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jeudi 30 juillet 2009

Le château d'al-Kahf (Syrie) : description du site

Château d'al-Kahf



Le château d'al-Kahf est le château ismaélien le plus difficile à trouver, tant il est perdu dans les replis serrés du Djebel Ansarieh (encore appelé Djebel Bahra), au milieu d'une nature sauvage et inextricable rendant l'accès à la forteresse des plus ardus. Situé dans un écrin de végétation dense et luxuriante, entouré de collines vertes et rouges de toutes parts, al-Kahf évoque quelque château du Seigneur des Anneaux. La forteresse porte particulièrement bien son nom puisqu'al-Kahf signifie "la caverne".
En raison de son inaccessibilité et également de la taille du promontoire sur lequel il se trouve, al-Kahf fut le quartier général de Rashid al-Din Sinan, le fameux "Vieux de la montagne", même si les châteaux de Masyaf et Qadmous sont également mentionnés comme son quartier général par son biographe Abu Firas. En tout cas, c'est dans cette forteresse qu'il s'établit en premier lieu, peu après son arrivée d'Alamut, et c'est à al-Kahf qu'il mourut. D'ailleurs, les fouilles archéologiques qui ont mis en évidence les infrastructures élaborées du château, nous indiquent qu'al-Kahf devait être une résidence d'un certain confort, destinée à être l'habitation d'un haut dignitaire et à recevoir des ambassades ou des personnalités de marque.
Al-Kahf fut sans doute construit dans les années 1120. Les ismaéliens achetèrent cette forteresse vers 1138 à Musa ibn Sayf al-Mulk dont le père avait déjà vendu Qadmous aux ismaéliens. Musa vendit le château aux ismaéliens de peur qu'il ne tombât entre les mains des membres rivaux de son clan. A partir de ces deux prises, les ismaéliens réussirent à enlever d'autres forteresses situées dans les alentours, telles que Rusafa, mais surtout Masyaf. L'extension de l'influence ismaélienne dans le Djebel Bahra marqua un coup d'arrêt à l'emprise et à la progression des Croisés dans cette région.
Le château d'al-Kahf est bâti sur un promontoire rocheux situé au confluent de trois vallées escarpées au fond desquelles coule une rivière. Les pentes du promontoire sont abruptes et tombent à pic. Les rivières qui coulent au pied du rocher devaient former des douves naturelles pour le château, et les falaises qui l'entourent des remparts naturels contre les envahisseurs. D'ailleurs, il semble impossible de prendre le château par une attaque surprise ou un assaut. Seul un siège long de plusieurs années, épuisant les provisions des assiégés, aurait pu éventuellement venir à bout de la forteresse. L'eau était amenée dans le château à l'aide de canaux et d'aqueducs partant des différentes sources jaillissant dans les épais sous-bois entourant al-Kahf.
Le château est orienté est-ouest. Il mesure envriron 500 mètres de long sur 40 de large. A bien des égards, la forme du château fait penser à Alamut. Le château est divisé en trois, voire quatre sections principales.
A l'ouest, nous trouvons une surface longue et plane d'environ 170 mètres, vierge de toute construction à l'exception d'une tour à son extrémité. C'est dans cette section que l'on trouve les citernes d'eau. On en dénombre sept en tout. Des canaux les relient entre elles. L'une d'elles mesure 2 mètres de large sur 10 de profondeur.
A partir des murs d'enceintes, le sol s'élève doucement jusqu'à une sorte de citadelle intérieure. Celle-ci devait occupait environ les deux-tiers de la longueur du château et contenait les pièces d'habitations.
A l'est, le rocher forme une protubérance. Les murs des fortifications à cet endroit sont particulièrement épais. Cette partie du rocher devait constituer la partie la plus vulnérable de la forteresse. Aussi, une épaisse muraille a été construite à mi-chemin entre la forteresse et le fond de la vallée sur le flanc nord de cette partie. De nos jours, toutes les constructions se trouvant sur cette protubérance ont été détruites et sa surface est envahie d'aloès, de noyers, et de chênes. En parcourant ce lieu, on a peine à imaginer que ce lieu ait pu être le quartier général de Rashid al-Din Sinan. Il faut avouer que les soldats ottomans qui furent chargés de détruire la forteresse au début du XIXe siècle s'acquittèrent particulièrement bien de leur mission.


Entrée du château d'al-Kahf


Les constructions les plus originales de ce château sont l'entrée principale et les bains ou hammans qui sont en tous points remarquables. Le château n'a qu'une seule entrée. Elle est située au nord. L'entrée est taillée dans la roche et forme une sorte de tunnel. En y pénétrant, on ne peut s'empêcher d'éprouver le sentiment d'entrer dans une grotte. D'ailleurs, nous avons vu qu' al-Kahf signifiait "la caverne".

Entrée du hammam



Les hammams, quant à eux, sont situés à une trentaine de mètres de la porte d'entrée du château. L'entrée du hammam est surmontée d'une pierre avec une inscription taillée dans la roche : "Ismail Al-Ajmi, mort au mois de Ramadan 635" (1237). Au-dessous, trois autres lignes : "Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux. O vous ! Entrez ici en paix et en sécurité. Que les croyants placent leur confiance en Dieu. La construction de ce hammam béni a été ordonnée par le maître juste et sage Siraj al-Din, fils de Muzaffar ibn al-Husayn, le victorieux. Que Dieu bénisse l'humble nécessiteux de la miséricorde de Dieu et de l'intermédiation de ses maîtres, les Purs Imams (que les bénédictions et la Paix de Dieu soient sur eux). Hasan ibn Ismail al-Alamuti. Ramadan 572. L'obéissance à Lui est un devoir. LMA AD KHO". La date de 572 correspond à 1176 de l'ère chrétienne. Aucune interprétation n'a pu être donnée des mystérieuses lettres à la fin de cette épigraphe ("lma ad kho"). Elles renferment sans doute une signification ésotérique, mais sans que l'on puisse l'affirmer avec certitude.


