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jeudi 7 janvier 2010

Souâd Ayada : Les caractéristiques de l'art fatimide

La mosquée-madrasa al-Azhar construite par les Fatimides au Caire en 971

Dans le cadre de sa thèse en philosophie intitulée L'islam des théophanies. Structures métaphysiques et formes esthétiques, Souâd Ayada a mené une réflexion sur la notion de théophanies en Islam, notamment à travers l'oeuvre d'Ibn Arabî. L'auteur se propose pour but de montrer comment les conceptions doctrinales des différentes dynasties régnantes ont impacté sur l'apparition et l'évolution de formes artistiques spécifiques. On peut identifier deux grands ensembles philosophiques en Islam. Ils se différencient l'un de l'autre par des prises de position différentes quant à leur perception de la transcendance de Dieu. Le premier perçoit la transcendance de Dieu comme absolue et relègue la Divinité dans l'inconnaissable et l'inaccessibilité. Le deuxième, tout en affirmant la transcendance de Dieu, fait une distinction au niveau de la Déité entre l'Essence (dhât) et les Attributs (Sifât). Par l'intermédiaire de ces Attributs, la Divinité rend sa connaissance accessible aux humains et entre en relation avec eux. D'où la prédilection des soufis pour l'emploi du terme coranique "Rabb" (Seigneur) pour désigner Dieu ; ce terme Rabb étant toujours utilisé en relation avec quelque chose ou quelqu'un (Seigneur des mondes, Seigneur des hommes...). Dans le cadre de ses recherches, Souâd Ayada s'est penchée sur l'art des Fatimides (règne de 909 à 1171) et a formulé une interprétation intéressante quant à la signification de cet art considéré à la lumière de la pensée ismaélienne. Afin de mettre en évidence ce qui fait l'originalité de l'art fatimide, Souâd Ayada le confronte à l'art des Almohades (règne de 1147-1269). En effet, si l'architecture fatimide se caractérise par une ornementation riche et variée, celui des Almohades est marqué par l'austérité et le dépouillement, reflets d'une conception dogmatique rigoriste et sévère en matière d'affirmation de la transcendance de Dieu.

"Une architecture de la théophanie : les édifices fatimides du Caire

En Occident musulman, l'architecture fatimide du Caire donne à voir cette autre interprétation du tawhîd [affirmation de l'Unicité de Dieu]. Elle est l'oeuvre d'un courant religieux, politique et messianique venu d'Afrique du Nord, qui fondera la ville du Caire et régnera en Egypte près de deux siècles. Aux Fatimides, à cette dynastie d'adeptes du shi'isme ismaélien, le Caire doit ses plus beaux monuments. Les édifices fatimides sont les expressions culturelles et esthétiques d'une doctrine religieuse fort éloignée de l'abstraction si chères aux sunnites almohades. La figure de l'Imâm, de l'Homme de Dieu, y occupe la place centrale. Le shi'isme ismaélien, ainsi centré sur une imamologie radicale, se distingue par les modifications philosophiques qu'il introduit pour penser la distance entre l'infini divin et les réalités finies. L'ismaélisme fatimide, en faisant de l'Imâm la forme humaine de Dieu, contest en tout point le monothéisme abstrait. Attentif au premier chef à l'homme, puis à l'ensemble du monde créaturel qui, à son niveau propre, manifeste l'ordre divin, il ouvre la brèche à des formes d'expression qui reconnaissent les droits du multiple, du sensible et du fini. L'art qu'il fomente en porte témoignage.
La mosquée-madrasa d'al-Azhar, achevée en 972, est la première fondation religieuse des Fatimides au Caire. Bien qu'elle joue un rôle fondamental dans l'établissement et la propagation du pouvoir fatimide, elle ne se trouve pas au centre de la ville, mais excentrée, au sud-est. Très vite, sous le calife al-Hâkim (m. en 1021), elle devient un haut lieu de l'enseignement ismaélien, la première "université" du monde musulman où le débat théologique entre savants réunit une communauté di'nitiés, ainsi retranchée du commun de la population cairote qui demeure sunnite. Du point de vue architectural, et plus précisément du décor stuqué, al-Azhar perpétue l'héritage abbasside. Mais elle introduit un élément nouveau promis à un développement remarquable dans les arts de l'islam : l'arabesque pleinement épanouie, qui s'étend librement sur la surface, et dont le tracé "palmiforme", les tourbillons infinis, déjouent toute prévision, tout ordonnancement rigide. Les arabesques côtoient des frises où domine le coufique fleuri, dont les formes gracieuses, denses et déliées nous situent au plus loin de la froide géométrie almohade. Les autres mosquées fatimides du Caire, se distinguent par le raffinement de leurs formes, leur caractère délibèrément non monumental, en comparaison avec les édifices sunnites cairotes, la mosquée d'Ibn Toulon ou celle de Sultan Hasan, par exemple. Elles retiennent tout particulièrement l'attention du voyageur, de Nâsir-e Khosraw à Nerval.


