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lundi 14 décembre 2009

al-Jâhiz : Hymne au livre

La belle couverture de ce manuscrit témoigne de la maturité que l'art de la reliure atteignit au XIVe siècle, en Iran, sous la dynastie des aq-Qoyunlu (1396-1508). Tabriz fut la capitale de cette dynastie et grâce à leur mécénat la ville devint un centre important de production de manuscrits. La reliure en maroquin brun comporte une mandorle centrale représentant le Simorgh (oiseau merveilleux) et un renard. Sur le recouvrement triangulaire figurent des lièvres, tandis que des canard en vol sont estampés sur les écoinçons, BNF



"Qui donc - mieux que le livre - est, à la fois, médecin et nomade, byzantin et hindou, persan et grec, éternel et engendré, mortel et immortel ? Qu'est-ce qui pourrait, comme lui, être l'alpha et l'oméga, le trop et le pas assez, le caché et l'apparent, le témoin et l'absent, l'éminent et le humble, le consistant et l'inconsistant, la forme et son contraire, le genre et son opposé ?
Allons plus loin, quand donc as-tu vu un jardin transportable dans une manche, un verger disposé sur une tablette de pierre, un être qui parle à la place des morts et qui est l'interprète des vivants, un familier qui ne consent à dormir qu'après que tu as, toi-même, succombé au sommeil, un être qui ne parle que selon tes désirs, est plus muet qu'une tombe, garde les secrets mieux que le plus discret des secrétaires, veille sur les dépôts mieux que ceux qui sont passés maîtres en la matière, est doué d'une mémoire plus sûre que celle des Arabes les plus authentiques, que dis-je, que celle des jeunes enfants avant que les préoccupations ne soient venues assaillir leur cerveau...
Tu as blâmé mon livre. Pourtant, je ne connais pas de voisin plus affable, d'intime plus droit, de compagnon plus facile, de maître plus souple, d'émule plus brillant, ni moins capable de faute grave, ni moins propre à déclencher ennui ou lassitude, ni de moeurs plus sociable, ni moins enclin à l'hostilité ou aux indélicatesses, ni plus éloigné de toute calomnie ou imposture ; personne n'est plus riche de faits extraordinaires, de fantaisies de toute sorte, moins vaniteux et artificiel, moins dénué de propension à la discussion stérile et aux chicanes, plus indifférent à la dispute ou à la polémique, moins batailleur que le livre.
A ma connaissance, il n'est pas de
compagnon plus fidèle à ses engagements, plus prompt à honorer les faveurs reçues, plus empressé à offrir ses services, et ce à moindre frais, que le livre. Je ne connais aucun arbre qui ait un fruit plus succulent, plus précoce, plus aisé à cueillir, plus disponible à tout moment, comme le livre. Je ne sais pas de produit qui, malgré son jeune âge et la proximité de sa naissance, la facilité avec laquelle on peut se le procurer, la modicité de son prix, accumule autant d'actions étonnantes, de sciences étrangères, de vestiges de cerveaux hors du commun, d'oeuvres admirables [produites par] des esprits subtils et raffinés, de maximes élevées, de doctrines estimables, de sages expériences, d'informations sur les générations passées, les pays lointains, les proverbes en usage, les nations disparues, en dehors du livre.
Dieu - qu'Il soit glorifié et magnifié ! - a dit à Son Prophète - à lui bénédiction et salut : "
Lis, car ton Seigneur est très généreux. Il a enseigné par le calame." Il s'est décrit - qu'Il soit exalté ! - en ces termes : "Il a enseigné par le calame", de même qu'Il s'est qualifié de généreux en en rendant compte par Ses faveurs insignes et Ses immenses bienfaits. On a dit : "Le calame est l'une des deux langues." On a également dit : "Quiconque (re)connaît les vertus de la communication orale, (re)connaîtra, a fortiori, la supériorité de la communication écrite." Ainsi Dieu fit-Il de cette injonction un élément constitutif du Coran : le premier signe de la Descente divine ouvrant le cycle de la Révélation (...).
Le livre est un
commensal qui ne flatte pas outrageusement, un ami qui ne te suborne pas, un compagnon qui ne t'ennuie pas, un solliciteur qui ne te reproche pas continuellement tes atermoiements, un voisin qui ne te trouve pas trop peu empressé à lui rendre service, un homme qui n'essaie pas, par flagornerie, de t'arracher tes pensées les plus intimes, qui ne se comporte pas avec toi de manière fourbe et déloyale, qui ne te trahit pas de façon hypocrite, qui ne ruse pas avec toi en mentant.
Plus tu te plonges dans la lecture d'un livre, plus ton plaisir augmente, plus ta nature s'affine, plus ta langue se délie, plus ton doigté se perfectionne, plus ton vocabulaire s'enrichit, plus ton âme est gagnée par l'enthousiasme et le ravissement, plus ton coeur est comblé, plus tu es assuré de la considération des masses cultivées et de l'amitié des princes. Grâce au livre, tu apprends en l'espace d'un mois ce que tu n'apprendrais pas de la bouche de connaisseurs en une "éternité", et cela, sans contracter de dette envers eux, sans t'imposer les côtés pénible de la quête du savoir, sans te contraindre à attendre debout à la porte de l'instituteur public, obligé d'enseigner pour gagner sa vie, sans te contraindre à t'asseoir à la table des personnes moralement inférieures, de moins noble extraction que la tienne. Le livre te débarrasse, te délivre du commerce de gens odieux et des rapports avec les hommes stupides, incapables de comprendre. Le livre t'obéit de jour comme de nuit ; il t'obéit aussi bien durant tes voyages que pendant les périodes où tu es sédentaire. Il n'est pas gagné par le besoin de dormir ; les fatigues de la veille ne l'indisposent pas.
Le livre est le
précepteur qui - lorsque tu lui fais appel - ne te déçoit pas et si, toi-même tu lui "coupes" les vivres, lui, ne "coupe" pas court à ses services. Si tu tombes en disgrâce, le livre ne renonce pas pour autant à te servir ; si des vents contraires soufflent contre toi, le livre, lui, ne se retourne pas contre toi. Tant que tu lui es attaché par le fil le plus ténu, que tu es suspendu à lui par le lien le plus imperceptible, alors tu peux te passer de tout le reste."