Une pièce d'habitation du château : la chambre de Rashid al-Din Sinan ? La porte voûtée menait directement au hammam


Non loin du hammam, nous trouvons les vestiges de ce qui a pu être une pièce d'un certain luxe et confort. Les murs ont une hauteur sous plafond de 5 mètres et une épaisseur d'un mètre. Des moulures de bonne facture courent le long de la partie supérieure du mur. Côté nord, la pièce a une fenêtre avec une vue impressionnante sur le ravin en contrebas. Dans le mur du côté est, une petite porte voûtée mènait son occupant, par un passage surmonté de deux dômes, à une pièce tout à fait remarquable du château : une salle d'ablution ou d'eau. Cette salle est de forme octogonale avec quatre niches voûtées d'un mètre de haut, et comportant chacune, une sortie d'eau. On peut voir pour ces sorties d'eau, un conduit, qui est situé à une hauteur de deux-tiers de la niche en partant du bas. A côté de cette salle, nous trouvons une large pièce rectangulaire qui devait probablement faire office de réservoir d'eau. Cette eau était amené par un aqueduc dont on peut encore voir les vestiges. L'aqueduc était relié à une source située à environ deux kilomètres du château. A l'est et à l'ouest de cette salle d'eau, nous trouvons deux autres pièces comportant chacune une porte voûtée conduisant à la salle d'ablution et une porte rectangulaire menant au réservoir d'eau.

La salle des ablutions


La taille et l'architecture du hammam nous démontrent la sophistication du réseau d'alimentation en eau d'al-Kahf et nous indiquent que ce château devait être une résidence d'une importance considérable. Il est heureux que les bains aient été épargnés par la destruction. Probablement que les soldats chargés de cette basse besogne ont tout simplement négligé cette infrastructure ou bien était-elle déjà recouverte par la végétation. Ces bains ont une valeur archéologique capitale pour la compréhension des systèmes hydrauliques mis au point par les ismaéliens dans leurs forteresses, bâties généralement dans des environnements et sous des climats particulièrement rudes.
A quelques deux ou trois kilomètres à l'est du château se trouve un bâtiment comportant une chambre mortuaire surmontée d'un dôme. Les ismaéliens du coin l'indiquent comme le mausolée de Rashid-ud-Din Sinan. Le lieu fait l'objet de visites de la part des ismaéliens qui viennent y prier et honorer la mémoire de leur héros. Autour de ce bâtiment, nous trouvons d'importantes ruines : des pans de murs, des voûtes, des colonnes...qui laissent à penser que ces éléments devaient être reliés à la forteresse d'al-Kahf. Si tel est bien le cas, alors les fortifications d'al-Kahf devaient faire deux ou trois kilomètres de long. Elles nous donnent alors une idée des dimensions formidables que devait avoir ce château à l'apogée de sa puissance sous le commandement de Rashid al-Din Sinan.
La forteresse d'al-Kahf fut la dernière forteresse ismaélienne à capituler devant les mamelouks. Elle rendit les armes en 1273. Durant la période ottomane, le château devint une base militaire et servit occasionnellement de prisons pour les personnalités importantes de la Sublime Porte.

lundi 27 juillet 2009

Maurice Barrès à al-Kahf : récit de voyage

Promontoire du château d'al-Kahf

"De Qadmous au Kaf

Déjeuner sous la tente, et puis, à midi, la grande minute, le départ pour El Kaf. Nous traversons les petites rues de Qadmous, nous contournons de côté et d'autre des monticules, et nous voilà qui serpentons, par des pistes très rudes, dans des paysages sauvages. Toujours ces pierres qui roulent ! Vraiment des pays en démoli­tion. J'ai noté sur mes carnets que je franchis un premier col, puis un second, des hauts, des bas, des pentes raides sur des collines boisées. Au flanc d'une montagne assez importante, nous atteignons un endroit très difficile, un escalier dans le roc, qui nous hisse sur un plateau où se trouve le village de Hammam-el-Wassel, un village de Nosseïris.
Nous l'apercevons, ce sombre but de nos pensées ; nous y marchons, et soudain nous constatons qu'il occupe une hauteur que nous ne pouvons atteindre qu'en descendant pour remonter ensuite. Mais com­ment descendre ces parois lisses, ces rochers à pic ?
Il nous faut contourner la montagne, de façon à aborder, par une autre vallée, qui court du Nord au Sud, la pointe nord du promontoire, c'est-à-dire le socle du château. Et cette descente, qu'elle est difficile ! Des esca­liers, des tables de rochers, d'où les chevaux ris­quent de glisser dans l'abîme, nous mènent sur une rivière. Celle-ci traversée, nous montons une berge, que nous redescendons pour retrouver une seconde rivière. C'est à s'estropier ! Mais quand il n'y aurait pas le Vieux de la Montagne à rejoindre dans son repaire central, cette horreur de site vaudrait qu'on prît la peine de s'y venir heurter l'âme. J'ai passé les deux rivières ou torrents ; me voici à pied d’oeuvre : le château se dresse à pic, à cent cin­quante mètres au-dessus de ma tête, sur sa table de rochers. En avant ! Les Arabes me saisissent, et triomphalement poussé, tiré, porté, j'arrive sur la terrasse.
Magnifique site, au centre d'un massif inextricable de rochers et de vallées, qui en empêchent l'accès. Je parcours cet îlot rocheux, orienté de l'Est à l'Ouest, et formant promontoire au confluent de trois vallées profondes, si peu larges que les bergers se parlent de l'un à l'autre bord. Un massif d'érosion, une table elliptique, dont le grand axe peut avoir trois cents mètres au sommet, sur cinquante à soixante dans sa plus grande largeur. Je viens de voir, dans mon escalade, le débris des fortifications qui en défendaient l'approche, du Sud au Nord, par la rivière, et aussi les vestiges d'un aqueduc amenant l'eau d'une source qui jaillit, me dit-on, du tombeau d'Araki. C'était vraiment au onzième siècle un château inexpugnable, non seulement par ses abords immédiats, mais par toute la sauvagerie du pays. Passe pour un piéton de se glisser, comme nous venons de faire, sur ces bancs de calcaire dénudé et sur ces lits de pierrailles ! Quant à des troupes, guettées, harcelées par des embuscades, jamais elles n'arriveraient jusqu'ici.
Mustapha Barbar, gouverneur de Tripoli, a ruiné définitivement le château, il y a cent vingt-cinq ans. Rien n'en subsiste que son assiette colossale, une table rase, où quelques vestiges attestent un grand passé. Mais c'est l'horizon du Vieux de la Mon­tagne!
Je vais de long en large sur cette terrasse du Kaf. Mes amis se sont dispersés où la curiosité les menait. Je n'ai que de courts instants à passer dans ce lieu grandiose, si dévasté, si muet. Combien j'y vou­drais discerner sa figure, sa voix, ses pensées !
De tout cela, que reste-t-il dans l'imagination des Ismaéliens? Dès notre arrivée, dans le bas, près de la rivière, ils m'ont fait voir une inscription en caractères arabes ; puis une seconde, sur le rocher qui porte les premières pierres ; une troisième, enfin, sur le sommet, à gauche de la porte d'accès. La seconde inscription, ils me la traduisent : « Ce bain béni a été construit... Gouvernement Hasan d'Ala­mont étant... » Qu'est-ce que cela veut dire? Le Père Colangette lit : « Ce bain béni a été construit sous l'autorité de Hasan d'Alamout...
Quelle émotion pour moi de lire sur place ces deux mots ! Et puis de saluer, en dehors de la forteresse, devant la côte Nord-Est, le tombeau de Rachid­eddin !"

