L'activité de traduction a joué, dans le monde arabo-islamique au IXe siècle, un rôle fondamental dans la récupération des cultures grecques, persanes et indiennes par le monde arabe puis leur transmission, à partir du XIIIe siècle, à l'Occident. Dans cette entreprise de traduction, les traducteurs ont joué un rôle primordial. A l'exception de Hunayn ibn Ishaq et de son fils Ishaq ibn Hunayn, les noms des autres traducteurs sont tombés dans l'oubli. Mais cet oubli, loin de constituer une injustice de l'histoire, ne fait que davantage leur rendre hommage car il est connu qu'un bon traducteur est un traducteur invisible, celui qui arrive à se faire oublier derrière le texte traduit.
Le mouvement de traduction fut lancé au IXe siècle par le Calife al-Ma'mun (813-833) à la suite, nous dit-on, d'un rêve où il aurait vu Aristote lui enjoignant de faire traduire les textes des Sages grecs. Légende ou pas, toujours est-il qu'un vaste mouvement de collecte de manuscrits et de leurs traductions fut entrepris à Bagdad. La mission fut confiée au médecin et traducteur chrétien Hunayn ibn Ishaq. Des ouvrages de toutes les disciplines du savoir (philosophie, mathématiques, médecine...) et provenant de toutes les cultures (grecque, persane, indienne) furent traduits en un temps record. On raconte qu'al-Ma'mun rémunérait tout livre traduit par son pesant d'or. L'Islam, alors à l'apogée de sa puissance politique et militaire, affichait une confiance en soi et une ouverture au monde qui furent rarement égalées par la suite dans son histoire. Cette entreprise de traduction conduira l'Islam à l'apogée de son rayonnement intellectuel et culturel et fera éclore un siècle plus tard à la période humaniste de l'Islam.
A partir du XIIIe siècle, l'Europe, grâce à l'école de traduction de Tolède, redécouvrira l'héritage de l'Antiquité grecque en traduisant les textes des savants grecs conservés dans leur version arabe. Cette redécouverte, comme on le sait, aboutira à la Renaissance européenne. L'Islam aura assuré un rôle d'intermédiaire entre l'Antiquité et l'époque moderne et entre l'Orient et l'Occident.
Au XIXe siècle, la traduction jouera à nouveau un rôle important dans le monde arabe, particulièrement en Egypte, où Muhammad Ali va fonder une école de traduction au Caire. On assistera à ce que l'on a appelé la Renaissance arabe (Nahda). Malheureusement, le mouvement va tourner court avec la colonisation du monde arabo-islamique par les puissances occidentales et la domination des langues européennes sur les langues locales.
On peut voir à travers ces faits historiques le rôle primordial que la traduction a joué dans la renaissance culturelle et historique des pays qui l'ont initiée.
Comme auparavant, la traduction a un rôle majeur à jouer dans notre monde actuel. Elle peut être le moteur du développement non seulement culturel et intellectuel des pays musulmans mais également de leur développement économique. L'Académie tunisienne des arts, des sciences et des lettres, la Beït al-Hikma, qui milite activement en faveur de la traduction constate : "La traduction est en fait un mouvement intellectuel et littéraire qui a constitué le maillon fort de l'histoire du monde islamique. Depuis sa décroissance, le monde arabe et islamique est en décadence continue. " Par ailleurs, dans un monde qui est devenu un village planétaire où les nationalismes s'expriment avec violence, où l'altérité est méprisée et dégradée en stéréotypes et en poncifs racistes, la traduction a un rôle vital à jouer pour rapprocher les cultures, jeter des passerelles entre elles et aider à mieux comprendre l'Autre dans sa différence. Il faut se rappeler que le mot arabe qui signifie traduire se dit "tarjuma" et qu'il a aussi le sens d'"expliquer". Ainsi, le traducteur, tout en traduisant le texte effectue également un travail d'explication du texte et nous permet d'avoir une approche plus éclairée de l'Autre à travers l'oeuvre littéraire. En cela, il est un médiateur et un "passeur" entre les cultures. Le mot français "truchement" qui vient de tarjuma exprime bien cette fonction médiatrice, intermédiaire et de trait-d'union du traducteur entre deux cultures. La nécessité de sa fonction est à l'heure actuelle d'autant plus cruciale que le gouffre qui sépare les cultures ne cesse de s'élargir. Pour preuve, la carte des flux de traduction dans le monde qui à elle seule est particulièrement éloquente à ce sujet. Elle nous montre clairement que bien que nous vivions dans une ère de communication, les zones géographiques restent cloisonnées et n'échangent qu'avec des partenaires privilégiés. Les flux mondiaux dans le domaine de la traduction sont essentiellement orientés Nord-Nord, tandis que les flux Sud-Sud sont quasi inexistants et que ceux orientés Nord-Sud sont très largement inégalitaires. Les traductions dans le Nord venant d'ouvrages des pays du Sud représentent à peine 1 à 2 % du volume du marché de la traduction, alors que dans le Sud, 98% à 99% de ce marché sont représentés par des livres traduits des langues du Nord [1]. Au vu de cette situation, peut-on même parler de "choc des civilisations" selon l'expression chère à S. Huntington, alors que l'on voit clairement que les différentes civilisations ne se rencontrent pas, s'ignorent, et évoluent au sein de cadres géographiques restreints. Il conviendrait plus de parler de chocs des ignorances pour décrire le rapport des civilisations entre elles.