Source : Extrait du livre de Jâhiz (Basra, 777-869) : Le Cadi et la Mouche, Anthologie du Livre des Animaux, textes choisis, traduits de l'arabe et présentés par Lakhdar Souami, Sindbad, Paris.

4 commentaires:

giulio a dit…

Quel texte merveilleux,
cher ami! Et moi qui dis aimer
écriture et livres, passionnément,
comment ne serais-je pas honteux
de n'avoir jamais songé
à écrire au moins
quelque chose d'approchant?

Plus on avance en âge et plus le nombre augmente des choses qu'on n'a pas faites.

Blue a dit…

Magnifique texte, oh oui!
Et je vous rejoins Pier Paolo sur cette notion de qualité l'emportant sur la quantité, c'est un cheminement que je partage.

Ravie d'avoir découvert votre blog par l'entremise de Jalel, et d'y retrouver ce cher Giulio...
Au plaisir.
Hélèna

Pier Paolo a dit…

Helenablue, merci de votre passage.
Jalel a fait preuve d'une belle générosité en signalant mon blog.

Pier Paolo a dit…

Cher Giulio,
On vous sent gagné par l'émotion face à la beauté de ce texte qui est une véritable déclaration d'amour au livre. Ce qui vous écrivez est touchant et beau, également une déclaration d'amour au livre mais aussi une réflexion émouvante sur ce temps hémophile qui s'écoule toujours inexorablement. Bien à vous.