Promontoire du château d'al-Kahf
"De Qadmous au Kaf
Déjeuner sous la tente, et puis, à midi, la grande minute, le départ pour El Kaf. Nous traversons les petites rues de Qadmous, nous contournons de côté et d'autre des monticules, et nous voilà qui serpentons, par des pistes très rudes, dans des paysages sauvages. Toujours ces pierres qui roulent ! Vraiment des pays en démolition. J'ai noté sur mes carnets que je franchis un premier col, puis un second, des hauts, des bas, des pentes raides sur des collines boisées. Au flanc d'une montagne assez importante, nous atteignons un endroit très difficile, un escalier dans le roc, qui nous hisse sur un plateau où se trouve le village de Hammam-el-Wassel, un village de Nosseïris.
Nous l'apercevons, ce sombre but de nos pensées ; nous y marchons, et soudain nous constatons qu'il occupe une hauteur que nous ne pouvons atteindre qu'en descendant pour remonter ensuite. Mais comment descendre ces parois lisses, ces rochers à pic ?
Il nous faut contourner la montagne, de façon à aborder, par une autre vallée, qui court du Nord au Sud, la pointe nord du promontoire, c'est-à-dire le socle du château. Et cette descente, qu'elle est difficile ! Des escaliers, des tables de rochers, d'où les chevaux risquent de glisser dans l'abîme, nous mènent sur une rivière. Celle-ci traversée, nous montons une berge, que nous redescendons pour retrouver une seconde rivière. C'est à s'estropier ! Mais quand il n'y aurait pas le Vieux de la Montagne à rejoindre dans son repaire central, cette horreur de site vaudrait qu'on prît la peine de s'y venir heurter l'âme. J'ai passé les deux rivières ou torrents ; me voici à pied d’oeuvre : le château se dresse à pic, à cent cinquante mètres au-dessus de ma tête, sur sa table de rochers. En avant ! Les Arabes me saisissent, et triomphalement poussé, tiré, porté, j'arrive sur la terrasse.
Magnifique site, au centre d'un massif inextricable de rochers et de vallées, qui en empêchent l'accès. Je parcours cet îlot rocheux, orienté de l'Est à l'Ouest, et formant promontoire au confluent de trois vallées profondes, si peu larges que les bergers se parlent de l'un à l'autre bord. Un massif d'érosion, une table elliptique, dont le grand axe peut avoir trois cents mètres au sommet, sur cinquante à soixante dans sa plus grande largeur. Je viens de voir, dans mon escalade, le débris des fortifications qui en défendaient l'approche, du Sud au Nord, par la rivière, et aussi les vestiges d'un aqueduc amenant l'eau d'une source qui jaillit, me dit-on, du tombeau d'Araki. C'était vraiment au onzième siècle un château inexpugnable, non seulement par ses abords immédiats, mais par toute la sauvagerie du pays. Passe pour un piéton de se glisser, comme nous venons de faire, sur ces bancs de calcaire dénudé et sur ces lits de pierrailles ! Quant à des troupes, guettées, harcelées par des embuscades, jamais elles n'arriveraient jusqu'ici.
Mustapha Barbar, gouverneur de Tripoli, a ruiné définitivement le château, il y a cent vingt-cinq ans. Rien n'en subsiste que son assiette colossale, une table rase, où quelques vestiges attestent un grand passé. Mais c'est l'horizon du Vieux de la Montagne!
Je vais de long en large sur cette terrasse du Kaf. Mes amis se sont dispersés où la curiosité les menait. Je n'ai que de courts instants à passer dans ce lieu grandiose, si dévasté, si muet. Combien j'y voudrais discerner sa figure, sa voix, ses pensées !
De tout cela, que reste-t-il dans l'imagination des Ismaéliens? Dès notre arrivée, dans le bas, près de la rivière, ils m'ont fait voir une inscription en caractères arabes ; puis une seconde, sur le rocher qui porte les premières pierres ; une troisième, enfin, sur le sommet, à gauche de la porte d'accès. La seconde inscription, ils me la traduisent : « Ce bain béni a été construit... Gouvernement Hasan d'Alamont étant... » Qu'est-ce que cela veut dire? Le Père Colangette lit : « Ce bain béni a été construit sous l'autorité de Hasan d'Alamout...