Maurice Barrès, Une enquête au pays du Levant, Plon

vendredi 24 juillet 2009

La citadelle de Qadmous (Syrie) : description du site

Qadmous


Qadmous occupe une situation centrale dans le chapelet des forteresses ismaéliennes situées dans le Djebel Bahra. Les forteresses de Khawabi, Kahf, Maniqa, Ulayqa, Khariba et Masyaf forment presque un cercle complet autour de Qadmous. La citadelle de Qadmous est située à l'ouest de Masyaf, sur la route de Banias, à une hauteur de 1 170 mètres. La route reliant Masyaf à Qadmous est de toute beauté et serpente à travers un paysage de rocaille avec des ouvertures sur de larges panoramas de collines escapées et de vallées profondes. La région est très fertile, en dépit des nombreux rochers éparpillés un peu partout comme lancés par la main d'un géant. Les paysans y cultivent essentiellement le tabac, le blé et le coton. La ville de Qadmous est visible de loin. Elle repose au sommet et sur les pentes d'une haute colline située dans un paysage dégagée, et de par son exposition, cette colline a dû servir de point de repère aux voyageurs circulant dans cette région du Djebel Bahra. Qadmous, par sa situation, se présente comme un carrefour naturel des voies de communications, et nous pouvons imaginer au XIIe siècles, des messagers, des coursiers et des voyageurs arrivant de toutes parts à Qadmous et faisant de la ville un lieu de vie animé et bruyant. Les ismaéliens acquirent cette forteresse en 1132-33 en l'achetant au Seigneur musulman d'al-Kahf, un certain Sayf al-Mulk qui lui-même l'avait reprise aux Croisés l'année précédente. Avec l'acquisition de Qadmous, les ismaéliens eurent pour la première fois un château indépendant pour eux, et c'est de cette base, qu'ils réussirent à s'emparer, durant la décennie suivante, des autres forteresses citées ci-dessus. Qadmous ne capitula qu'en 1273, devant les troupes du Sultan Baïbars. Ce dernier les autorisa à rester dans leur forteresse en échange de leur soumission et du versement d'un tribut annuel. Durant la période ottomane, les ismaéliens continuèrent à mener une vie tranquille à Qadmous. Néanmoins, en 1838, le château fut endommagé par le Général ottoman Ibrahim Pacha. En 1919-20, Qadmous fut attaqué par les Alaouites, autre communauté chiite très présente dans la région. Le château subit alors des dommages considérables. De nos jours, la citadelle est absorbée par la ville qui s'est étendue sur les pentes de la colline, à l'exception du côté le plus abrupt. De loin, nous pouvons apercevoir sur le sommet de la colline la forme ovale de la citadelle qui disparaît au fur et à mesure que l'on se rapproche pour être finalement totalement masquée par les habitations. Après une ascension raide, nous parvenons à la porte principale de la forteresse construite contre le roc. L'entrée est de forme carrée et sa façade comporte une double arche. Un chemin nous conduit au château principal situé à quelques 70 mètres au-dessus de la ville. Il est actuellement très difficile de distinguer le plan originel du site car des habitations récentes y ont poussé. Néanmoins, ici ou là, il est toujours possible de voir des murs, des arches, des porches, des colonnes et des machicoulis. Maurice Barrès qui visita le site au début du XXe siècle, nous rapporte : "Au réveil, avec le Moudir et plusieurs notables, je suis allé visiter le château, ou du moins le haut du rocher que le château occupait jusqu'aux premières années du dix-neuvième siècle. C'est un massif d'une centaine de mètres, à la pointe de l'angle dessiné par deux vallées qui se rejoignent. Ce mas­sif, séparé de sa base par une dépression, a la forme d'un oeuf, d'une ellipse allongée, dont le dessus a été aplani par l'architecte du château. Tout autour, sauf du côté Nord, où l'on accède plus aisément du village, de profonds ravins l'enserrent, qui doivent débiter beaucoup d'eau en hiver. L'horizon est fermé par des montagnes calcaires, entres les­quelles, à l'Orient, par plusieurs brèches, on aperçoit la mer et les hauteurs de l'île de Chypre. Sur cette terrasse, mi-naturelle, mi-taillée dans le roc, à la place du château anéanti, quelques pauvres maisons, quelques mûriers chétifs qui ont su trouver un peu de terre végétale. Vif étonnement, pour un Français, d'y trouver un vieux canon à fleur de lis. Que fait-il là ?Le grand vent, un immense espace à surveiller, le silence, et ma curiosité qui ne sait où se renseigner. Je regarde au-dessous de moi cet inextricable enchevêtrement de vallées, où des restes de murs me font comprendre que jadis les avancées du château les fermaient." (Maurice Barrès, Une enquête au pays du Levant, Plon, tome 1, p. 236)
Qadmous est à présent une ville paisible, voire endormie, avec une certaine réputation pour la qualité de ses produits maraîchers.


Qadmous : les constructions sauvages ont envahi le site

dimanche 19 juillet 2009

Maurice Barrès à Qadmous : récit de voyage

La région de Qadmous : un enhevêtrement de collines découpées en terrasses pour la culture de l'olivier. Nombre de ces collines portent sur leurs sommets des tombeaux de chefs croisés ou arabes ou encore de saints


