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vendredi 22 janvier 2010

Elias Canetti : Les voix de Marrakech (2)


La salive du marabout

Au cours d'une de ses flaneries dans les rues de Marrakech, Elias Canetti tombe sur un mendiant aveugle occupé à mastiquer longuement et consciencieusement. Ce personnage pique la curiosité de notre écrivain qui s'absorbe dans l'observation de son étrange manège :
"Lorsqu'il eut terminé, il se lécha les lèvres à plusieurs reprises, tendit un peu plus en avant sa main droite aux doigts raidis et, d'une voix enrouée, il prononça son appel à la charité. Je m'avançai vers lui avec une certaine timidité et je lui mis une pièce de vingt francs dans la main. Les doigts restèrent tendus. Il ne pouvait réellement les replier. Lentement, il leva la main jusqu'à sa bouche. Il pressa la pièce sur ses lèvres épaisses et la fit disparaître dans sa bouche. A peine y fut-elle, qu'il recommança de mastiquer. Il faisait passer la pièce d'une joue à l'autre ; il me semblait que je pouvais en suivre les mouvements. Par moments, elle était à gauche, à d'autres elle passait à droite et il continuait de mâcher aussi consciencieusement qu'auparavant.
J'étais à la fois étonné et rempli de doute. Je me demandais si je ne me trompais pas. Peut-être la pièce avait-elle disparu entre-temps quelque part ailleurs et ne l'avais-je pas remarqué. J'attendis de nouveau. Après qu'il eut mâché avec le même plaisir et qu'il en eut terminé, la pièce réapparut entre ses lèvres. Il la cracha dans sa main gauche qu'il avait levé. Un fort jet de salive l'accompagna. Puis il fit disparaître la pièce dans une "choukara" pendue à son côté gauche. [...]
Je ne m'aperçus pas que l'on me regardait moi aussi et je devais, certes, offrir un spectacle risible. Peut-être, qui sait, avais-je la bouche grande ouverte d'étonnement ? Car, soudain, un homme sortit de derrière son étal d'oranges, fit quelques pas vers moi et me dit d'une voix rassurante :
" C'est un marabout."
Je savais que les marabouts sont des saints hommes auxquels on attribue des pouvoirs spéciaux. Ces paroles me libérèrent de mon appréhension et je sentis aussitôt mon dégoût diminuer.
"Mais pourquoi met-il les pièces dans sa bouche ? demandai-je timidement.
- Il le fait toujours", me dit l'homme comme si c'eût été la chose la plus habituelle. Il s'éloigna de moi et alla se planter derrière ses oranges. Je m'aperçus alors, pour la première fois, que derrière chaque étalage deux ou trois paires d'yeux étaient braqués sur moi. La créature étonnante c'était moi, ce que j'avais mis bien longtemps à comprendre.
Je sentis que ce renseignement était une façon de me congédier et je ne restai pas plus longtemps. Le marabout, me dis-je, est un saint homme et tout, de ce saint homme, est saint, même sa salive. En mettant les pièces des donateurs en contact avec sa salive, il leur exprime une bénédiction spéciale et il augmente ainsi les mérites qu'ils s'acquièrent dans le ciel en faisant l'aumône. Il était, pour son compte, assuré du paradis et il avait lui-même quelque chose à donner qui était beaucoup plus nécessaire aux hommes que leurs pièces ne l'étaient pour lui."

1 commentaire:

Anonyme a dit…

"Les voix de Marrakech" quel livre merveilleux. Flâner dans Marrakech en ayant des extraits de ces pages en tête est un pur plaisir. KARAVANPAPOU