Nasir Khusraw arrive au Caire en août 1047 et y restera jusqu'en avril 1050. Sa relation de voyage le "Safar Name" contient une description particulièrement détaillée et vivante du Caire à l'époque fatimide, sous le règne de l'Imam-Calife al-Mustansir bi-llah (mort en 1094). Voici un extrait de cette description où Nasir Khusraw nous fait part d'une particularité unique, à sa connaissance, dans le monde islamique :
"Entre autres particularités de Misr [1], on doit signaler celle-ci : quiconque veut se créer un jardin peut réaliser son désir en quelque saison que ce soit. Il est possible de se procurer et de planter en tout temps, soit des arbres chargés de fruits, soit des arbres d'agrément. Il y a des gens qui sont les courtiers de ce genre de commerce et qui fournissent immédiatement tout ce qui leur est demandé. Ils ont des arbres plantés dans des bacs, sur les terrasses de leurs maisons qui ressemblent pour la plupart à des jardins. Ces arbres sont, en général, couverts de fruits, oranges sucrées ou amères, grenades, pommes et coings. Ces courtiers ont aussi des rosiers, des basilics et des plantes odoriférantes.
Lorsqu'on le désire, des porte-faix vont prendre ces caisses avec les arbres qu'elles contiennent ; ils les attachent à des perches et les transportent à l'endroit qu'on leur indique et, après avoir vidé les caisses, ils plantent les arbres qui n'éprouvent aucun dommage. Je n'ai vu cet usage pratiqué dans aucun autre pays du monde et je n'en ai entendu parler nulle part ailleurs ; je dois ajouter qu'il est fort agréable."
Nasir Khusraw, Sefer Nameh, traduction Charles Schefer, Paris, 1881
Vous pouvez retrouver l'intégralité du Safar Nameh en cliquant ici
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[1] Au Xe siècle, l'ancienne Fustat ainsi que les quartiers attenants d'al-Askar (ville garnison) et al-Qata'i (quartier fondé par Ibn Tûlûn) formaient la ville de Misr. Fustat au Xe siècle était devenue la deuxième ville la plus importante de l'Islam après Bagdad, notamment grâce à l'action constructrice d'Ibn Tulun qui voulait en faire une deuxième Samarra, la ville des califes abbassides. Peu avant la prise de l'Egypte par les Fatimides, le quartier d'al-Qata'i avec tous ses palais sera rasé par l'armée abbasside envoyée par Bagdad pour mettre fin à l'action sécessionniste des Tûlûnides. Il ne subsistera que la magnifique mosquée Ibn Tûlûn, l'une des plus anciennes et des plus belles du Caire. Pour faire court, disons que Misr, c'est la vieille ville, le vieux Caire, par opposition à al-Qahira (Le Caire) fondée par les Fatimides après leur conquête de l'Egypte en 969. Signalons également que pour les égyptiens, Misr désigne tout à la fois Le Caire et l'Egypte. Le terme "al-Qahira" est très rarement utilisé pour désigner la capitale. Pour tout ce qui concerne l'histoire et l'évolution géographique de la ville du Caire au cours des siècles, on se reportera à l'excellent ouvrage publié sous la direction d'André Raymond : "Le Caire", aux éditions Citadelle et Mazenod.
10 commentaires:
Merci d'avoir mis en texte intégral de Sefer Nameh de Nassir Khoswrau, c'est un texte extrêment rare et difficile à trouver, sauf en anglais alors qu'il avait traduit en français me semble-t-il la première fois, je me trompe ?
Bonjour,
Oui, le texte est effectivement très difficile à trouver sur internet et j'ai eu beaucoup de mal à mettre la main dessus. Finalement, les hasards de la navigation m'ont fait croiser l'emplacement de ce texte.
La relation a été traduite en 1881 par Charles Schefer et c'est la seule traduction en français qui existe. La traduction est de qualité et le récit en lui-même du Safar Name est tout à fait passionnant et possède des qualités qui sont absentes même dans des récits beaucoup plus connus comme ceux de Marco Polo ou d'Ibn Battuta. Nasir Khusraw fait preuve d'une grande honnêteté dans son récit et celui-ci est dépourvu de toute invention grotesque, fantastique et abracadabrante. La relation de Nasir Khusraw est injustement négligée et sous estimée bien qu'exploitée régulièrement par les historiens, notamment pour la description du Dôme du Rocher et de La Mecque. Mais bon, dans mes prochains posts, je vais essayer de mettre en avant ce livre et tenter modestement de l'éclairer.
Oui, merci, et bonne continuation pour votre blog que j'aime beaucoup et qui nous montre une autre facette d'un islam intellectuel et rationnel tout en gardant le côté spirituel et imaginatif ou "imaginal" comme le disait le regretté Corbin.
Le chiisme en général et l'ismaélisme en particulier ont contracté une dette incommensurable envers le travail inlassable et l'œuvre exemplaire du regretté Henry Corbin pour les faire connaître.
Aucun rapport direct avec ce sujet, Pier Paolo! Mais après vous avoir dit qu'à aucun moment je vous ai trouvé brutal (simple mise au point) dans le jardin de Jalel, je voulais vous demander ceci: j'ai lu quelque part (toujours ma mémoire bien remplie mais non bien faite) qu'après la prise d'Alamut, les Ismaélites Nizârites s'étaient dispersés et avaient donné naissance au Soufisme. N'est-ce pas plutôt que certains parmi eux l'auraient rejoint puisque Alamut est tombé en 1256 et que le soufisme remonte au VIIIe siècle?