"De Masyaf à Qadmous

La charmante messe s'achève auprès de la ri­vière ; nos tentes s'affaissent sur la prairie ; les juments et les étalons hennissent, car nous sommes au printemps ; le carillon des mules commence, et voici le moudir et les notables qui nous apportent leurs aimables adieux.
A cheval, en file indienne, nous traversons Masyaf. D'un dernier regard, j'aime la belle forteresse et ce coin perdu, où je suis venu vérifier mes rêves et les transmuer en données positives. Puis, tout droit, nous attaquons la haute montagne.
Une petite croupe, un ravin, et l'ayant longé et traversé, nous nous trouvons en présence d'un nou­vel étage de rochers, où serpente une nouvelle val­lée, jusqu'à ce que nous arrivions sur un plateau broussailleux. On le descend à l'Ouest, on franchit un ruisseau qui coule du Sud au Nord, puis l'on gravit, au long d'une petite gorge, pendant deux heures, des éboulis et des broussailles. Et c'est alors un nouveau plateau, dont nous suivons les sinuo­sités pour gagner une colline où commence la « route carrossable ».
Quelle description difficile ! Sûrement, je manque d'imagination topographique. C'est qu'au milieu de cette immense pierraille qui roule sous nos pieds, et dans cet enchevêtrement de vallées, sous ce soleil infernal, je ne pense qu'à voir, après Masyaf, Qad­mous. Il ne faut me demander que la description de cette obsession d'amoureux. Sur mon carnet, tout est confusion, sauf trois lignes : « Traversée pénible de la chaîne des Ansariés ; terrain rocheux, légèrement boisé et sans eau. Arrivée à onze heures à Aïn-Hassan, petite source où nous sommes heu­reux de nous asseoir, tandis qu'un berger qui s'ap­proche nous vend du lait de ses chèvres. »
A cette heure du déjeuner, nous sommes dans la grande montagne, où les masses de calcaire alter­nent avec les bancs d'argile. L'horizon est immense, terminé par la mer. Notre route dorénavant va ser­penter sur une espèce de plateau un peu accidenté, jusqu'à ce qu'elle descende franchement à Qad­mous. Mais si large que soit la vue, ce Qadmous nous demeure masqué par une colline à notre droite, et ne surgira qu'une demi-heure avant notre arrivée, faible ruine sur un haut massif de soulèvement, autour duquel les terrains ont été emportés. Un grand paysage théâtral...
A. cette minute de l'apparition, vers une heure de l'après-midi, nous sommes abordés en fantasia par la plus brillante escouade de cavaliers. A sa tête, Abdallah Elias, jeune homme d'excellentes manières et parlant le français, qui est employé à la régie des tabacs de Lattaquieh. Il vient d'apporter au Moudir de Qadmous, de la part du Caimakan de Banias, Hussein Effendi Massarani, l'ordre de nous rendre de grands honneurs. Et nous ayant exprimé fort galamment son intention de nous accompagner jusqu'à Tartous, il prend sur l'heure la direction de notre caravane.


Qadmous

Belle entrée dans Qadmous. Nous passons sans nous arrêter auprès de nos tentes, déjà toutes dres­sées, car elles nous ont devancés tandis que nous déjeunions, et Abdallah nous conduit tout droit chez un notable ismaélien, Mohammed Taha Effendi, qui veut bien nous prier à dîner.
Ses invités sont là ; on palabre, les heures s'écou­lent, je ne vois rien venir...
— Enfin, dis-je, qu'est-ce qu'on attend?
— Que vous daigniez donner vos ordres, me fait répondre en s'inclinant mon hôte.
Je ne vais pas vous décrire les plateaux qu'on apporte alors, chargés d'une ou deux douzaines de curiosités de bouche, prodigieusement parfumées. Essayons plutôt de rétablir la conversation.
— Vous me montrerez votre château, dis-je aux Qadmousiens.
Et tous de me donner des renseignements qui complètent ceux que j'ai recueillis à Masyaf. Quand les Nosseïris se furent emparés du château de Masyaf, ils vinrent assiéger celui de Qadmous. Un Ismaélien de Khawabi, dont ils me donnent le nom, que je vais sûrement estropier, le cheikh Ali-el-Hadj, courut prévenir Alep, Homs, Hama. Mais là-bas on perdit du temps ; le gouvernement ottoman, avant d'envoyer Youssouf Pacha et des troupes, fit prendre par les savants, par les grands cheikhs, une fatwa, une décision pour établir que les Ismaéliens sont musulmans. Les gens de Qadmous, qui ne voyaient rien venir, qui ne savaient même pas qu'on s'occupât d'eux, se rendirent aux Nosseïris, à condition que leur vie serait sauve ; et ils quit­tèrent le pays. Sur les entrefaites, Youssouf Pacha arriva, bombarda la forteresse, chassa les Nosseïris, et commença à ramener les Ismaéliens. Mais la for­teresse resta demi-détruite, et bientôt sa ruine fut achevée par Ibrahim Pacha, qui n'entendait pas laisser de refuges aux indigènes...
(Ainsi en Orient, en France, en Allemagne, les burgs sont tous morts de la même manière et par un effet du même dessein politique. Partout le pou­voir central a voulu désarmer et rendre impos­sible la vie politique locale.) [...]