[Style d'écriture dit du coufique fleuri, panneau provenant d'une stèle funéraire, époque fatimide, XIe siècle, Le Caire]
La mosquée d'al-Hâkim, bâtie dans les années 990, se distingue par son porche monumental et son ornementation intérieure.
[Porche d'entrée de la mosquée al-Hakim au Caire, fin Xe siècle]
Celle d'al-Aqmar, achevée en 1125, fait place à un riche décor et, pour la première fois, à ces niches polylobées si caractérisques de l'art oriental, les stalactites ou mouqarnas destinées à figurer sur les façades.

[La façade de la mosquée al-Aqmar au Caire avec de chaque côté du médaillon central, des panneaux comportant cette fameuse décoration architecturale en forme de nids d'abeilles appelée "mouqarnas". C'est avec les Fatimides que les mouqarnas sont apparus pour la première fois dans l'architecture en Afrique du Nord. Le plus ancien témoignage de cette forme figure sur le minaret de la mosquée al-Juyushi (1085) contenant le mausolée de Général fatimide Badr al-Jamali]

L'importance du décor fatimide, dans l'histoire des arts décoratifs islamiques, s'exprime de manière privilégiée dans l'architecture palatine, dans l'art mobilier, et dans ce qu'il est convenu d'appeler les arts mineurs. On assiste, en ces différents lieux d'expression esthétique, à une vive contestation de ce qui pouvait passer pour des normes ou des prescriptions. Grâce à une synthèse originale de l'héritage antique, des conceptions et des techniques byzantines, des thèmes sassanides venus d'Iran, les Fatimides crèent des oeuvres radicalement nouvelles, des palais somptueux et des objets en verre, en céramique ou en bois, où l'ornementation fait une place de choix à la figuration d'êtres animés, animaux et personnes humaines. Les représentations des êtres vivants, celles qui donnent à voir le bestiaire fabuleux de l'Orient sassanide, ou bien des hommes s'adonnant aux diverses activités qui font le raffinement de la vie de cour, atteignent un réalisme, tant d'intention que de forme, rarement égalé en terre d'islam."
Source : Souâd Ayada, L'Islam des théophanies. Structures métaphysiques et formes esthétiques, Université de Poitiers, 2009, pp. 410-412

[Plat en céramique à décors lustré représentant une gazelle, XIe siècle, Le Caire]

7 commentaires:

Jalel El Gharbi a dit…

Cher Pier : j'ai lu avec intérêt votre texte et je souhaiterais réagir à cette phrase : " Almohades est marqué par l'austérité et le dépouillement, reflets d'une conception dogmatique rigoriste et sévère en matière d'affirmation de la transcendance de Dieu."
Non pas tant parce que les Almohades sont maghrébins (les Fatimides aussi) mais parce que l'art almohade qui se perpétue jusqu'à aujourd'hui au Maghreb (voir à ce propos la mairie de Tunis qu'on tient pour exemple en la matière http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/3c/Mairie_de_Tunis.jpg )
me semble signifier autre chose également à savoir que la richesse n'est pas ce qui s'affiche, que la riche ne relève pas du phénoménologique, ni du dehors ; elle est toujours dimension intérieure. A Fèz, à Tlemcen ou à Tunis on a du mal à distinguer une maison riche d'une maison pauvre (ce n'est plus le cas aujourd'hui)
Amicalement

Pier Paolo a dit…

Merci pour ces précisions, cher Jalel. Il convient de rappeler que Souad Ayada lorsqu'elle compare l'art fatimide à l'art almohade, elle prend pour exemple l'architecture des mosquées. Outre l'explication que vous donnez, il convient également de signaler que le dépouillement architectural qui caractérise les édifices almohades vient également du fait que les Almohades se présentaient comme un mouvement réformiste contre les Almoravides. A certains égards leur architecture fait penser à la sobriété de l'art cistercien.
Quant à la mairie de Tunis, elle est magnifique et on y retrouve toute la beauté, l'élégance et la sobriété caractérisant l'art almohade. Merci de votre passage, cher Jalel. Amitiés.

giulio a dit…

Ne retrouve-t-on pas ces deux aspects de l'âme et de l'art humains un peu partout: Roman/gothique >< baroque/rococo, mais aussi sévérité/temples/culte/dialogue direct avec Dieu des protestants >< splendeur/églises/religion/ prêtres intermédiaires avec Dieu chez les catholiques?

Pier Paolo a dit…

Oui, Giulio, probablement. Je ne saurais apporter de réponses savantes à cela, mais je serais tenté de voir comme toi le même principe du cause à effet : mêmes causes mêmes effets, mêmes périls mêmes mesures, mêmes craintes mêmes réactions...

FT a dit…

Si je me souviens bien de la théorie des sphères d'Ibn Arabi (...)l'absence d'un intermédiaire humain signifie quand même la prise en charge de la pléiade d'intelligences séparées en vue d'un éventuel dialogue.

Pier Paolo a dit…

Ce qui est évoqué par Souâd Ayada dans le cadre de sa thèse est le fameux concept de l'Homme Parfait d'Ibn Arabi. Cet Homme Parfait récapitulant la somme de tous les Attributs (Sifat) et Noms divins. L'Homme Parfait en tant que somme de toutes les théophanies possibles et existantes.

FT a dit…

Merci Pier pour cette actualité philosophique intéressante. Je vais donc pouvoir parfaire ma connaissance de l'Homme parfait ! Mais quand même pour ce qui est de Salomon et Saba, j'aime bien la théologie négative de Maître Eckhart ....
cordialement