Comme nous l'avons vu, l'Islam, lors de son entreprise de traduction au IXe siècle, a puisé à tous les savoirs et à toutes les civilisations. Grâce à ce processus de traduction, mais aussi à la situation stratégique de l'Islam situé au carrefour des civilisations, puis à la transmission du savoir recueilli aux autres nations frontalières du Dar al-Islam, ce savoir s'est propagé et il est devenu l'héritage , le patrimoine commun de tous les peuples de la terre. Les Fables de La Fontaine s'inspirent des fables indiennes du Panchatantra. Celles-ci ont été introduites dans le monde arabe par Ibn al-Muqaffa au VIIIe siècle, puis de là elles gagnèrent plus tard l'Occident. Par conséquent, pour un occidental, renier les Panchatantra ou les ignorer reviendrait à oblitérer une partie de sa propre histoire culturelle. De même que renier l'héritage grec, notamment l'apport de la philosophie grecque sous pretexte que celle-ci a été produite par des païens, reviendrait pour le monde musulman à s'amputer d'une partie essentielle de ses racines européennes. Ainsi, dans l'Autre, c'est moi qui me vois et c'est moi que je trouve. L'Autre est un miroir qui m'aide à me connaître moi-même et à me retrouver. Goethe avait parfaitement compris cela, lui qui écrivit dans son Diwan Occidental-Oriental :
"Celui qui se connaît lui-même et les autres
Reconnaîtra aussi ceci
L'Orient et l'Occident
ne peuvent plus être séparés."
C'est ce sentiment d'appartenance à la fraternité humaine universelle, qu'elle soit d'Orient ou d'Occident, que l'écrivain, poète et traducteur tunisien, Jalel el-Gharbi a voulu exprimer en forgeant les termes d'Orcident et d'Occirient. L'auteur revendique ainsi son appropriation légitime, historique et logique de cet héritage culturel commun à la fois à l'Orient et à l'Occident. Aussi, c'est tout naturellement, que Jalel el-Gharbi plaide pour une prise de conscience par tout un chacun du destin unique et solidaire de l'Orient et de l'Occident embarqués pour une même aventure humaine sur le bateau de la Terre.
Ce respect naturel que tout homme doit éprouver pour l'altérité, le Coran en fait un devoir pour tous les croyants en les invitant à aller au devant de l'Autre et de considérer la diversité comme un don de Dieu : "O vous les hommes ! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle. Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez entre vous." (49, 13)
Illustration : Les récits de Kalila et Dimna proviennent du Panchatantra, un recueil de contes et de fables écrits vers le IIe siècle en Inde, sans doute à l'usage des princes afin de parfaire leur éducation. Ce récueil fut traduit en persan au VIe siècle, puis en arabe, vers 750, par Ibn al-Muqaffa. Ces histoires, ayant pour héros deux chacals nommés Kalila et Dimna, eurent un succès considérable dans le monde arabo-islamique. En 1644, une version française de ces contes fut publiée. Cette version inspira La Fontaine pour la composition de quelques unes de ses Fables : Le Chat et le Rat, la Laitière et le Pot au Lait, les Deux Pigeons...Le parcours du Panchatantra, de l'Inde à l'Europe, nous montre particulièrement bien le rôle d'intermédiaire qu'a joué l'Islam entre l'Orient et l'Occident dans la transmission de la culture.