Nous campons sous la tente, à l'entrée du village, au pied du tertre qui porte le château de Qadmous. Le plus profond et le plus agreste repos. Je le dirai une fois pour toutes, et d'une manière paisible et générale, afin d'éviter l'apparence même d'un re­proche envers aucun de ces hôtes qui nous accueil­lent de leur mieux : c'est vraiment triste qu'en Orient les nuits appartiennent aux moustiques et aux punaises. Écoutez la chanson cruelle de ceux-là, et voyez la marche horrible de celles-ci ! Par cen­taines, ils tourbillonnent dans l'air, tandis qu'elles s'avancent en silence sur les murs, au plafond, dans tous les plis de toutes les étoffes, des plus somp­tueuses et des plus misérables. Quel dégoût ! Ah ! ce n'est pas en Asie, à ma connaissance du moins, que nos nuits deviennent la plus belle moitié de notre vie. Restent les campements : sous la tente, trêve de reproches ! Propreté, silence, large et pure res­piration ! Un tel régime, c'est bien-être, guéri­son, oubli, apaisement physique et moral, retour à nos destinées premières et peut-être les plus vraies.
Au réveil, avec le Moudir et plusieurs notables, je suis allé visiter le château, ou du moins le haut du rocher que le château occupait jusqu'aux premières années du dix-neuvième siècle. C'est un massif d'une centaine de mètres, à la pointe de l'angle dessiné par deux vallées qui se rejoignent. Ce mas­sif, séparé de sa base par une dépression, a la forme d'un oeuf, d'une ellipse allongée, dont le dessus a été aplani par l'architecte du château. Tout autour, sauf du côté Nord, où l'on accède plus aisément du village, de profonds ravins l'enserrent, qui doivent débiter beaucoup d'eau en hiver. L'horizon est fermé par des montagnes calcaires, entres les­quelles, à l'Orient, par plusieurs brèches, on aperçoit la mer et les hauteurs de l'île de Chypre.
Sur cette terrasse, mi-naturelle, mi-taillée dans le roc, à la place du château anéanti, quelques pauvres maisons, quelques mûriers chétifs qui ont su trouver un peu de terre végétale. Vif étonnement, pour un Français, d'y trouver un vieux canon à fleur de lis. Que fait-il là ?
Le grand vent, un immense espace à surveiller, le silence, et ma curiosité qui ne sait où se renseigner. Je regarde au-dessous de moi cet inextricable enche­vêtrement de vallées, où des restes de murs me font comprendre que jadis les avancées du château les fermaient. Mais que puis-je saisir des intérêts, des passions, de l'intelligence qui animaient cet horizon ruiné ?
Je cause avec plusieurs Ismaéliens, dont l'émir Tamer Ali. Ils me racontent que le seigneur Rachid­eddin Sinan demeura quelque temps à Qadmous dans une maison éclairée par une grande fenêtre. Si quelqu'un de ses compagnons voulait entreprendre une affaire, un voyage, il venait y réfléchir devant cette fenêtre. Et le seigneur le voyait. Au bout de peu, un serviteur sortait et disait à l'homme : « Ton affaire réussira, » ou bien « Ton voyage échouera ! » Et celui-ci, selon cette réponse, abandonnait ou exécutait son projet.
Souvent, la nuit, le seigneur Rachid montait au sommet des montagnes voisines, et laissant son cheval à son écuyer, il se tenait dans la solitude. Une nuit, l'écuyer s'enhardit jusqu'à s'approcher, et voici qu'il vit un oiseau vert aux grandes ailes qui causait avec le seigneur. Un peu avant l'aube, l'oiseau s'étant envolé, le seigneur se leva et rejoi­gnit son cheval. L'écuyer osa alors l'interroger sur cet oiseau vert. « C'est, répondit Rachid, le seigneur Hasan Aladhikrihis-Salâm, le Grand-Maître de Perse, qui vient me demander assistance. » [...]
Des montagnes voisines se détachent, çà et là, plusieurs pitons ; l'Émir m'indique l'un d'eux, tout près de nous, au Nord, qui porte, me dit-il, le tom­beau de Mollah-Hasan, le fils de Rachid-eddin Sinan. Il domine le pays, et je vois avec plaisir que j'ai passé ma nuit dans une dépression, entre la forte­resse et ce tombeau du fils de l'homme que j'admire.
Les hauts lieux dont ce pays est semé, m'explique encore l'Émir, s'appellent Mazar. Un certain nombre d'entre eux sont nommés Gharbi, ce qui veut dire occidental, et renferment des restes d'Européens, de chefs croisés ; ou bien encore on y voit des ins­criptions romaines.
Rachid-eddin est enterré au Kaf, où je vais aller tout à l'heure. L'Émir le tient pour un chef poli­tique, non pour un chef religieux. Son tombeau, auprès duquel subsistent des vestiges de maison, est une coupole en très bon état avec un caveau. On y va beaucoup dans la saison d'été, et en arri­vant on égorge des moutons. On y met des lampes, la veille de chaque vendredi, et des chiffons bleus. Il s'y produit souvent des miracles. Sur le tombeau aussi de Mollah-Hasan, le fils de Rachid-eddin, on met des lumières, le jeudi soir, et des chiffons bleus. Nulle inscription ne s'y trouve.
Plusieurs Ismaéliens se sont groupés autour de l'Émir qui me donne ces explications. Je reviens sur ce qu'il m'a dit de Sinan, et je lui demande :
— Vraiment, Rachid-eddin Sinan n'était pas un chef religieux ? Je croyais qu'il se faisait adorer comme un dieu?
— C'était un chef politique.
— Où donc est le dieu ?
Nulle réponse.
— Récitez-vous des poésies spéciales ? (je n'ose dire des prières.)
Les visages se ferment, et au bout d'un instant, l'Émir me répond :
— Non.
Des enfants nous suivent et nous présentent des monnaies byzantines qu'ils désirent me vendre."

Extrait tiré de Une enquête aux pays du Levant, Maurice Barrès, Plon, pp. 228-239

mardi 14 juillet 2009

Qu'est-ce que le chiisme ?



"Comment une religion ésotérique et mystique en est arrivée à se transformer en théologie politique ? Souvent confondus avec les intégristes sunnites, les shî'ites demeurent méconnus. Leur nom est lié,à tort, à l'oppression des femmes, à l'intolérance, à l'obscurantisme, autotalitarisme. En exposant les fondements de cette doctrine et sonévolution historique, ce livre flamboyant et précis entend corriger les représentations effrayantes qu'en donnent les mollahs et les médias.

Le shî'isme est le plus ancien courant religieux de l'islam, puisque ce qui peut être considéré comme son noyau primitif remonterait au mo­ment où se posa le problème de la succession du prophète Muhammad. Il constitue la principale minorité de la religion musulmane, considé­rée par la majorité sunnite dite « orthodoxe » comme la plus impor­tante « hétérodoxie », voire « hérésie », de celle-ci. Évidemment les shî'ites considèrent eux-mêmes leur doctrine comme l'« orthodoxie » par excellence de l'islam.

Le terme arabe shî'a (signifiant parti, adhérents, fidèles, faction) fut pro­gressivement appliqué par antonomase à ce qui semble avoir été le premier des « partis » religioso-politiques nés dans la communauté musulmane, parti consti­tué par ceux qui revendiquaient en faveur de `Alî ibn Abî Tâlib (cousin et gendre du Prophète) et de ses descendants le droit exclusif de guider la communauté, aussi bien sur le plan temporel que spirituel. En effet, à la mort de Muhammad en l'an 11/632, deux conceptions concernant la question cruciale de sa succes­sion seraient entrées en conflit. Une majorité de musulmans, déclarant que Muhammad n'avait désigné personne à sa succession de manière claire, eut re­cours à la tradition ancestrale tribale de l'élection d'un chef : un conseil formé de quelques compagnons du Prophète et des membres influents des plus puis­sants clans des tribus mekkoises nomma un sage d'un âge respectable apparte­nant à la même tribu Quraysh que Muhammad. Son choix s'arrêta sur Abû Bakr, vieux compagnon et l'un des beaux-pères de Muhammad. De ce fait, il devint le premier calife (khalîfa) de la nouvelle communauté, bien que le terme, dans son sens technique, semble avoir été plus tardif. Ses partisans forment ainsi les an­cêtres de ceux que l'on appellera plus tard les sunnites.

