"Il en va de même du jeûne, en ce que, par le jeûne, on brise la faculté de concupiscence. En effet, au tout début de son existence en ce monde, l’âme humaine a de l’inclination pour le plaisir, les passions charnelles et les mœurs propres à ce monde-ci et, pour cela, elle succombe à ce préjudice que constitue le fait d’être mise à l’envers, elle tombe dans le gouffre où s’abaisse le degré de son acte d’être.
Il n’y a aucun remède à cela, si ce n’est la rétention de l’âme à l’égard de ses inclinations. Le jeûne, qui est semblable à la rétention de l’âme à l’égard de ses inclinations, dure trente jours par an. Chaque jour, du matin à la tombée de la nuit, on tient la bouche close aux nourritures et à la boisson, réfrénant les appétits, qui sont habituels au goût et qui sont requis par la nature, se fortifiant contre eux. En tout cela, on pratique la domination de soi-même et l’ascèse et, par là, on s’exerce à la patience. De cette manière, une forme s’imprime graduellement dans l’âme, jusqu’au point où tous les organes, toutes les substances, toutes les facultés internes et externes se ferment à toutes les choses qui ne sont pas licites, et où l’on pratique la patience volontaire à l’égard de tous les plaisirs et de toutes les concupiscences de ce monde. L’on tient alors pour nécessaire l’abstinence à l’égard de toute pensée, parole ou action qui n’est pas en accord avec l’intellect, qui n’est pas autorisée par l’intellect – je veux dire qui n’est pas frappée au coin de l’Impératif du tenant du Réel."
Texte de Nasir al-Din Tûsî (m. 1274), extrait de "Rawdat al-taslim" ("Le jardin de la vraie foi"), écrit à Alamut
Tout au long de son histoire, l'Ismaélisme a toujours mis en perspective la dimension spirituelle ou ésotérique (bâtin) de la foi. La foi comporte un aspect apparent (zahir) et un sens caché (batin). L'apparent est le corps et le sens caché, l'esprit. Ainsi, le Coran au-delà du sens apparent, littéral, comporte des niveaux de significations secrètes qui constituent l’essence du message divin. La Révélation dans son acception littérale correspond à la descente (tanzil) du Texte sacré. L’exotérique constitue la porte d’entrée vers le monde spirituel. Il s’agit par le biais de l’interprétation (ta'wil) et de l’enseignement (ta'lim) de l’Imam de remonter à l’origine divine du Texte. Nasir Khusraw, philosophe ismaélien du XIe siècle, a comparé la Révélation à une échelle descendue du ciel. Le croyant doit à présent utiliser cette échelle pour remonter au divin et se rapprocher de la Réalité essentielle.
Aussi, l’Ismaélisme se veut non seulement une voie (Tariqa) de pratiques cultuelles (shari’a) mais également une voie de quête spirituelle, d’ascension céleste vers la Réalité / Vérité suprême (Haqiqa). Les obligations de la Shari’a (loi religieuse) sont essentielles en ce qu’elles sont le contenu, le support du sens spirituel et permettent au croyant par leur truchement de pénétrer dans le monde spirituel. Les pratiques religieuses ne doivent pas devenir une fin en soi. Elles ne sont qu’un moyen et non le but.
Le jeûne est une aide à la purification des mœurs, à la maîtrise de soi, afin que l’âme puisse s’élever plus facilement vers le Divin. Il s’agit par le jeûne, en affaiblissant ses facultés physiques, d’aider l’âme à desserrer autour d’elle l’étau des passions concupiscentes. L’âme alors dégagée de ses entraves matérielles peut tourner son regard vers le haut et s’élever vers la lumière divine. Si l’objectif du jeûne n’est plus ce progrès spirituel, et qu’il n’est pratiqué qu’en vue remplir une obligation religieuse, alors sa pratique devient un fardeau, une contrainte dont il faut s’acquitter bon gré mal gré. L’obligation religieuse, réduite à une contrainte et un poids, devient une punition pour celui que la pratique. Toute punition est un enfer et l'enfer est une punition. L’enfer est le lieu de l’absence du sens. Il est le lieu de l'exotérique pur et dur, dépourvu de tout contenu spirituel ou sens. C'est un cadavre. La shari’a, pratiquée sans la compréhension de sa signification spirituelle, est un enfer. Le jeûne n’est plus alors que sensation de faim et de soif, maux de tête, irritabilité, déprime, mauvaise humeur…Nasir Khusraw, dans son ouvrage « Wajh-e Din » (la Face de la Religion), compare la shari'a, vidée de sa substance spirituelle, à un cadavre. Et le Coran interdit formellement de toucher ou de manger un cadavre sous peine de contracter des maladies. Et Nasir d’énumérer quelques unes des maladies frappant les tenants de l’exotérique : ignorance, fanatisme, intolérance, bigoterie…
Le véritable jeûne ne consiste pas exclusivement à se priver de nourriture pendant une journée. Il doit être un effort permanent, tout au long de la vie, de se priver des pensées, habitudes, actions impures dans lesquelles l'âme se complaît et y trouve sa jouissance. L'âme charnelle, celle qui doit être sacrifiée et dont Dieu demande qu'on la lui sacrifie, est symbolisée dans le Coran (II, 67-71) par cette vache grasse, de belle couleur, d'âge moyen, plaisante à voir et qui n’a jamais été asservie pour les travaux des champs.
