et les demeures califales, laisse à l'artiste une marge de manoeuvre qui favorise la liberté créatrice et qui le rend indifférent aux prescriptions véhiculées par les normes légales et exotériques. Lorsqu'une âme devient experte dans l'art, "
elle peut imiter la beauté de ceci et les couleurs de cela, de sorte que si elle le désire, elle reproduira la forme de toutes les choses qu'elle voudra : la forme des animaux, la forme du siège et celle de la maison, la forme de l'homme." L'art des Fatimides, tributaire d'une doctrine religieuse essentiellement centrée sur l'Imâm, sur la figure de l'homme de Dieu reconnaît les formes les plus achevées de la subjectivité esthétiques. Nous retrouvons ici la profonde solidarité qui unit la thématique de l'Homme Parfait et celle du théophanisme intégral, que le système d'Ibn Arabî nous a permis de comprendre, dans l'une de ses formes philosophiques les plus achevées. C'est à l'aune de cette situation philosophique, qui croise la reconnaissance de la subjectivité esthétique avec l'idée de théophanie en l'Homme Parfait, qu'il faut envisagiser les objets les plus typiques de l'esprit fatimide : les petits mihrab portatifs, qui accompagnent le fidèle ismaélien en chacun des gestes de sa vie. Avec ces mihrab "de poche", la dimension ésotérique del'espace islamique déploie toute sa signification. L'espace y apparaît tel qu'il est en sa nature profonde : la manifestation singulière de l'âme fidèle."
Source : Souâd Ayada, L'Islam des théophanies. Structures métaphysiques et formes esthétiques, Université de Poitiers, 2009, pp. 410-412

[1] Abu Ya'qub al-Sejestanî, Le dévoilement des choses cachées, Verdier

Fragment de tapisserie, lin et soie, Egypte, XIe siècle, Le Caire

2 commentaires:

giulio a dit…

Fabuleux... et passionnant... historiquement ! La théophanie n’est pas vraiment mon truc, mais chez toi, la religion devient art, musique, poésie, beauté, alors, si c’est de l’opium, tant mieux en ce qu’elle peut contribuer à adoucir les mœurs… au lieu de les déformer, borner, figer dans le refus de l’altérité, comme elle le fait trop souvent.

Pier Paolo a dit…

:-))))