Mansur al-Hallaj sur la croix. Al-Hallaj fut condamné et supplicié en 922 à Bagdad pour avoir clamé "Ana-l-Haqq" (Je suis la Vérité). Al-Hallaj affirmait par cette formule qu'il avait réalisé l'Union avec Dieu. Pressentant sa mort sur l'échafaud, al-Hallaj déclarait énigmatiquement : "C'est dans la religion de la Croix que je mourrai". Miniature afghane du XVIIIe siècle, BNF
Lors de la VIIe croisade, des relations diplomatiques furent nouées entre Saint Louis et les ismaéliens. Des ambassades furent envoyées de part et d'autre. Ces relations avec les Ismaéliens permirent aux Croisés de saisir quelque peu la diversité des communautés dans la Umma et d'entrevoir des éléments du chiisme. C'est ainsi que le moine Yves le Breton qui avait été envoyé auprès de Rashid al-Din Sinan, le fameux "Vieux de la montagne" rapporta à son retour l'importance du rôle de Ali pour les Aissassini, mais surtout, fit part de sa stupéfaction d'avoir trouvé parmi les livres de chevet du Grand Maître, un recueil des paroles de Jésus Christ à son apôtre Pierre. Avec cette découverte, les Aissassini vont jouir d'un certain capital de sympathie auprès des Croisés qui espéreront même une conversion du Vieux de la montagne au christianisme. Mais il n'en fut rien et les Croisés déchantèrent vite. Les espoirs des Francs reposaient sur une méprise et une méconnaissance totale de l'Ismaélisme.
L'Ismaélisme a toujours fait preuve d'oecuménisme dans sa démarche spirituelle et sa réflexion philosophique. Déjà au Xe et XIe siècles, plusieurs philosophes ismaéliens dont Abu Hatim ar-Razi, Abu Ya'qub Sejestani ou encore Nasir Khusraw écrivaient que le sens spirituel ou intérieur de tous les Textes révélés était identique. Les contradictions et les divergences que l'on pouvait relever dans les différents textes sacrés ne se situaient qu'au niveau de leur acception littérale, exotérique. Mais sous l'écorce des mots, les différentes Révélations renfermaient toutes les mêmes réalités (haqiqa : réalités, vérités) ésotériques et spirituelles. Ce sont ces réalités spirituelles, éminemment universelles, que les hommes doivent chercher à appréhender à travers les formes extérieures des Révélations successives.
Nos penseurs ismaéliens allèrent encore plus loin. Ils soutinrent que même les Sages de l'Antiquité grecque tels Socrate, Platon ou Plotin avaient également puisés leur Sagesse et leurs connaissances des mystères divins à la même source spirituelle, à la même niche aux lumières que les Prophètes, et que par conséquent leurs ouvrages renfermaient également les mêmes réalités ésotériques que les Livres sacrés. La seule différence entre les deux tenait uniquement au fait que le sens spirituel avait emprunté des voies différentes pour parvenir jusqu'à eux. Aux Prophètes, les vérités spirituelles ont été communiquées directement par influx divin. Les Sages grecs, quant à eux, ont eu accès à ces vérités par un usage adéquat de la Raison par la pratique de la philosophie. Ainsi, pour les auteurs ismaéliens, il ne pouvait y avoir de contradictions et de conflits entre la Révélation et la Philosophie, la Foi et la Raison, les Prophètes et les Philosophes. C'est cette conjonction ou harmonie entre la foi islamique et la philosophie grecque que Nasir Khusraw tout au long de son ouvrage Jami'a al-Hikmatayn (Le livre réunissant les deux sagesses) tente de démontrer.
Le texte ci-dessous n'est pas de Nasir Khusraw (m. en 1088) mais d'un autre penseur et da'ï ismaélien, Abu Ya'qub al-Sijistani (m. vers 971) qui fut l'un des plus grands philosophes néoplatoniciens de l'Islam au Xe siècle. Dans cet extrait, tiré de son Kitab al-Yanabi (Le livre des sources), Sejestani établit une correspondance étonnante entre la Croix et la Shahada, deux éléments essentiels et emblématiques du Christianisme et de l'Islam. La Shahada est la Profession de foi islamique. Elle consiste en deux affirmations : La ilaha il-Llah (Il n'y a pas d'autre dieu que Dieu) et Muhammad-un Rasul-iLlah (Muhammad est l'Envoyé d'Allah). Sejestani, dans ce texte, tente de démontrer que la Croix et la Shahada, bien qu'ayant des formes physiques différentes, renvoient à des significations spirituelles communes. Ses explications sont également empreintes de néoplatonisme, avec notamment un système cosmologique basé sur l'émanation des Intelligences. Dans le chapitre précédent, Abu Ya'qub avait déjà audacieusement déclaré, au risque de choquer les Docteurs de la Loi et les traditionnalistes que la Croix devait être vénérée par les Ismaéliens au même titre que la Shahada : "La vénérer est une obligation qui leur incombe, de la même façon qu'il leur incombe de vénérer la Shahada."