La Grande Résurrection (la Qiyama al-qiyamât) proclamée en 1164 par l’Imam Hasan ‘ala dhikri-hi-salam ne consistait pas en une suppression de la shari'a. La Grande Résurrection invitait avant tout les croyants à un éveil au sens spirituel de la foi et à contempler en l’Imam le Signifié, le Symbolisé de toutes les Révélations divines. La Qiyama n’était pas une abolition des obligations religieuses, ou si elle l’était, c’était une abolition d’une obligation religieuse enfermée dans la routine, dénuée de portée spirituelle, infantile et coercitive.
La Grande Résurrection invitait à un accomplissement des pratiques religieuses dans leur dimension spirituelle, une pratique religieuse qui soit un témoignage, une déclaration de soumission et d’amour envers le Créateur. Elle invitait les croyants à ne plus limiter leurs pratiques religieuses aux seuls moments fixés de la journée, mais à faire de la foi un élément qui soit une partie intégrante de la vie de chaque instant, sans limite de durée, dans tous les faits et gestes du quotidien. Elle exhortait les croyants à la pratique d'une vie vertueuse, ancrée dans les principes moraux et éthiques de l’Islam, avec le souvenir de Dieu constamment présent dans le cœur, l'esprit et les actes, à tout instant de la journée, dans chaque souffle de respiration. Djuvayni, l'historien musulman qui accompagna Hulegu dans sa conquête des terres de l'Islam et participa à la destruction d'Alamut par les mongols, nous rapporte également la teneur de cette fameuse Grande Résurrection : "Il avait été ordonné par la loi d'adorer Dieu, à cinq reprises différentes, dans l'espace d'un jour et d'une nuit, et de s'abandonner à Lui. Cela était une exigence de pure forme. Dans la doctrine de la Résurrection, il faut toujours être avec Dieu par le cœur et avoir son âme toujours tournée vers la Divinité, car c'est cela la véritable prière."
C'est sans peine qu'un ismaélien, bien qu’ancré dans la Umma islamique, pourrait volontiers citer Saint Matthieu et suivre l’injonction du Christ lorsque celui-ci déclare : « Tu aimeras, le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit ». (Matthieu 22, 37)
6 commentaires:
allez expliquer à un traditionaliste que les pratiques religieuses ne sont pas fin en soi mais un moyen et non le but...difficile !
votre blog est très riche monsieur paolo, je revinedrai souvent et je le vais aussi le conseiller à mes amis. Zoul'
Nous sommes entièrement d'accord, cela peut être effectivement parfois très difficile de dialoguer avec les traditionalistes. De plus, un dialogue interreligieux a beaucoup plus de chance de s'établir en se basant sur le sens et l'esprit des textes que sur le sens littéral des Livres sacrés des différentes religions.
Hola Senior Paolo!!! Que tal???
Très intéressant ton blog et très instructif, je vais me pencher sur tes articles avec intérêt et plaisir. Je découvre l'ismaélisme...que je ne connaissais pas.
Quant à toi, toujours le bienvenu sur "On the road with Jerry...", merci pour tes coms d'ailleurs!!!
Un abrazo
Merci pour ce mot. Je ne manquerai pas de venir "sur la route avec Jerry". Ton blog est passionnant et a ravivé beaucoup de souvenirs en moi. Tu as accompli un énorme travail dessus.
aid mabrouk Paolo c'est la fin du jeune aujoudhi et bonne continuation à ton blog que je lis avec attentien parce que en tant que lybannais je connais aussi des ismaélines beaucoup en Syrie aussi il y en a aussi beaucoup, c'est une communauté très respecté et on connait aussi l'Aga Kahn partout.
Aïd Mabrouk à toi aussi, Arif. Et merci pour ton commentaire sympa.
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