La région de Qadmous : un enhevêtrement de collines découpées en terrasses pour la culture de l'olivier. Nombre de ces collines portent sur leurs sommets des tombeaux de chefs croisés ou arabes ou encore de saints
Extrait tiré de Une enquête aux pays du Levant, Maurice Barrès, Plon, pp. 228-239
"De Masyaf à Qadmous
La charmante messe s'achève auprès de la rivière ; nos tentes s'affaissent sur la prairie ; les juments et les étalons hennissent, car nous sommes au printemps ; le carillon des mules commence, et voici le moudir et les notables qui nous apportent leurs aimables adieux.
A cheval, en file indienne, nous traversons Masyaf. D'un dernier regard, j'aime la belle forteresse et ce coin perdu, où je suis venu vérifier mes rêves et les transmuer en données positives. Puis, tout droit, nous attaquons la haute montagne.
Une petite croupe, un ravin, et l'ayant longé et traversé, nous nous trouvons en présence d'un nouvel étage de rochers, où serpente une nouvelle vallée, jusqu'à ce que nous arrivions sur un plateau broussailleux. On le descend à l'Ouest, on franchit un ruisseau qui coule du Sud au Nord, puis l'on gravit, au long d'une petite gorge, pendant deux heures, des éboulis et des broussailles. Et c'est alors un nouveau plateau, dont nous suivons les sinuosités pour gagner une colline où commence la « route carrossable ».
Quelle description difficile ! Sûrement, je manque d'imagination topographique. C'est qu'au milieu de cette immense pierraille qui roule sous nos pieds, et dans cet enchevêtrement de vallées, sous ce soleil infernal, je ne pense qu'à voir, après Masyaf, Qadmous. Il ne faut me demander que la description de cette obsession d'amoureux. Sur mon carnet, tout est confusion, sauf trois lignes : « Traversée pénible de la chaîne des Ansariés ; terrain rocheux, légèrement boisé et sans eau. Arrivée à onze heures à Aïn-Hassan, petite source où nous sommes heureux de nous asseoir, tandis qu'un berger qui s'approche nous vend du lait de ses chèvres. »
A cette heure du déjeuner, nous sommes dans la grande montagne, où les masses de calcaire alternent avec les bancs d'argile. L'horizon est immense, terminé par la mer. Notre route dorénavant va serpenter sur une espèce de plateau un peu accidenté, jusqu'à ce qu'elle descende franchement à Qadmous. Mais si large que soit la vue, ce Qadmous nous demeure masqué par une colline à notre droite, et ne surgira qu'une demi-heure avant notre arrivée, faible ruine sur un haut massif de soulèvement, autour duquel les terrains ont été emportés. Un grand paysage théâtral...
A. cette minute de l'apparition, vers une heure de l'après-midi, nous sommes abordés en fantasia par la plus brillante escouade de cavaliers. A sa tête, Abdallah Elias, jeune homme d'excellentes manières et parlant le français, qui est employé à la régie des tabacs de Lattaquieh. Il vient d'apporter au Moudir de Qadmous, de la part du Caimakan de Banias, Hussein Effendi Massarani, l'ordre de nous rendre de grands honneurs. Et nous ayant exprimé fort galamment son intention de nous accompagner jusqu'à Tartous, il prend sur l'heure la direction de notre caravane.
A cheval, en file indienne, nous traversons Masyaf. D'un dernier regard, j'aime la belle forteresse et ce coin perdu, où je suis venu vérifier mes rêves et les transmuer en données positives. Puis, tout droit, nous attaquons la haute montagne.
Une petite croupe, un ravin, et l'ayant longé et traversé, nous nous trouvons en présence d'un nouvel étage de rochers, où serpente une nouvelle vallée, jusqu'à ce que nous arrivions sur un plateau broussailleux. On le descend à l'Ouest, on franchit un ruisseau qui coule du Sud au Nord, puis l'on gravit, au long d'une petite gorge, pendant deux heures, des éboulis et des broussailles. Et c'est alors un nouveau plateau, dont nous suivons les sinuosités pour gagner une colline où commence la « route carrossable ».