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[1] Richard Jacquemond, "Case of French-Arabic Translation", in "Rethinking Translation, Lawrence Venuty, Routledge, Londres, pp. 139-158
Le mouvement de traduction fut lancé au IXe siècle par le Calife al-Ma'mun (813-833) à la suite, nous dit-on, d'un rêve où il aurait vu Aristote lui enjoignant de faire traduire les textes des Sages grecs. Légende ou pas, toujours est-il qu'un vaste mouvement de collecte de manuscrits et de leurs traductions fut entrepris à Bagdad. La mission fut confiée au médecin et traducteur chrétien Hunayn ibn Ishaq. Des ouvrages de toutes les disciplines du savoir (philosophie, mathématiques, médecine...) et provenant de toutes les cultures (grecque, persane, indienne) furent traduits en un temps record. On raconte qu'al-Ma'mun rémunérait tout livre traduit par son pesant d'or. L'Islam, alors à l'apogée de sa puissance politique et militaire, affichait une confiance en soi et une ouverture au monde qui furent rarement égalées par la suite dans son histoire. Cette entreprise de traduction conduira l'Islam à l'apogée de son rayonnement intellectuel et culturel et fera éclore un siècle plus tard à la période humaniste de l'Islam.
A partir du XIIIe siècle, l'Europe, grâce à l'école de traduction de Tolède, redécouvrira l'héritage de l'Antiquité grecque en traduisant les textes des savants grecs conservés dans leur version arabe. Cette redécouverte, comme on le sait, aboutira à la Renaissance européenne. L'Islam aura assuré un rôle d'intermédiaire entre l'Antiquité et l'époque moderne et entre l'Orient et l'Occident.
Au XIXe siècle, la traduction jouera à nouveau un rôle important dans le monde arabe, particulièrement en Egypte, où Muhammad Ali va fonder une école de traduction au Caire. On assistera à ce que l'on a appelé la Renaissance arabe (Nahda). Malheureusement, le mouvement va tourner court avec la colonisation du monde arabo-islamique par les puissances occidentales et la domination des langues européennes sur les langues locales.
On peut voir à travers ces faits historiques le rôle primordial que la traduction a joué dans la renaissance culturelle et historique des pays qui l'ont initiée.
Comme auparavant, la traduction a un rôle majeur à jouer dans notre monde actuel. Elle peut être le moteur du développement non seulement culturel et intellectuel des pays musulmans mais également de leur développement économique. L'Académie tunisienne des arts, des sciences et des lettres, la Beït al-Hikma, qui milite activement en faveur de la traduction constate : "La traduction est en fait un mouvement intellectuel et littéraire qui a constitué le maillon fort de l'histoire du monde islamique. Depuis sa décroissance, le monde arabe et islamique est en décadence continue. " Par ailleurs, dans un monde qui est devenu un village planétaire où les nationalismes s'expriment avec violence, où l'altérité est méprisée et dégradée en stéréotypes et en poncifs racistes, la traduction a un rôle vital à jouer pour rapprocher les cultures, jeter des passerelles entre elles et aider à mieux comprendre l'Autre dans sa différence. Il faut se rappeler que le mot arabe qui signifie traduire se dit "tarjuma" et qu'il a aussi le sens d'"expliquer". Ainsi, le traducteur, tout en traduisant le texte effectue également un travail d'explication du texte et nous permet d'avoir une approche plus éclairée de l'Autre à travers l'oeuvre littéraire. En cela, il est un médiateur et un "passeur" entre les cultures. Le mot français "truchement" qui vient de tarjuma exprime bien cette fonction médiatrice, intermédiaire et de trait-d'union du traducteur entre deux cultures. La nécessité de sa fonction est à l'heure actuelle d'autant plus cruciale que le gouffre qui sépare les cultures ne cesse de s'élargir. Pour preuve, la carte des flux de traduction dans le monde qui à elle seule est particulièrement éloquente à ce sujet. Elle nous montre clairement que bien que nous vivions dans une ère de communication, les zones géographiques restent cloisonnées et n'échangent qu'avec des partenaires privilégiés. Les flux mondiaux dans le domaine de la traduction sont essentiellement orientés Nord-Nord, tandis que les flux Sud-Sud sont quasi inexistants et que ceux orientés Nord-Sud sont très largement inégalitaires. Les traductions dans le Nord venant d'ouvrages des pays du Sud représentent à peine 1 à 2 % du volume du marché de la traduction, alors que dans le Sud, 98% à 99% de ce marché sont représentés par des livres traduits des langues du Nord [1]. Au vu de cette situation, peut-on même parler de "choc des civilisations" selon l'expression chère à S. Huntington, alors que l'on voit clairement que les différentes civilisations ne se rencontrent pas, s'ignorent, et évoluent au sein de cadres géographiques restreints. Il conviendrait plus de parler de chocs des ignorances pour décrire le rapport des civilisations entre elles.
