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mardi 1 septembre 2009

Ibn Battuta, les ismaéliens et les Mamelouks

Mausolée de l'émir Karasonkour au Caire. Le mausolée est vide car le commanditaire (contrairement à ses prévisions) mourut à Maragha, en Iran, où son corps repose à côté de deux raquettes de polo, sport qu'il affectionnait particulièrement. Source : Creswell Photographic Archive, Archnet


En 1326, Ibn Battuta voyage en Syrie. C'est là qu'il entend parler des ismaéliens Il mentionne leurs forteresses et déclare y être passé. Voici l'extrait de son voyage où il rapporte cela :

"Je quittai cette ville, et je passai par le château de Kadmoûs, puis par celui de Maïnakah, celui d’Ollaïkah, dont le nom se prononce comme le nom d’unité d’ollaïk, et celui de Misyâf, et enfin par le château de Cahf. Ces forts appartiennent à une population qu’on appelle Elismâïliyah ; on les nomme aussi Elfidâouiyah ; et ils n’admettent chez eux aucune personne étrangère à leur secte. Ils sont, pour ainsi dire, les flèches du roi Nâcir, avec lesquelles il atteint les ennemis qui cherchent à lui échapper en se rendant dans l’Irâk, ou ailleurs. Ils ont une solde ; et quand le sultan veut envoyer l’un d’eux pour assassiner un de ses ennemis, il lui donne le prix de son sang ; et s’il se sauve après avoir accompli ce qu’on exigeait de lui, cette somme lui appartient ; s’il est tué, elle devient la propriété de ses fils. Ces Ismaéliens ont des couteaux empoisonnés, avec lesquels ils frappent ceux qu’on leur ordonne de tuer. Mais quelquefois leurs stratagèmes ne réussissent pas, et ils sont tués à leur tour. C’est ainsi que la chose est arrivée avec l’émir Karâsonkoûr ; car, lorsqu’il se fut enfui dans l’Irâk, le roi Nâcir expédia vers lui un certain nombre de ces Ismaéliens, qui furent massacrés, et ne purent jamais venir à bout de l’émir, lequel prenait des précautions."

Plusieurs remarques concernant ce récit :

1) Ibn Battuta indique que les ismaéliens étaient appelés "Elismâïliyah" (ismaéliens) et "Elfidaouiyah" (fédayins). Nulle part, Ibn Battuta, pourtant friand d'histoires extraordinaires et d'anecdotes croustillantes, ne mentionne le terme de Hashishiyyin ou ses dérivés, pour désigner les ismaéliens. De même, lorsqu'il évoque les fida'is, Ibn Battuta ne mentionne aucunement l'usage d'une quelconque drogue que les fida'is prendraient avant d'aller accomplir leur mission. Le terme de "hashishiyyin", on ne le trouve dans aucun texte arabe ou persan, de même que l'indication d'une éventuelle consommation de drogues par les ismaéliens. Même chez les historiens les plus hostiles à l'ismaélisme et prompts à accabler les ismaéliens de toutes sortes de turpides, il n’est jamais fait mention d’usage de drogues par la communauté. Le terme de "hashashiyyin" et ses variantes, qui ont donné le mot "Assassin" dans les langues occidentales, nous ne les trouvons que dans les textes des Croisés, sans que là-aussi un lien avec le haschisch ne soit établi. L'utilisation de ces termes employés par les Francs pour désigner les ismaéliens fait encore l'objet de débats entre les islamisants.

2) Nous constatons également à travers le récit d'Ibn Battuta que les ismaéliens de Syrie, bien après leur capitulation devant Baybars, continuent d'occuper leurs places fortes. En cela, ils ont eu beaucoup plus de chance que leurs coreligionnaires d'Iran qui ont vu leurs forteresses démantelées par les mongols et ont été massacrés sans ménagement dans certaines provinces, comme le Quhestan, où des chiffres allant jusqu'à 60 000 morts sont avancés par les chroniqueurs. Les femmes et les enfants furent vendus sur les marchés aux esclaves qui furent saturés par une arrivée massive d'esclaves en provenance des régions ismaéliennes. Rappelons que les ismaéliens furent les premières victimes des mongols lorsque Hulegu se mit en marche pour conquérir l'Iran. Le dernier Seigneur (Khudawind) d'Alamut, le jeune Imam Rukn al-Din Khurshah périt assassiné par des gardes mongols lors de son voyage en Mongolie entrepris dans le but de rencontrer Mongke.