Quelle description difficile ! Sûrement, je manque d'imagination topographique. C'est qu'au milieu de cette immense pierraille qui roule sous nos pieds, et dans cet enchevêtrement de vallées, sous ce soleil infernal, je ne pense qu'à voir, après Masyaf, Qadmous. Il ne faut me demander que la description de cette obsession d'amoureux. Sur mon carnet, tout est confusion, sauf trois lignes : « Traversée pénible de la chaîne des Ansariés ; terrain rocheux, légèrement boisé et sans eau. Arrivée à onze heures à Aïn-Hassan, petite source où nous sommes heureux de nous asseoir, tandis qu'un berger qui s'approche nous vend du lait de ses chèvres. »
A cette heure du déjeuner, nous sommes dans la grande montagne, où les masses de calcaire alternent avec les bancs d'argile. L'horizon est immense, terminé par la mer. Notre route dorénavant va serpenter sur une espèce de plateau un peu accidenté, jusqu'à ce qu'elle descende franchement à Qadmous. Mais si large que soit la vue, ce Qadmous nous demeure masqué par une colline à notre droite, et ne surgira qu'une demi-heure avant notre arrivée, faible ruine sur un haut massif de soulèvement, autour duquel les terrains ont été emportés. Un grand paysage théâtral...
A. cette minute de l'apparition, vers une heure de l'après-midi, nous sommes abordés en fantasia par la plus brillante escouade de cavaliers. A sa tête, Abdallah Elias, jeune homme d'excellentes manières et parlant le français, qui est employé à la régie des tabacs de Lattaquieh. Il vient d'apporter au Moudir de Qadmous, de la part du Caimakan de Banias, Hussein Effendi Massarani, l'ordre de nous rendre de grands honneurs. Et nous ayant exprimé fort galamment son intention de nous accompagner jusqu'à Tartous, il prend sur l'heure la direction de notre caravane.
Qadmous
Belle entrée dans Qadmous. Nous passons sans nous arrêter auprès de nos tentes, déjà toutes dressées, car elles nous ont devancés tandis que nous déjeunions, et Abdallah nous conduit tout droit chez un notable ismaélien, Mohammed Taha Effendi, qui veut bien nous prier à dîner.
Ses invités sont là ; on palabre, les heures s'écoulent, je ne vois rien venir...
— Enfin, dis-je, qu'est-ce qu'on attend?
— Que vous daigniez donner vos ordres, me fait répondre en s'inclinant mon hôte.
Je ne vais pas vous décrire les plateaux qu'on apporte alors, chargés d'une ou deux douzaines de curiosités de bouche, prodigieusement parfumées. Essayons plutôt de rétablir la conversation.
— Vous me montrerez votre château, dis-je aux Qadmousiens.
Et tous de me donner des renseignements qui complètent ceux que j'ai recueillis à Masyaf. Quand les Nosseïris se furent emparés du château de Masyaf, ils vinrent assiéger celui de Qadmous. Un Ismaélien de Khawabi, dont ils me donnent le nom, que je vais sûrement estropier, le cheikh Ali-el-Hadj, courut prévenir Alep, Homs, Hama. Mais là-bas on perdit du temps ; le gouvernement ottoman, avant d'envoyer Youssouf Pacha et des troupes, fit prendre par les savants, par les grands cheikhs, une fatwa, une décision pour établir que les Ismaéliens sont musulmans. Les gens de Qadmous, qui ne voyaient rien venir, qui ne savaient même pas qu'on s'occupât d'eux, se rendirent aux Nosseïris, à condition que leur vie serait sauve ; et ils quittèrent le pays. Sur les entrefaites, Youssouf Pacha arriva, bombarda la forteresse, chassa les Nosseïris, et commença à ramener les Ismaéliens. Mais la forteresse resta demi-détruite, et bientôt sa ruine fut achevée par Ibrahim Pacha, qui n'entendait pas laisser de refuges aux indigènes...
(Ainsi en Orient, en France, en Allemagne, les burgs sont tous morts de la même manière et par un effet du même dessein politique. Partout le pouvoir central a voulu désarmer et rendre impossible la vie politique locale.) [...]
Nous campons sous la tente, à l'entrée du village, au pied du tertre qui porte le château de Qadmous. Le plus profond et le plus agreste repos. Je le dirai une fois pour toutes, et d'une manière paisible et générale, afin d'éviter l'apparence même d'un reproche envers aucun de ces hôtes qui nous accueillent de leur mieux : c'est vraiment triste qu'en Orient les nuits appartiennent aux moustiques et aux punaises. Écoutez la chanson cruelle de ceux-là, et voyez la marche horrible de celles-ci ! Par centaines, ils tourbillonnent dans l'air, tandis qu'elles s'avancent en silence sur les murs, au plafond, dans tous les plis de toutes les étoffes, des plus somptueuses et des plus misérables. Quel dégoût ! Ah ! ce n'est pas en Asie, à ma connaissance du moins, que nos nuits deviennent la plus belle moitié de notre vie. Restent les campements : sous la tente, trêve de reproches ! Propreté, silence, large et pure respiration ! Un tel régime, c'est bien-être, guérison, oubli, apaisement physique et moral, retour à nos destinées premières et peut-être les plus vraies.