Comme nous l'avons vu, l'Islam, lors de son entreprise de traduction au IXe siècle, a puisé à tous les savoirs et à toutes les civilisations. Grâce à ce processus de traduction, mais aussi à la situation stratégique de l'Islam situé au carrefour des civilisations, puis à la transmission du savoir recueilli aux autres nations frontalières du Dar al-Islam, ce savoir s'est propagé et il est devenu l'héritage , le patrimoine commun de tous les peuples de la terre. Les Fables de La Fontaine s'inspirent des fables indiennes du Panchatantra. Celles-ci ont été introduites dans le monde arabe par Ibn al-Muqaffa au VIIIe siècle, puis de là elles gagnèrent plus tard l'Occident. Par conséquent, pour un occidental, renier les Panchatantra ou les ignorer reviendrait à oblitérer une partie de sa propre histoire culturelle. De même que renier l'héritage grec, notamment l'apport de la philosophie grecque sous pretexte que celle-ci a été produite par des païens, reviendrait pour le monde musulman à s'amputer d'une partie essentielle de ses racines européennes. Ainsi, dans l'Autre, c'est moi qui me vois et c'est moi que je trouve. L'Autre est un miroir qui m'aide à me connaître moi-même et à me retrouver. Goethe avait parfaitement compris cela, lui qui écrivit dans son Diwan Occidental-Oriental :
"Celui qui se connaît lui-même et les autres
Reconnaîtra aussi ceci
L'Orient et l'Occident
ne peuvent plus être séparés."
C'est ce sentiment d'appartenance à la fraternité humaine universelle, qu'elle soit d'Orient ou d'Occident, que l'écrivain, poète et traducteur tunisien, Jalel el-Gharbi a voulu exprimer en forgeant les termes d'Orcident et d'Occirient. L'auteur revendique ainsi son appropriation légitime, historique et logique de cet héritage culturel commun à la fois à l'Orient et à l'Occident. Aussi, c'est tout naturellement, que Jalel el-Gharbi plaide pour une prise de conscience par tout un chacun du destin unique et solidaire de l'Orient et de l'Occident embarqués pour une même aventure humaine sur le bateau de la Terre.
Ce respect naturel que tout homme doit éprouver pour l'altérité, le Coran en fait un devoir pour tous les croyants en les invitant à aller au devant de l'Autre et de considérer la diversité comme un don de Dieu : "O vous les hommes ! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle. Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez entre vous." (49, 13)
Illustration : Les récits de Kalila et Dimna proviennent du Panchatantra, un recueil de contes et de fables écrits vers le IIe siècle en Inde, sans doute à l'usage des princes afin de parfaire leur éducation. Ce récueil fut traduit en persan au VIe siècle, puis en arabe, vers 750, par Ibn al-Muqaffa. Ces histoires, ayant pour héros deux chacals nommés Kalila et Dimna, eurent un succès considérable dans le monde arabo-islamique. En 1644, une version française de ces contes fut publiée. Cette version inspira La Fontaine pour la composition de quelques unes de ses Fables : Le Chat et le Rat, la Laitière et le Pot au Lait, les Deux Pigeons...Le parcours du Panchatantra, de l'Inde à l'Europe, nous montre particulièrement bien le rôle d'intermédiaire qu'a joué l'Islam entre l'Orient et l'Occident dans la transmission de la culture.
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[1] Richard Jacquemond, "Case of French-Arabic Translation", in "Rethinking Translation, Lawrence Venuty, Routledge, Londres, pp. 139-158
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