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jeudi 22 octobre 2009

Nasir Khusraw : biographie (1ère partie) : Le rêve et l'éveil

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L'importance de l'éloge du vin a donné naissance dans le monde arabo-persan a toute une littérature bachique que l'on appelle "Khamriyyat" (de "khamr" : vin). Les chantres les plus célèbres en ont été Abu Nuwas et Omar Khayyam. Chez ce dernier, la signification attribuée au vin est l'objet de controverses. Certains soutiennent qu'Omar Khayyam en chantant le vin voulait symboliser le ravissement spirituel de l'âme en Dieu. D'autres n'y voient que l'expression du caractère pessimiste, libertin et volontiers provocateur du poète. Quoi qu'il en soit, le vin a été chanté par les soufis, surtout à partir du XIIe siècle, et l'ivresse était devenue un symbole récurrent pour eux de l'extase mystique.
Nasir Khusraw n'a pas donné dans la littérature bachique. Au début de son livre, le Safar Name (Le livre des voyages), il se plaît à nous dresser de lui l'image d'un homme menant une vie dissolue et amateur de boissons enivrantes. Bien que cet auto-portrait soit sans doute exagéré, il est néanmoins probable que cette description contienne une part de réalité. En tout cas, ce qui est certain, c'est que Nasir Khusraw qui était passé maître dans l'art de l'exégèse spirituelle ne pouvait manquer de pratiquer l'exercice sur les éléments de sa propre vie et de recourir à l'image de l'ivresse pour signifier l'état d'inscience ou d'abrutissement dans lequel se trouve l'âme lorsqu'elle reste à la surface de la lettre du Texte révélé sans en appréhender l'esprit et se conforme aux obligations religieuses d'une manière machinale et routinière.

Illustration tirée des "Séances d'Hariri", Bagdad, 1237, BNF. La scène représente des personnages dans une taverne.
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Louis Massignon écrivait dans "Parole donnée" que la vie d'un homme, sa destinée, c'est l'extériorisation d'une façon progressive d'un vœu formulé par celui-ci au dedans de lui-même. En cela, la vie de Nasir Khusraw est significative du vœu que celui-ci a pu formuler en son for intérieur. Elle apparaît, à certains égards, comme la répétition de la vie de Salman Pâk, cet orphelin d'origine iranienne qui quitta son pays natal en quête de la vérité, arriva en Arabie, et fut adopté par la Famille du Prophète [1].
Dans les rares informations auto-biographiques que Nasir nous donne de lui dans ses œuvres, c'est principalement sous une forme allégorique qu'il nous les présente, comme autant d'étapes représentatives d'un état ou d'une évolution spirituelle. Ainsi, Nasir se plaît à nous brosser de lui le portrait d'un homme jouisseur, amateur des plaisirs de la vie, porté sur la boisson, mais en même temps désabusé, malheureux de son sort et se posant toutes sortes de questions existentielles.Une nuit, il fait un rêve dans lequel il voit un personnage lui reprochant sa conduite et lui conseillant de rechercher un sens à sa vie. Nasir lui demande de quel côté il doit se diriger pour trouver la vérité. Le personnage lui indique simplement d'un geste de la main la direction de la qibla [2]. Nasir, abandonnant alors travail, foyer, honneurs et biens, se met en quête de la vérité. Il voyage durant de longues années et après bien des pérégrinations arrive enfin au Caire où en la personne de l'Imam-Calife al-Mustansir bi-llah, il trouve enfin une réponse satisfaisante à toutes ses préoccupations existentielles.
Ecoutons Nasir Khusraw nous conter cet épisode de sa vie :

Extrait du Safar Name, de Nasir Khusraw, traduction de Charles Schefer, Paris, 1881 :

"Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux

Voici le récit fait par Abou Mouyn ed Din Nassir, fils de Khosrau, originaire de Qobadian et habitant la ville de Merw, que Dieu lui pardonne ses péchés !

J'occupais la charge de secrétaire ; je faisais partie des fonctionnaires de l'Etat et j'étais, à ce titre, employé à la perception des finances et des revenus du Sultan. Je remplissais les devoirs que m'imposait ma place dans l'administration et j'avais acquis, parmi mes collègues, une certaine notoriété. [...]

Je me rendis à Djouzdjanan où je séjournai pendant un mois environ, me livrant continuellement aux plaisirs du vin. (J'en fais l'aveu, car) le prophète de Dieu a dit : "Dites la vérité, quand bien même elle vous serait préjudiciable."

Une nuit, je vis en songe un personnage qui m'adressa la parole en ces termes : "Jusques à quand boiras-tu ce vin qui prive l'homme de la raison ? Il vaudrait mieux que tu fisses un retour sur toi-même." "Les sages, lui répondis-je, n'ont rien pu trouver de meilleur que le vin pour dissiper les soucis de ce monde." La perte de la raison et de la possession de soi-même, répliqua-t-il, ne donne pas le calme à l'esprit ; le sage ne peut donc recommander à personne de se laisser guider par la démence. Il faut, au contraire, rechercher ce qui augmente l'esprit et l'intelligence." "Comment, repris-je, pourrai-je me le procurer ?" "Qui cherche trouve", me répondit-il, et, sans ajouter un mot, il m'indiqua d'un geste la direction de la qibla.

Lorsque je me réveillai, ce songe, présent à ma mémoire dans tous ses détails, fit sur moi la plus profonde impression.