Bonsoir Giulio,
Comme vous devez le savoir, le soufisme constitue le courant spirituel de l'Islam. Ainsi, on peut appartenir à n'importe quelle communauté religieuse et être un soufi.
Soufisme et chiisme ont été intimement liés depuis les origines car les deux courants mettaient l'accent sur une approche spirituelle de la Révélation. D'ailleurs, l'un des premiers à avoir été qualifié de soufi était le célèbre alchimiste Djabir ibn Hayyan qui était un disciple de l'Imam Djafar al-Sadiq. De par les affinités que chiisme et soufisme ont entretenues, c'est sans peine que les ismaéliens après la chute d'Alamut ont, comme l'on dit communément, "revêtus le manteau du soufisme", ceci afin d'échapper aux persécutions. Il ne faut pas oublier que la destruction d'Alamut a été l'objectif prioritaire des mongols lorsque Hulegu s'est mis en marche pour la conquête de l'Iran. Comme le dit Henry Corbin, dans son introduction d'un commentaire ismaélien de la "Roseraie du Mystère" (Golshan-e Raz) du soufi Mahmoud Shabestari : "ce commentaire nous montre la gnose ismaélienne méditant et s'assimilant un texte soufi avec une aisance qui serait inconcevable, s'il n'y avait pas, dès l'origine, un ensemble d'intentions communes."
Expliquez-moi donc svpl, Pier Paolo, comment les Ismaéliens Nizârites qui (Wikipedia) se voulaient des fondamentalistes, Hassan appelant ses adeptes "Assassiyoun", ceux qui sont fidèles au "fondement" de la foi, ces fondamentalistes donc, pouvaient se reconnaître dans une doctrine aussi tolérante et ouverte à tous courants et communautés (un peu comme le bouddhisme en extrême-orient p.rapp.aux divers courants indouistes, Jaïn, Sikh, etc)que le Soufisme. Intégrisme-tolérance: pas exactement le même combat! Non? Quelque chose m'échappe.
Bonjour Giulio,
La question que vous posez est vaste et l'on a beaucoup glosé, très souvent à tort et à travers, sur le terme "Assassayn". J'espère avoir l'occasion de m'étendre plus en détail sur ce sujet dans un prochain billet.
Mais reprenons un peu les choses dans l'ordre.
Tout d'abord, le terme "Assassayn" n'apparaît dans absolument aucune source arabe ou persane. Par conséquent, Hasan n'avait jamais qualifié les ismaéliens d'"Assassayn".
Le terme "Assassayn" n'apparaît que dans les sources des Croisés, notamment dans la "Vie de Saint-Louis" de Joinville. Et à aucun moment le terme n'est expliqué. Joinville, par exemple, déclare que dans les montagnes du Djebel Bahra (Syrie) vit une communauté que l'on appelle les "Assassayn".
Les chercheurs ont essayé de comprendre l'origine de ce terme. Plusieurs explications ont été proposées. Tout d'abord, Sylvestre de Sacy, qui dans son Mémoire sur les Assassins, déclare que le mot "Assassayn" proviendrait du terme "haschisch". Or, aucune source arabe ou persane ne mentionnent la consommation d'une quelconque drogue par les ismaéliens. Il n'y a que Marco Polo qui rapporte la fameuse légende relative au paradis terrestre où les jeunes gens après avoir été drogués étaient introduits.
Des études plus récentes réfutant la thèse de Sylvestre de Sacy avancent que ce terme devait être un terme péjoratif et devait être utilisé pour désigner les personnes de basse extraction sociale. Il devait être appliqué aux ismaéliens par mépris.
Enfin, Amin Maalouf, dans son roman Samarcande avance que le terme "Assassayn" provient du terme "Assas" qui signifie "fondement", "base". Le terme "Assassayn" est le duel arabe du mot "Assas" et signifie donc "deux fondements", "deux bases". Ceci se réfère au fait que pour les ismaéliens la foi repose sur deux fondements ou bases qui sont le Prophète et l'Imam. En aucune manière, il s'agit d'entendre le terme "Assassayn" en tant que "fondamentalistes" au sens moderne et politique que ce terme a pris.
Pour résumer, le terme "Assassayn" n'apparaît que sous la plume des Croisés et on ignore l'origine de ce mot. Seules des hypothèses sont avancées pour expliquer la signification de ce terme.
Giulio, permettez-moi de vous recommander plusieurs ouvrages à ce sujet. D'une manière générale, les livres d'Henry Corbin, pour comprendre les aspects spirituels et philosophiques de l'ismaélisme. Henry Corbin s'élève toujours avec véhémence contre tout ce "roman noir" monté par les Abbassides (la dynastie régnante du VIIIe au XIIIe siècles) pour discréditer les ismaéliens.
Je vous recommande particulièrement le livre de Farhad Daftary, "Légendes des assassins : mythes sur les ismaéliens", Vrin.
Cordialement,
Pier
Merci Pier Paolo, comme je l'ai déjà écrit ailleurs, quoique irréductiblement agnostique, entre Jalel et vous, je ne risque pas de mourir à 100% ignorant de l'Islam.
:-)))
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