En face de ces derniers se trouvaient les Alides, les partisans de 'Ali. Ils pré­tendaient que Muhammad l'avait clairement désigné comme son successeur, et ce en de nombreuses occasions et de diverses manières, par allusions ou expli­citement. Selon eux, il ne pouvait en être autrement : comment le Prophète aurait- il pu laisser la cruciale question de sa succession en suspens ? Est-il pensable qu'il ait été indifférent à la direction de sa communauté, au point de la laisser dans le flou ou la confusion ? Ce serait contraire même à l'esprit du Coran selon lequel les grands prophètes du passé ont leurs successeurs élus parmi les membres les plus proches de leur famille, privilégiés par les liens du sang, initiés aux arcanes de leur religion. Il est vrai que le Coran conseille la consultation dans certains cas, mais jamais pour ce qui touche à la succession des prophètes qui, elle, reste une élection d'ordre divin. Pour ceux que l'on appellera plus tard les shî'ites, 'Ali était ce légataire élu, désigné par Muhammad et soutenu par le Coran. Dans ce cas, sa jeunesse, handicap dissuasif pour les tenants des coutumes ancestrales tribales, ne présentait aucune importance particulière. `Alî est ainsi considéré, par les shî'ites, comme leur premier imâm (guide, commandant, chef ; tout comme le terme « calife », ce sens technique shî'ite du mot « imâm » serait plus tardif). Désignant le véritable dirigeant de la communauté, même s'il ne détient pas le pouvoir effectif, la figure de l'imâm devient la notion centrale de la religion des shî'ites, qui n'utilisent jamais le terme « calife » pour nommer leur chef.

Le shî'isme est donc aussi vieux que le litige sur la succession du prophète de l'islam. Pour autant, il ne se réduit évidemment pas à cela. Le légitimisme alide ne peut être considéré que comme le point de départ de développements doctri­naux monumentaux où la problématique centrale de l'« héritage prophétique » trouvera des significations multiples et complexes. Celles-ci jetteront leur lumière propre sur les événements historiques, et c'est la raison pour laquelle, bien que cela puisse paraître inhabituel - tout au moins au premier abord -, il nous semble plus pertinent et plus éclairant de faire en sorte que la présentation des spécifi­cités doctrinales vienne avant celle de l'histoire. [...]

Le shî'isme, tel qu'il apparaît à travers ses plus anciens textes existants, est un ensemble monumental, impressionnant de complexité : la théologie et l'exégèse co­raniques y côtoient l'ésotérisme, le droit avoisine avec la magie et les mythes cos­mogoniques vont de pair avec les pratiques dévotionnelles. Parfois, pour des rai­sons inhérentes aux enseignements fournis, les informations sont délibérément dispersées, la trame des chapitres brisée. De plus, le volume du cor­pus exaspère par moments le chercheur en quête de cohérence et de clarté. Les enseignements sont le plus souvent fournis de manière fragmentée dans d'innombrables petits textes, des « traditions » re­montant aux imâms, qu'il est nécessaire de collationner, de réunir et de classer pour atteindre une idée dans sa globalité. Il est vrai que l'ampleur des développements doctrinaux, la richesse impression­nante de la littérature shî'ite dans tous les domaines - exégèse, théo­logie, mystique, droit, philosophie, historiographie... - ou encore la puissance de la pensée de différents auteurs sont autant de preuves implicites mais objectives d'une certaine cohérence fondamentale."

Ce texte est extrait de Qu'est-ce que le shi'isme de Mohammad-Ali Amir-Moezzi et Christian Jambet, Fayard

dimanche 12 juillet 2009

Attaque manquée sur Shayzar

Ruines de Shayzar. Au bas du château coule l'Oronte


En 1113, les ismaéliens furent l'objet de violentes répressions à Alep et à Apamée. Des massacres eurent lieu. Ils firent de nombreuses victimes. Les rescapés tentèrent de s'emparer de Shayzar afin de se protéger en se mettant à l'abri dans une forteresse. Malheureusement pour eux, leur tentative de prise de Shayzar allait se solder par un échec, comme nous le raconte dans son autobiographie le Prince de Shayzar lui-même, Ousama Ibn Mounqidh, qui fut le témoin oculaire de cette attaque. L'autobiographie de ce prince, vivante et colorée, consitutue une source privilégiée pour comprendre la géopolitique et les moeurs à l'époque des croisades.

"La grande peur de la ville nous vint d'un autre côté, du côté de chez nous. Il y avait, dans la région, force chiites, et des plus extrêmes, des Ismaéliens. Ce jour-là, une bonne partie des hommes était loin de la forteresse, et celle-ci fut envahie, dans une surprise totale. J'ai dit tout à l'heure la part prise par les femmes à la résistance, le soutien qu'elles apportèrent aux soldats laissés sur place. En voici un autre exemple : une vieille femme, Founoun, qui était à notre service depuis le temps de mon grand-père, se couvrit de son voile, prit une épée et combattit jusqu'à notre retour. C'est à elle et aux autres, autant qu'aux hommes restés là ou revenus à la rescousse, que nous dûmes de repousser les assaillants et de passer au fil de l'épée tous ceux qui tombèrent entre nos mains. Pour moi, j'eus à affronter, seul à seul, un Ismaélien qui, voyant venir mon coup d'épée, plaça, pour se protéger, la lame d'un poignard sur son avant-bras. Peine perdue. L'épée le trancha tout net, au prix d'une légère brèche : celle-ci y est encore, pour me rappeler ce combat singulier de mes dix-neuf ans. Triste journée que celle-là, où beaucoup de nos gens périrent. Mais j'en retiens aussi l'une des plus claires expériences qu'il m'ait été donné de méditer. Nous avions fini de nous battre, ivres de vengeance et de dégoût, quand une voix cria : « Des gens, ici ! Il y a du bruit ! » C'était une écurie très sombre, et qui paraissait vide. Nous y trouvâmes, en fait, deux Ismaéliens armés, qui furent tués sur l'heure, et l'un de nos compagnons, mort, étendu sur on ne savait quoi : c'était un troisième Ismaélien qui, à notre arrivée, s'était enveloppé de quelques hardes qui traînaient par là et caché sous le mort. Nous lui fîmes, à lui aussi, son affaire, et emportâmes le corps de notre ami à la mosquée. Il avait d'énormes blessures, et ne bougeait ni respirait : de mon pied, je lui remuais la tête, qui semblait tellement sans vie, sur le pavé de la mos­quée. Mais Dieu seul connaît nos destinées et leur terme ! Si incroyable que cela fût, notre homme revint à lui, survécut et retrouva sa santé d'autrefois."