Au réveil, avec le Moudir et plusieurs notables, je suis allé visiter le château, ou du moins le haut du rocher que le château occupait jusqu'aux premières années du dix-neuvième siècle. C'est un massif d'une centaine de mètres, à la pointe de l'angle dessiné par deux vallées qui se rejoignent. Ce massif, séparé de sa base par une dépression, a la forme d'un oeuf, d'une ellipse allongée, dont le dessus a été aplani par l'architecte du château. Tout autour, sauf du côté Nord, où l'on accède plus aisément du village, de profonds ravins l'enserrent, qui doivent débiter beaucoup d'eau en hiver. L'horizon est fermé par des montagnes calcaires, entres lesquelles, à l'Orient, par plusieurs brèches, on aperçoit la mer et les hauteurs de l'île de Chypre.
Sur cette terrasse, mi-naturelle, mi-taillée dans le roc, à la place du château anéanti, quelques pauvres maisons, quelques mûriers chétifs qui ont su trouver un peu de terre végétale. Vif étonnement, pour un Français, d'y trouver un vieux canon à fleur de lis. Que fait-il là ?
Le grand vent, un immense espace à surveiller, le silence, et ma curiosité qui ne sait où se renseigner. Je regarde au-dessous de moi cet inextricable enchevêtrement de vallées, où des restes de murs me font comprendre que jadis les avancées du château les fermaient. Mais que puis-je saisir des intérêts, des passions, de l'intelligence qui animaient cet horizon ruiné ?
Je cause avec plusieurs Ismaéliens, dont l'émir Tamer Ali. Ils me racontent que le seigneur Rachideddin Sinan demeura quelque temps à Qadmous dans une maison éclairée par une grande fenêtre. Si quelqu'un de ses compagnons voulait entreprendre une affaire, un voyage, il venait y réfléchir devant cette fenêtre. Et le seigneur le voyait. Au bout de peu, un serviteur sortait et disait à l'homme : « Ton affaire réussira, » ou bien « Ton voyage échouera ! » Et celui-ci, selon cette réponse, abandonnait ou exécutait son projet.
Souvent, la nuit, le seigneur Rachid montait au sommet des montagnes voisines, et laissant son cheval à son écuyer, il se tenait dans la solitude. Une nuit, l'écuyer s'enhardit jusqu'à s'approcher, et voici qu'il vit un oiseau vert aux grandes ailes qui causait avec le seigneur. Un peu avant l'aube, l'oiseau s'étant envolé, le seigneur se leva et rejoignit son cheval. L'écuyer osa alors l'interroger sur cet oiseau vert. « C'est, répondit Rachid, le seigneur Hasan Aladhikrihis-Salâm, le Grand-Maître de Perse, qui vient me demander assistance. » [...]
Des montagnes voisines se détachent, çà et là, plusieurs pitons ; l'Émir m'indique l'un d'eux, tout près de nous, au Nord, qui porte, me dit-il, le tombeau de Mollah-Hasan, le fils de Rachid-eddin Sinan. Il domine le pays, et je vois avec plaisir que j'ai passé ma nuit dans une dépression, entre la forteresse et ce tombeau du fils de l'homme que j'admire.
Les hauts lieux dont ce pays est semé, m'explique encore l'Émir, s'appellent Mazar. Un certain nombre d'entre eux sont nommés Gharbi, ce qui veut dire occidental, et renferment des restes d'Européens, de chefs croisés ; ou bien encore on y voit des inscriptions romaines.
Rachid-eddin est enterré au Kaf, où je vais aller tout à l'heure. L'Émir le tient pour un chef politique, non pour un chef religieux. Son tombeau, auprès duquel subsistent des vestiges de maison, est une coupole en très bon état avec un caveau. On y va beaucoup dans la saison d'été, et en arrivant on égorge des moutons. On y met des lampes, la veille de chaque vendredi, et des chiffons bleus. Il s'y produit souvent des miracles. Sur le tombeau aussi de Mollah-Hasan, le fils de Rachid-eddin, on met des lumières, le jeudi soir, et des chiffons bleus. Nulle inscription ne s'y trouve.