Après avoir conquis l’Iran, les mongols poursuivirent leur progression vers l’ouest. Ils s’emparèrent de Bagdad en 1258. La ville fut livrée au pillage et le Calife ainsi que sa famille massacrés ignominieusement. Hulegu entra ensuite en Syrie et prit Alep et Damas. Les ismaéliens, désemparés par la chute d’Alamut et coupés de leur Imam, remirent aux mongols plusieurs de leurs places fortes dont Masyaf sans opposer de grande résistance. Il faut dire que les mongols avançaient précédés par leur réputation de brutes sanguinaires et impitoyables, ce qui dissuadait toute velléité de résistance. Alors que la campagne militaire battait son plein, Hulegu apprît la mort de Mongke et se replia en Azerbaïdjan ne laissant qu’une partie de son armée en Syrie avec à sa tête le général Ketbuka. Cette situation donna l’avantage aux Mamelouks qui infligèrent à l’armée mongole un revers cuisant à Ayn Djalout, en 1260. Après cette défaite, les ismaéliens prêtèrent main forte aux Mamelouks pour repousser les mongols. Ils envoyèrent des ambassades et des présents à Baybars afin de nouer des relations diplomatiques avec les nouveaux maîtres de la Syrie. Baybars, mobilisé dans sa lutte contre les Francs et les mongols, reçut de bonne grâce les émissaires et accorda aux ismaéliens le droit de demeurer dans leurs forteresses en échange de la reconnaissance de son autorité et le versement d’un tribut annuel. Baybars demanda également à bénéficier des services des fida’is dans sa lutte contre les envahisseurs ou pour réaliser ses ambitions personnelles. Sous le règne du Sultan al-Nasir Muhammad (« Roi Naçir », dans le texte d’Ibn Battuta), les ismaéliens acquirent un statut de quasi-autonomie pour leurs forteresses.

3) Au moment où Ibn Battuta visite la Syrie, les mamelouks constituent la nouvelle puissance montante de l’Islam. Leur prestige est immense dans le monde musulman. D’un côté, ils ont arrêté le rouleau compresseur mongol en infligeant à l’armée mongole sa première défaite militaire depuis Gengis Khan. De l’autre, ils ont achevé le travail de reconquête entrepris par Saladin en boutant définitivement les Croisés hors de la Terre Sainte. Les principaux artisans de cette reconquête furent le Sultan Baybars et le Sultan al-Ashraf Khalil qui après sa conquête de Saint-Jean-d’Acre sera considéré comme l’Alexandre de son temps ("Iskandar al-zaman").

Le Sultan al-Ashraf Khalif était le frère d’al-Nasir Muhammad. Il tombera assassiné en 1293 sous les coups d’une coalition d’émirs dont faisait partie l’émir Karasonkour, gouverneur de la ville d’Alep. Le Sultan al-Nasir Muhammad, par désir de vengeance, mais également par crainte de subir le même sort que son frère, poursuivit les responsables du crime. Karasonkour s'enfuit en Perse chez les mongols ilkhanides afin d'échapper aux représailles. Al-Nasir envoya à ses trousses des fida’is qui à chaque fois échouèrent dans leur mission d’éliminer l’émir. Il faut dire que Karasonkour prenait ses précautions : il ne quittait jamais sa cotte de maille, même lorsqu'il dormait. Le Sultan, agacé par ses échecs, fit émettre un décret supprimant les privilèges et les exemptions de taxes auxquels avaient droits les ismaéliens et exigea qu’ils soient logés à la même enseigne que les autres populations de la région de Hama. Néanmoins, les jours étaient comptés pour Karasonkour car le Sultan, afin de relancer les relations commerciales avec l’Egypte, signa un traité de paix avec le souverain ilkhanide de Perse, Abu Sa'id. Al-Nasir demanda ensuite au mongol dans le cadre d’un échange de prisonniers de lui remettre le fuyard. Karasonkour, craignant d'être livré au Sultan, se donna la mort en s'empoisonnant. Sa dépouille repose à présent à Maragha.

