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vendredi 10 juillet 2009

Maurice Barrès à Khawabi : récit de voyage

Khawabi


"Au matin, à huit heures, départ de Banias pour Khawabi. Nous suivons la mer, par des sentiers faciles, au pied du château de Marqab. La chaleur, déjà remarquable, grandit terriblement, lorsque, pour éviter les sinuosités du rivage, nous coupons au court, à travers des terres volcaniques où la brise marine cesse de nous rafraîchir.
Vers onze heures, nous atteignons la halte du déjeuner, les jardins du pont Kharab : quelques arbres, auprès d'une source et d'un champ de blé. Un beau figuier met son ombre sur nos tapis éten­dus. C'est un figuier non greffé, mais on y fait grim­per un petit enfant qui sait choisir les fruits. Sous les arbres voisins, les chevaux remuent leurs grandes queues pour chasser les mouches. Avec eux sont assis les gendarmes et les Moukres. A mesure que chacun de nous s'est servi, on leur passe les plats de poulet, de légumes froids et de laitage, tout un charmant festin qu'a voulu nous offrir la famille d'Adballah Elias.
Dans les arbres, un oiseau, d'autant de coeur qu'un rossignol, chante à demi endormi. Un âne brait au loin.
Pas de sieste. En route. Nous traversons une rivière où il y a des arbres et de l'eau très claire, et nous commençons à gravir des collines assez raides, pour parvenir à un vaste plateau où le terrain, de calcaire devient volcanique, sans cesser d'être pierreux. Nous suivons ses ondulations acci­dentées. Rien que le bruit des pas de nos che­vaux à la file. L'insolation nous menace, mais que cette vie animale est belle ! Je me fais toute une morale, à part moi, pour m'inciter à mépriser ma fatigue et à jouir de ces minutes paisibles. Quand Mahomet fit son voyage de Syrie, deux anges lui formaient un abri de leurs ailes contre l'ardeur du soleil. La jeune Khadidjah en ayant été infor­mée offrit sa main à Mahomet. Ni les anges, ni la jeune Khadidjah ne m'apporteront leurs faveurs.
Une heure et demie après avoir quitté la rivière, nous arrivons au village grec orthodoxe d'El-Sanda. Tandis que les paysans nous apportent du sirop de mûres, les mulets se roulent à terre et s'attirent une bastonnade générale.
Maintenant, par une série de lacets, dans les ter­rains volcaniques, et dans un véritable petit bois, on descend une très forte pente, pour arriver, dans le fond de la vallée, à un ruisseau. Là, notre guide indécis s'arrête. Il ne sait plus sa direction. Une paysanne providentielle surgit, qui vient puiser de l'eau. Mais la menteuse, la prudente, la sotte, n'a jamais entendu parler de Khawabi ! Autre provi­dence : soudain apparaît une escouade de jeunes cavaliers. A leur tête, le fils du Moudir de Khawabi. Ce Moudir se nomme Achmed Bey al-Mahmoud, et son fils, Abdel-Khader. Ils viennent d'être préve­nus par nos conducteurs de bagages qui, eux, sont déjà arrivés, et ils accourent à notre rencontre.
Il est six heures du soir ; ces jeunes gens font une charmante fantasia dans le lit de la rivière, et je les applaudis, tout en me disant in petto que je ne leur cède pas en fantaisie, moi qui viens, par cette chaleur, admirer ici leur équitation !
Et tous ensemble, de repartir. Nous chevauchons dans le ruisseau même, et rejoignons ainsi le lit des­séché d'un torrent, que nous remontons, puis un petit sentier périlleux. Soudain, dans le ciel, par une échancrure de vallée, entre les montagnes fa­rouches, apparaît Khawabi. Des constructions sur un rocher, entouré lui-même, de quatre côtés, par quatre montagnes qui le surplombent de quatre à cinq cents mètres. Quelle beauté, cette dure solitude guerrière ! Le long du mince sentier serpentant à pic, au-dessus de la profonde rivière, nous appro­chons dans le soir, et déjà nous pouvons voir la population debout sur les murs qui nous attend. A ce moment, j'ai écrit sur mon carnet deux lignes que j'y retrouve en riant : « J'aperçus Khawabi à la fin du jour dans le ciel, et j'éprouve de l'enthou­siasme ! »
Au pied du rocher qui porte la forteresse, devenue elle-même le village, nous trouvons les notables et, devant eux, le moudir, Achmed Bey al-Mahmoud, gros bonhomme à l'air jovial, une sorte de Toulou­sain, qui soudain me rappelle l'ancien ministre Constans. Ils nous disent que, là-haut, il n'y aurait pas de place pour nous, et qu'ils ont fait établir nos tentes en bas, dans un champ d'oliviers, où ils nous conduisent.
Fort excité par le désir de voir Khawabi, je décide que nous n'attendrons pas au lendemain matin, et que nous allons sur l'heure, dans le cré­puscule, gravir à pied la rude côte, avec le Moudir, à qui nous ferons d'abord notre visite.
On entre dans le château par une porte pareille à celle de Marqab. Ce sombre porche franchi, me voici à ciel ouvert (un ciel déjà plein de nuit) dans l'enceinte fortifiée. Une rue y est construite, où je fais quelques pas. Puis à droite, l'escalier et la mai­son du Moudir. Son salon : tout un orientalisme de pacotille allemande. Sur un marbre, devant une glace, une collection de lampes à pétrole en cristal. On sert des verres d'orangeade et le café.
Nous reprenons la visite du village, dans le château. Une seule rue, en rumeur, pleine d'ânes et d'enfants qu'épouvante notre vue. Des femmes bravent la défense de nous approcher, jetées vers nous par la curiosité. Les hommes, très sombres, répondent pourtant à nos « bonjours, messieurs » et à nos saluts. Cette rue finit très vite en cul-de- sac. Il nous faut revenir par le même chemin, sous la même voûte, si noire maintenant qu'on doit y allumer des allumettes. Nous redescendons le long escalier, et trouvons, sous nos oliviers, les tentes dressées.
Je m'en vais, de fatigue, me coucher sans dîner."
Maurice Barrès, Une enquête aux pays du Levant, Plon, 1923

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