Plusieurs Ismaéliens se sont groupés autour de l'Émir qui me donne ces explications. Je reviens sur ce qu'il m'a dit de Sinan, et je lui demande :
— Vraiment, Rachid-eddin Sinan n'était pas un chef religieux ? Je croyais qu'il se faisait adorer comme un dieu?
— C'était un chef politique.
— Où donc est le dieu ?
Nulle réponse.
— Récitez-vous des poésies spéciales ? (je n'ose dire des prières.)
Les visages se ferment, et au bout d'un instant, l'Émir me répond :
— Non.
Des enfants nous suivent et nous présentent des monnaies byzantines qu'ils désirent me vendre."
Ses invités sont là ; on palabre, les heures s'écoulent, je ne vois rien venir...
— Enfin, dis-je, qu'est-ce qu'on attend?
— Que vous daigniez donner vos ordres, me fait répondre en s'inclinant mon hôte.
Je ne vais pas vous décrire les plateaux qu'on apporte alors, chargés d'une ou deux douzaines de curiosités de bouche, prodigieusement parfumées. Essayons plutôt de rétablir la conversation.
— Vous me montrerez votre château, dis-je aux Qadmousiens.
Et tous de me donner des renseignements qui complètent ceux que j'ai recueillis à Masyaf. Quand les Nosseïris se furent emparés du château de Masyaf, ils vinrent assiéger celui de Qadmous. Un Ismaélien de Khawabi, dont ils me donnent le nom, que je vais sûrement estropier, le cheikh Ali-el-Hadj, courut prévenir Alep, Homs, Hama. Mais là-bas on perdit du temps ; le gouvernement ottoman, avant d'envoyer Youssouf Pacha et des troupes, fit prendre par les savants, par les grands cheikhs, une fatwa, une décision pour établir que les Ismaéliens sont musulmans. Les gens de Qadmous, qui ne voyaient rien venir, qui ne savaient même pas qu'on s'occupât d'eux, se rendirent aux Nosseïris, à condition que leur vie serait sauve ; et ils quittèrent le pays. Sur les entrefaites, Youssouf Pacha arriva, bombarda la forteresse, chassa les Nosseïris, et commença à ramener les Ismaéliens. Mais la forteresse resta demi-détruite, et bientôt sa ruine fut achevée par Ibrahim Pacha, qui n'entendait pas laisser de refuges aux indigènes...
(Ainsi en Orient, en France, en Allemagne, les burgs sont tous morts de la même manière et par un effet du même dessein politique. Partout le pouvoir central a voulu désarmer et rendre impossible la vie politique locale.) [...]
Nous campons sous la tente, à l'entrée du village, au pied du tertre qui porte le château de Qadmous. Le plus profond et le plus agreste repos. Je le dirai une fois pour toutes, et d'une manière paisible et générale, afin d'éviter l'apparence même d'un reproche envers aucun de ces hôtes qui nous accueillent de leur mieux : c'est vraiment triste qu'en Orient les nuits appartiennent aux moustiques et aux punaises. Écoutez la chanson cruelle de ceux-là, et voyez la marche horrible de celles-ci ! Par centaines, ils tourbillonnent dans l'air, tandis qu'elles s'avancent en silence sur les murs, au plafond, dans tous les plis de toutes les étoffes, des plus somptueuses et des plus misérables. Quel dégoût ! Ah ! ce n'est pas en Asie, à ma connaissance du moins, que nos nuits deviennent la plus belle moitié de notre vie. Restent les campements : sous la tente, trêve de reproches ! Propreté, silence, large et pure respiration ! Un tel régime, c'est bien-être, guérison, oubli, apaisement physique et moral, retour à nos destinées premières et peut-être les plus vraies.
Au réveil, avec le Moudir et plusieurs notables, je suis allé visiter le château, ou du moins le haut du rocher que le château occupait jusqu'aux premières années du dix-neuvième siècle. C'est un massif d'une centaine de mètres, à la pointe de l'angle dessiné par deux vallées qui se rejoignent. Ce massif, séparé de sa base par une dépression, a la forme d'un oeuf, d'une ellipse allongée, dont le dessus a été aplani par l'architecte du château. Tout autour, sauf du côté Nord, où l'on accède plus aisément du village, de profonds ravins l'enserrent, qui doivent débiter beaucoup d'eau en hiver. L'horizon est fermé par des montagnes calcaires, entres lesquelles, à l'Orient, par plusieurs brèches, on aperçoit la mer et les hauteurs de l'île de Chypre.