4) Nous voyons dans le texte d'Ibn Battuta, le Sultan al-Nasir Muhammad faire appel aux services des fidâ'is ismaéliens pour éliminer un adversaire, en l'occurrence ici, l'émir Karasonkour.

Le recours au service des fida'is nous montre que l'utilisation de l'assassinat comme arme pour se débarrasser de ses ennemis ou ses rivaux ne constituait pas le monopole des ismaéliens. Le grand Nizam al-Mulk, vizir du Sultan Malik Shah, préconise et justifie clairement dans son fameux ouvrage "Siyasat Namé" ("Le traité de gouvernement") le recours à l'assassinat par le souverain en vue de maintenir son autorité et la stabilité de l'Etat.

La liste est longue des sultans mamelouks qui périrent assassinés. A commencer par le premier d'entre eux, Aybak (m. 1257), suivi par Qutuz, le vainqueur d'Ayn Djalout, probablement à l'instigation de son Général, Baybars. Ce qui fait dire à Gaston Wiet dans son article sur l'Egypte dans l'Encyclopédie Universalis : "Ce qui apparaît surtout, ce sont les rivalités permanentes de ces Mamelouks, leurs querelles personnelles sanglantes ; l'audace et l'esprit d'intrigue s'y manifestent d'une façon d'autant plus accusée que la carrière des intéressés et leur existence étaient extrêmement précaires. Toutes ces dissensions arrivent à faire l'histoire, puisqu'elles intronisent ou renversent des sultans." Jean Paul Roux, dans son article « L’empire mamelouk d’Egypte », déclare au vu des violences qui marquèrent le règne des premiers sultans mamelouks que le sabre tenait lieu de droit et conclut : "Le dernier prince mamelouk, Tuman Beg, est pendu comme un vulgaire chef de bande, un chef de bande qu'il est bien, comme l'ont été tous les Mamelouks, avec ou sans génie".

Néanmoins, il convient de préciser que l'assassinat, tel que pratiqué par les ismaéliens, relevait d'une technique particulière. Il visait à marquer les esprits et à susciter un sentiment de crainte et d'effroi chez l'ennemi. Aussi, les assassinats se déroulaient souvent dans les lieux publics, en plein jour, foudroyaient les personnalités les mieux protégées. Aussi, les fida'is chargés de cette tache n'avaient que peu de chance de revenir vivants de leur mission. La plupart du temps, ils périssaient sur place, lynchés par la foule ou tués par les soldats. L'audace, le courage, le sens du devoir et du sacrifice envers la communauté dont faisaient preuve les fida'is ne manquèrent pas de susciter fascination et admiration, notamment chez les Croisés qui virent dans le geste des fida'is, le parangon de l'esprit chevaleresque, du dévouement et de la fidélité absolue qu'un serviteur doit à son Seigneur.

2 commentaires:

Kaaper a dit…

Bonjour, Pier Paolo !
Heureux de découvrir ton blog tout à fait passionnant, où je prendrai le temps de revenir, et de voir que tu as trouvé les informations sur le fameux émir. Désolé de ne pas avoir pu te répondre auparavant.
Cordialement,
Kaaper

Pier Paolo a dit…

Bonjour Kaaper,
Merci pour le compliment. Ibn Battuta dans la suite du récit relate les faits historiques concernant l'émir Karasonkour, ce qui me manquait, c'était les informations relatives au mausolée. Je les ai trouvées finalement dans un article de Gaston Wiet sur l'oeuvre de Creswell. Je voulais vous apporter une précision concernant mon blog. Il ne traite pas de la culture orientale, j'en serai bien incapable, mais de la période iranienne de l'histoire ismaélienne au XIIe et XIIIe siècle. Il a pour but, entre autres, de faire la part des choses entre ce qui relève de la légende relative à la "secte des Assassins" et la réalité historique.