Quelle émotion pour moi de lire sur place ces deux mots ! Et puis de saluer, en dehors de la forteresse, devant la côte Nord-Est, le tombeau de Rachideddin !"
Nous l'apercevons, ce sombre but de nos pensées ; nous y marchons, et soudain nous constatons qu'il occupe une hauteur que nous ne pouvons atteindre qu'en descendant pour remonter ensuite. Mais comment descendre ces parois lisses, ces rochers à pic ?
Il nous faut contourner la montagne, de façon à aborder, par une autre vallée, qui court du Nord au Sud, la pointe nord du promontoire, c'est-à-dire le socle du château. Et cette descente, qu'elle est difficile ! Des escaliers, des tables de rochers, d'où les chevaux risquent de glisser dans l'abîme, nous mènent sur une rivière. Celle-ci traversée, nous montons une berge, que nous redescendons pour retrouver une seconde rivière. C'est à s'estropier ! Mais quand il n'y aurait pas le Vieux de la Montagne à rejoindre dans son repaire central, cette horreur de site vaudrait qu'on prît la peine de s'y venir heurter l'âme. J'ai passé les deux rivières ou torrents ; me voici à pied d’oeuvre : le château se dresse à pic, à cent cinquante mètres au-dessus de ma tête, sur sa table de rochers. En avant ! Les Arabes me saisissent, et triomphalement poussé, tiré, porté, j'arrive sur la terrasse.
Magnifique site, au centre d'un massif inextricable de rochers et de vallées, qui en empêchent l'accès. Je parcours cet îlot rocheux, orienté de l'Est à l'Ouest, et formant promontoire au confluent de trois vallées profondes, si peu larges que les bergers se parlent de l'un à l'autre bord. Un massif d'érosion, une table elliptique, dont le grand axe peut avoir trois cents mètres au sommet, sur cinquante à soixante dans sa plus grande largeur. Je viens de voir, dans mon escalade, le débris des fortifications qui en défendaient l'approche, du Sud au Nord, par la rivière, et aussi les vestiges d'un aqueduc amenant l'eau d'une source qui jaillit, me dit-on, du tombeau d'Araki. C'était vraiment au onzième siècle un château inexpugnable, non seulement par ses abords immédiats, mais par toute la sauvagerie du pays. Passe pour un piéton de se glisser, comme nous venons de faire, sur ces bancs de calcaire dénudé et sur ces lits de pierrailles ! Quant à des troupes, guettées, harcelées par des embuscades, jamais elles n'arriveraient jusqu'ici.
Mustapha Barbar, gouverneur de Tripoli, a ruiné définitivement le château, il y a cent vingt-cinq ans. Rien n'en subsiste que son assiette colossale, une table rase, où quelques vestiges attestent un grand passé. Mais c'est l'horizon du Vieux de la Montagne!
Je vais de long en large sur cette terrasse du Kaf. Mes amis se sont dispersés où la curiosité les menait. Je n'ai que de courts instants à passer dans ce lieu grandiose, si dévasté, si muet. Combien j'y voudrais discerner sa figure, sa voix, ses pensées !
De tout cela, que reste-t-il dans l'imagination des Ismaéliens? Dès notre arrivée, dans le bas, près de la rivière, ils m'ont fait voir une inscription en caractères arabes ; puis une seconde, sur le rocher qui porte les premières pierres ; une troisième, enfin, sur le sommet, à gauche de la porte d'accès. La seconde inscription, ils me la traduisent : « Ce bain béni a été construit... Gouvernement Hasan d'Alamont étant... » Qu'est-ce que cela veut dire? Le Père Colangette lit : « Ce bain béni a été construit sous l'autorité de Hasan d'Alamout...
Quelle émotion pour moi de lire sur place ces deux mots ! Et puis de saluer, en dehors de la forteresse, devant la côte Nord-Est, le tombeau de Rachideddin !"
Maurice Barrès, Une enquête au pays du Levant, Plon
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