"Je viens, me dis-je, de me réveiller du sommeil d'hier ; il faut que je secoue aussi celui dans lequel je suis plongé depuis quarante ans." Je résolus donc de réformer ma conduite et de changer ma manière de vivre. Le jeudi 6 du mois de Djoumazy oul akhir de l'an 437 (20 décembre 1045), je me rendis à la grande mosquée, après m'être purifié par une ablution générale. J'y fis mes prières et j'implorai l'assistance de Dieu, afin qu'il me donnât la force de m'acquitter des obligations imposées par ses lois et de renoncer, comme il l'a lui-même ordonné, aux choses illicites et défendues
."

Nasir Khusraw naquît en 1003 à Qubâdiyan, près de Marw. Nous ignorons tout de l'enfance et de la jeunesse de Nasir. D'après la qualité de ses oeuvres philosophiques et ses talents de prosateur, des chercheurs, tel Wladimir Ivanow, penchent pour une bonne formation théologique et profane de l'auteur. Nous ignorons également dans quelle branche religieuse de l'Islam Nasir vit le jour. Si les chercheurs sont unanimes pour dire qu'il n'était pas ismaélien, en revanche, ils sont partagés sur sa confession d'origine. Pour Charles Schefer, il était sunnite, pour Ivanow, rejoint en cela par Henry Corbin, il était chiite duodémain. De plus, ces chercheurs sont également partagés sur la date de conversion de Nasir à l'Ismaélisme. Charles Schefer pense qu'il était encore sunnite lors de son voyage et c'est seulement une fois arrivé au Caire qu'il se convertit à l'Ismaélisme. Ivanow, là aussi suivi par Henry Corbin, pense qu'il était déjà ismaélien avant son départ pour l'Egypte et même que ce départ résulte d'un ordre qui serait venu du Caire lui demandant de se rendre dans la capitale fatimide. Rappelons brièvement que dans les années 1045, date à laquelle Nasir situe son rêve, l'Ismaélisme est au pouvoir en Egypte depuis l'an 969 avec le Califat fatimide. A l'est du monde islamique, dans la région du Khorassan, un nouveau pouvoir se constitue et se renforce très rapidement, celui des Seldjoukides. Il va abattre la dynastie des Ghaznévides, puis en 1055, conquérir Bagdad et mettre fin à la dynastie des Bouyides chiites qui tenait le Califat abbasside sous sa coupe. Les Seldjoukides vont à leur tour mettre le Calife sous tutelle. Ils vont se poser en défenseur du sunnisme et imposer au Calife de légitimer leur pouvoir en leur conférant le titre de Sultan.
Dans la manière dont Nasir nous décrit le récit de sa conversion (le rêve puis la décision de partir en quête de la vérité), il faudrait essentiellement y voir donc, selon Wladimir Ivanow et Henry Corbin, une parabole de l'éveil et de la recherche spirituels. L'ivresse est une allégorie communément utilisée pour désigner l'état d'inconscience dans lequel se trouve l'âme lorsqu'elle ignore les vérités essentielles de la foi. D'ailleurs, un autre poète ismaélien du XIIIe siècle, Nizari Quhestani, utilisera également l'image de l'ivresse pour nous décrire l'état de mort spirituelle dans lequel il se trouvait avait de connaître l'Imam. Il entreprendra également un voyage pour aller à la rencontre de l'Imam et nous décrira ce voyage comme une quête spirituelle. Il est vrai que dans l'Ismaélisme, l'Essence de l'Imam est un objet de quête pour le fidèle et il n'est pas surprenant que le motif du voyage serve de symbole à cette recherche spirituelle. On ne peut s'empêcher ici d'évoquer "Le langage des oiseaux" de Attar qui décrit le voyage mystique des oiseaux à la rencontre de leur Seigneur, le mystérieux et magnifique Simorg.

Le processus d'adhésion à la foi ismaélienne a dû être pour Nasir un cheminement bien plus complexe qu'il ne veut bien nous le présenter. On peut penser au cas de Hasan Sabbah qui dans son autobiographie nous décrit les tourments intérieurs qu'il vécut avant de franchir le pas et d'embrasser la nouvelle foi. Dans un poème à caractère d'autobiographie spirituelle, une sorte d'ode-confession, Nasir nous conte les difficultés qu'il rencontra au cours de sa quête spirituelle ainsi que les conflits intérieurs qu'il vécut avant de trouver finalement un "remède", comme il le dit, dans la Da'wa (communauté) ismaélienne. Le poème se termine par un éloge à l'Imam, avec des paroles de gratitude et de reconnaissance à celui-ci, ainsi que par le voeu qu'il fait de consacrer désormais pour le restant de ses jours, sa vie et sa plume, au service de l'Imam :

"Où que je sois amené à vivre,

Désormais, jusqu'au dernier souffle de ma vie,

J'utiliserai le qalam, l'encre et le papier,

Uniquement pour t'exprimer ma gratitude,

A toi et à toi seul."
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[1] Une parole (hadith) attribué au Prophète lui fait dire : "Salman min Ahl al-Bayt" soit "Salman fait partie des Gens de la Maison"
[2] La qibla est la direction vers laquelle les musulmans doivent se tourner pour prier, à savoir La Mecque.

2 commentaires:

Jalel El Gharbi a dit…

Merci pour cet article. Avez-vous trouvé trace du voyage de Khosrau en Syrie où il s'est rendu pour rencontrer le grand poète Maari à Maarat En Noaman ?
Je vous ai répondu sur mon blog
Amicalement

Pier Paolo a dit…

Bonjour Jalel,
Oui, Nasir Khusraw, durant son périple, essayait autant que possible de rencontrer des poètes et des savants. Vous pouvez retrouver l'intégralité du texte du "Livre des voyages" en cliquant sur le lien contenu dans les mots "Safar Name" dans le billet. Amicalement.