André Miquel, Ousama. Un prince syrien face aux croisés, Fayard

vendredi 10 juillet 2009

Maurice Barrès à Khawabi : récit de voyage

Khawabi


"Au matin, à huit heures, départ de Banias pour Khawabi. Nous suivons la mer, par des sentiers faciles, au pied du château de Marqab. La chaleur, déjà remarquable, grandit terriblement, lorsque, pour éviter les sinuosités du rivage, nous coupons au court, à travers des terres volcaniques où la brise marine cesse de nous rafraîchir.
Vers onze heures, nous atteignons la halte du déjeuner, les jardins du pont Kharab : quelques arbres, auprès d'une source et d'un champ de blé. Un beau figuier met son ombre sur nos tapis éten­dus. C'est un figuier non greffé, mais on y fait grim­per un petit enfant qui sait choisir les fruits. Sous les arbres voisins, les chevaux remuent leurs grandes queues pour chasser les mouches. Avec eux sont assis les gendarmes et les Moukres. A mesure que chacun de nous s'est servi, on leur passe les plats de poulet, de légumes froids et de laitage, tout un charmant festin qu'a voulu nous offrir la famille d'Adballah Elias.
Dans les arbres, un oiseau, d'autant de coeur qu'un rossignol, chante à demi endormi. Un âne brait au loin.
Pas de sieste. En route. Nous traversons une rivière où il y a des arbres et de l'eau très claire, et nous commençons à gravir des collines assez raides, pour parvenir à un vaste plateau où le terrain, de calcaire devient volcanique, sans cesser d'être pierreux. Nous suivons ses ondulations acci­dentées. Rien que le bruit des pas de nos che­vaux à la file. L'insolation nous menace, mais que cette vie animale est belle ! Je me fais toute une morale, à part moi, pour m'inciter à mépriser ma fatigue et à jouir de ces minutes paisibles. Quand Mahomet fit son voyage de Syrie, deux anges lui formaient un abri de leurs ailes contre l'ardeur du soleil. La jeune Khadidjah en ayant été infor­mée offrit sa main à Mahomet. Ni les anges, ni la jeune Khadidjah ne m'apporteront leurs faveurs.
Une heure et demie après avoir quitté la rivière, nous arrivons au village grec orthodoxe d'El-Sanda. Tandis que les paysans nous apportent du sirop de mûres, les mulets se roulent à terre et s'attirent une bastonnade générale.
Maintenant, par une série de lacets, dans les ter­rains volcaniques, et dans un véritable petit bois, on descend une très forte pente, pour arriver, dans le fond de la vallée, à un ruisseau. Là, notre guide indécis s'arrête. Il ne sait plus sa direction. Une paysanne providentielle surgit, qui vient puiser de l'eau. Mais la menteuse, la prudente, la sotte, n'a jamais entendu parler de Khawabi ! Autre provi­dence : soudain apparaît une escouade de jeunes cavaliers. A leur tête, le fils du Moudir de Khawabi. Ce Moudir se nomme Achmed Bey al-Mahmoud, et son fils, Abdel-Khader. Ils viennent d'être préve­nus par nos conducteurs de bagages qui, eux, sont déjà arrivés, et ils accourent à notre rencontre.
Il est six heures du soir ; ces jeunes gens font une charmante fantasia dans le lit de la rivière, et je les applaudis, tout en me disant in petto que je ne leur cède pas en fantaisie, moi qui viens, par cette chaleur, admirer ici leur équitation !
Et tous ensemble, de repartir. Nous chevauchons dans le ruisseau même, et rejoignons ainsi le lit des­séché d'un torrent, que nous remontons, puis un petit sentier périlleux. Soudain, dans le ciel, par une échancrure de vallée, entre les montagnes fa­rouches, apparaît Khawabi. Des constructions sur un rocher, entouré lui-même, de quatre côtés, par quatre montagnes qui le surplombent de quatre à cinq cents mètres. Quelle beauté, cette dure solitude guerrière ! Le long du mince sentier serpentant à pic, au-dessus de la profonde rivière, nous appro­chons dans le soir, et déjà nous pouvons voir la population debout sur les murs qui nous attend. A ce moment, j'ai écrit sur mon carnet deux lignes que j'y retrouve en riant : « J'aperçus Khawabi à la fin du jour dans le ciel, et j'éprouve de l'enthou­siasme ! »
Au pied du rocher qui porte la forteresse, devenue elle-même le village, nous trouvons les notables et, devant eux, le moudir, Achmed Bey al-Mahmoud, gros bonhomme à l'air jovial, une sorte de Toulou­sain, qui soudain me rappelle l'ancien ministre Constans. Ils nous disent que, là-haut, il n'y aurait pas de place pour nous, et qu'ils ont fait établir nos tentes en bas, dans un champ d'oliviers, où ils nous conduisent.
Fort excité par le désir de voir Khawabi, je décide que nous n'attendrons pas au lendemain matin, et que nous allons sur l'heure, dans le cré­puscule, gravir à pied la rude côte, avec le Moudir, à qui nous ferons d'abord notre visite.
On entre dans le château par une porte pareille à celle de Marqab. Ce sombre porche franchi, me voici à ciel ouvert (un ciel déjà plein de nuit) dans l'enceinte fortifiée. Une rue y est construite, où je fais quelques pas. Puis à droite, l'escalier et la mai­son du Moudir. Son salon : tout un orientalisme de pacotille allemande. Sur un marbre, devant une glace, une collection de lampes à pétrole en cristal. On sert des verres d'orangeade et le café.
Nous reprenons la visite du village, dans le château. Une seule rue, en rumeur, pleine d'ânes et d'enfants qu'épouvante notre vue. Des femmes bravent la défense de nous approcher, jetées vers nous par la curiosité. Les hommes, très sombres, répondent pourtant à nos « bonjours, messieurs » et à nos saluts. Cette rue finit très vite en cul-de- sac. Il nous faut revenir par le même chemin, sous la même voûte, si noire maintenant qu'on doit y allumer des allumettes. Nous redescendons le long escalier, et trouvons, sous nos oliviers, les tentes dressées.
Je m'en vais, de fatigue, me coucher sans dîner."
Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, Plon, 1923

mercredi 8 juillet 2009

Château de Khawabi (Syrie) : description du site

Château de Khawabi

Le château de Khawabi est situé à environ 20 kms de Tartous. Il est bâti sur une crête haute d'environ 80 mètres surplombant une rivière et il est encerclé de collines plantées d'oliviers de toutes parts. Certains auteurs ont décrit le château comme un bâteau naviguant sur une immense mer de verdure. Le château mesure 350 mètres de long sur 200 de large.
Khawabi signifie "le château des brebis". Il fut pris par les ismaéliens aux Croisés vers 1140, et Rashid al-Din Sinan, le fameux "Vieux de la montagne" renforça ses défenses peu après 1160 et en fit une forteresse puissante. D'ailleurs, personne ne fut jamais capable de reprendre le château par la suite. En 1213, Bohémond IV de Tripoli mit le siège devant ses murailles suite à l'assassinat de son fils Raymond dans la cathédrale de Tartous par, dit-on, un groupe d'ismaéliens. Les ismaéliens assiégés dans leur forteresse firent appel à des renforts sunnites qui arrivèrent d'Alep et de Damas, ce qui permit de lever le siège. Nous savons peu de choses de l'histoire du château après sa prise par le Sultan Baïbars en 1273. Le château servit d'habitations mais fut également utilisé par les fermiers comme abris pour leurs animaux ou comme entrepots pour stocker leurs récoltes. Au début du XIXe siècle, les ismaéliens, après avoir déserté la région pendant longtemps, revinrent s'installer dans et autour du château. Ils y vivent encore de nos jours menant une vie paisible et confortable à l'intérieur de leurs belles demeures de vieilles pierres.