Sur cette terrasse, mi-naturelle, mi-taillée dans le roc, à la place du château anéanti, quelques pauvres maisons, quelques mûriers chétifs qui ont su trouver un peu de terre végétale. Vif étonnement, pour un Français, d'y trouver un vieux canon à fleur de lis. Que fait-il là ?
Le grand vent, un immense espace à surveiller, le silence, et ma curiosité qui ne sait où se renseigner. Je regarde au-dessous de moi cet inextricable enchevêtrement de vallées, où des restes de murs me font comprendre que jadis les avancées du château les fermaient. Mais que puis-je saisir des intérêts, des passions, de l'intelligence qui animaient cet horizon ruiné ?
Je cause avec plusieurs Ismaéliens, dont l'émir Tamer Ali. Ils me racontent que le seigneur Rachideddin Sinan demeura quelque temps à Qadmous dans une maison éclairée par une grande fenêtre. Si quelqu'un de ses compagnons voulait entreprendre une affaire, un voyage, il venait y réfléchir devant cette fenêtre. Et le seigneur le voyait. Au bout de peu, un serviteur sortait et disait à l'homme : « Ton affaire réussira, » ou bien « Ton voyage échouera ! » Et celui-ci, selon cette réponse, abandonnait ou exécutait son projet.
Souvent, la nuit, le seigneur Rachid montait au sommet des montagnes voisines, et laissant son cheval à son écuyer, il se tenait dans la solitude. Une nuit, l'écuyer s'enhardit jusqu'à s'approcher, et voici qu'il vit un oiseau vert aux grandes ailes qui causait avec le seigneur. Un peu avant l'aube, l'oiseau s'étant envolé, le seigneur se leva et rejoignit son cheval. L'écuyer osa alors l'interroger sur cet oiseau vert. « C'est, répondit Rachid, le seigneur Hasan Aladhikrihis-Salâm, le Grand-Maître de Perse, qui vient me demander assistance. » [...]
Des montagnes voisines se détachent, çà et là, plusieurs pitons ; l'Émir m'indique l'un d'eux, tout près de nous, au Nord, qui porte, me dit-il, le tombeau de Mollah-Hasan, le fils de Rachid-eddin Sinan. Il domine le pays, et je vois avec plaisir que j'ai passé ma nuit dans une dépression, entre la forteresse et ce tombeau du fils de l'homme que j'admire.
Les hauts lieux dont ce pays est semé, m'explique encore l'Émir, s'appellent Mazar. Un certain nombre d'entre eux sont nommés Gharbi, ce qui veut dire occidental, et renferment des restes d'Européens, de chefs croisés ; ou bien encore on y voit des inscriptions romaines.
Rachid-eddin est enterré au Kaf, où je vais aller tout à l'heure. L'Émir le tient pour un chef politique, non pour un chef religieux. Son tombeau, auprès duquel subsistent des vestiges de maison, est une coupole en très bon état avec un caveau. On y va beaucoup dans la saison d'été, et en arrivant on égorge des moutons. On y met des lampes, la veille de chaque vendredi, et des chiffons bleus. Il s'y produit souvent des miracles. Sur le tombeau aussi de Mollah-Hasan, le fils de Rachid-eddin, on met des lumières, le jeudi soir, et des chiffons bleus. Nulle inscription ne s'y trouve.
Plusieurs Ismaéliens se sont groupés autour de l'Émir qui me donne ces explications. Je reviens sur ce qu'il m'a dit de Sinan, et je lui demande :
— Vraiment, Rachid-eddin Sinan n'était pas un chef religieux ? Je croyais qu'il se faisait adorer comme un dieu?
— C'était un chef politique.
— Où donc est le dieu ?
Nulle réponse.
— Récitez-vous des poésies spéciales ? (je n'ose dire des prières.)
Les visages se ferment, et au bout d'un instant, l'Émir me répond :
— Non.
Des enfants nous suivent et nous présentent des monnaies byzantines qu'ils désirent me vendre."
Extrait tiré de Une enquête aux pays du Levant, Maurice Barrès, Plon, pp. 228-239
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