Croquis de Khawabi telle que la citadelle devrait être après sa restauration. Source : Zeina al-Cheikh



On accède au château par un étroit sentier composé de 2 séries de marches, la première comportant 20 marches et la seconde 40. Ces marches sont taillées dans la roche et nous mènent à l'entrée principale du château située à l'extrémité du mur nord (à l'extrême droite sur la photo ci-dessus). Cette entrée principale est surmontée d'une barbacane. De cette entrée part un chemin qui nous conduit directement au pied d'une sorte de citadelle intérieure construite sur une éminence rocheuse et ceinturée par une double muraille. L'espace compris entre les deux murailles a été recouvert d'une toiture et cet espace est utilisé comme étable ou entrepôt. Du haut de ces murailles, on pouvait bombarder les assaillants qui auraient réussi à pénétrer dans le château. Ainsi, Khawabi a un plan concentrique avec des remparts extérieurs et à l'intérieur de ces remparts, une autre forteresse venant renforcer le dispositif de défense du château. Un chemin principal traverse le château avec des allées transversales menant aux remparts. Les différentes pièces et salles de cette partie intérieure du chateau ont été emmenagées en résidences belles et confortables par leurs occupants.
Des citernes d'eau ont également été construites et se trouvent dans la partie nord du château.
Les murs de la partie sud du château sont pourvues de meurtrières sur deux niveaux. Certaines meurtrières de la rangée du haut ont été élargies afin de laisser entrer une lumière plus importante dans les pièces du château utilisées pour les besoins agricoles.

Le château de Khawabi est le seul château ismaélien de Syrie conservé encore quasiment intact.




Entrée principale du château de Khawabi

Masyaf

jeudi 2 juillet 2009

Le mausolée de Husayn à Karbala

Mausolée de l'Imam Husayn à Karbala

Le mausolée de Husayn, encore appelé Mechhed Husayn est le lieu de pèlerinage le plus visité dans le monde musulman après la Kaaba.

Le pèlerinage à Karbala commença très tôt après le martyr de Husayn en 680 et prit très rapidement de l'importance. En 850, le Calife Abbasside al-Mutawwakil ordonna la destruction du tombeau afin d'arrêter l'afflux des pèlerins chiites et décréta des sanctions horribles envers les visiteurs. Mais le tombeau fut rapidement reconstruit par les fidèles, et dès 880, des pèlerinages étaient à nouveau attestés. En 980, la dynastie Bouyide chiite restaura magnifiquement le mausolée après que celui-ci eût été pillé par des bédouins. Le fameux voyageur Ibn Battuta qui visita Karbala au début du XIVe siècle décrivit la magnificence du tombeau. Le sarcophage d'argent était éclairé par de nombreuses lampes d'or et d'argent qui faisaient croire "à des étoiles incrustés dans la voûte du firmament". En 1535, le Sultan Soliman le Magnifique fit agrandir le canal al-Hasayniyya qui alimentait la ville en eau, ce qui permettait de créer de vastes jardins. Vers 1790, le Sultan Qadjar, Agha Muhammad Khan, fit recouvrir d'or la coupole du mausolée. Mais quelques années plus tard, les Wahhabites, issus d'un courant extrêmiste et rigoriste, menés par le Shaykh al-Sa'ud pénétrèrent dans la ville de Karbala. Ils massacrèrent ses habitants, pillèrent et démolirent partiellement le tombeau. Pour les Wahhabites, le culte des saints et des reliques constituait une hérésie insupportable. Cette agression provoqua un vif émoi chez les chiites. Les dons affluèrent de partout, et le mausolée fut reconstruit et redécoré avec encore plus de magnificence et de beauté qu'avant.

De nos jours, le mausolée de Husayn couvre une surface de 10 000 mètres carrés. Il est revêtu de magnifiques céramiques bleues. Un bandeau bleu comportant le Coran, entièrement calligraphié en lettres blanches, parcourt toute l'enceinte de l'édifice. Le tombeau occupe le milieu de la cour et il est surmonté d'une belle coupole dorée. Le cercueil qui mesure 4 mètres sur 2 est entièrement recouvert d'argent et entouré de lampes en or et argent qui récréent l'atmosphère décrite par Ibn Battuta. Le sarcophage est situé juste sous la coupole dorée.

Karbala est à présent une ville de quelques 600 000 habitants. Elle est située à une cinquantaine de kilomètres au sud de Bagdad. L'économie locale survit essentiellement grâce aux revenus tirés du pèlerinage et des investissements que l'Iran y réalise dans les infrastructures.


Sarcophage de l'Imam Husayn dans son mausolée à Karbala

Supplication



Je suis bouleversé par l'ampleur de mes péchés.
Ma déchéance me fait honte

Je ne me suis que trop écarté de la Voie
A présent, je fais le serment de ne plus m'éloigner du Seuil de Ta Porte.

Désormais, je ne suivrai plus d'autres voies que la Tienne,
Et il n'y aura plus pour moi d'autres cours royales que la Tienne.

O Seigneur, par Ta Bonté infinie et Ta Grâce incommensurable,
Ne m'éloigne pas de Ta noble Présence.
Ne me repousse pas, moi, Ton chien, qui me tiens à Ta Porte.

Poème de Hasan Sabbah
Traduit du livre "Shimmering Light", Kutub Kassam, I.b.Tauris, 1997

mercredi 1 juillet 2009

Repentance


O mon Dieu, O mon Seigneur Bienveillant.
Tu es le Tout-Aimant, le Clément.
Pardonne à Ton faible et humble serviteur,
Car Tu es Celui qui pardonne, le Miséricordieux.
Je confesse mes péchés,
Oui, ma négligence envers Toi m'afflige.
Je suis noyé dans l'océan des péchés,
Et Tu es le seul qui puisse me sauver.
J'implore ton secours avec force soupirs et lamentations.
Je demeure malheureux et désespéré
A l'idée de ne pouvoir Te servir comme il le conviendrait.
Du fond de mon coeur, je crie :
"Je me repens, je me repens, je me repens".

Poème de Hasan Sabbah, traduit de "Shimmering Light", Kutub Kassam, I.b.Tauris, 1997