32e Source : Sur la concondance de la Croix chrétienne avec la Shahada islamique :
"La Shahada est fondée sur la négation et sur l'affirmation. Elle commence sous la forme négative, elle s'achève en forme d'affirmation. De même, la Croix est constituée de deux pièces de bois : l'une qui est affermie [l'affirmative] par soi-même, l'autre qui n'a d'affermissement [d'affirmation] que par l'affermissement de la première. En outre, la Shahada est composée de quatre mots. De même la Croix a quatre branches. Il y a la branche qui est affermie dans le sol : elle est l'homologue de celui qui est la base de l'herméneutique spirituelle [le Maître de l'herméneutique, l'Imâm] et sur qui s'appuient les âmes des chercheurs. Il y a la branche qui lui correspond dans le sens de la hauteur, en l'air : elle est l'homologue de celui qui dispense l'énergie spirituelle [le Maître de l'Assistance spirituelle, le Premier Etre, l'Intelligence Universelle] et sur qui reposent les âmes de ceux qu'il assiste. Les deux autres branches au milieu, du côté gauche et du côté droit, correspondent respectivement au Tâlî [le Second Être, l'Âme Universelle] et au Natiq [le Prophète], dont l'un est celui qui compose [les structures naturelles] et dont l'autre est celui qui codifie [les lois religieuses], l'un faisant face à l'autre, tandis que la branche verticale, correspondant au Premier Être [Intelligence Universelle], est ce qui fournit l'encre pour l'ensemble des lettres [de ces compositions et codifications]. [1]
La Shahada comporte sept syllabes ; de même la Croix comporte quatre angles et trois extrêmités [dans l'espace]. Ces quatre angles et ces trois extrémités réfèrent aux sept Atimmâ' [Imams] de la période chrétienne [du cycle de la Prophétie], de même que les sept syllabes dans la Shahada réfèrent aux sept Imams de la période de notre Prophète [2]. Chacune des quatre branches comporte trois dimensions, dont le produit donne le nombre douze ; de même la Shahada comporte douze lettres. Et de même que la structure de la Shahada comporte trois lettres [qui sont répétées de façon à former la Shahada], de même la Croix est composée de surfaces, de lignes et d'angles. Les lignes correspondent à la lettre Alif ; les surfaces correspondent à la lettre Lâm ; les angles correspondent à la lettre Hâ. Enfin, de même que la Shahada est parachevée lorsqu'elle est conjointe avec Mohammad, de même la Croix acquit sa noblesse après que l'on eut trouvé sur elle le Prophète de cette période."
Source : Trilogie ismaélienne, Henry Corbin, Verdier
Le texte de Sejestani nous montre l'œcuménisme de l'ésotérisme pratiqué par l'Ismaélisme. Pour Henry Corbin, il ne faisait aucun doute que "la pensée ismaélienne est par excellence une pensée aux virtualités œcuméniques." Toutes les Révélations contiennent le même message sous des formes différentes. Il convient à l'homme de les lire non seulement avec ses yeux ou sa tête mais également avec son cœur, en s'efforçant d'aller au-delà de la pelure du sens extérieur pour se nourrir de la manne céleste contenue au-dedans.
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[1] Les deux entités les plus élevées dans le monde spirituel sont l'Intelligence Universelle ou Premier Être et l'Âme Universelle ou Deuxième Être. A ces deux Êtres spirituels correspondent dans le monde matériel, le Prophète et l'Imam. Dieu, quant à Lui, est au-dessus de l'Intelligence Universelle. Dieu est au-delà de l'Être et du non-Être. Il a instauré la Première Intelligence par son Verbe : KUN (Sois). Ainsi, Sejestani intégre la philosophie grecque dans le cadre de la Révélation en ne faisant débuter l'émanation qu'à partir de la Première Intelligence.
[2] La Mission ismaélienne, durant la période de clandestinité qui suivit la mort de l'Imam Djafar al-Sadiq en 765, se fit au nom du 7e Imam, Muhammad ibn Ismaël. Tout un système philosophique basé sur le chiffre 7 fut élaboré par les da'ïs et les philosophes ismaéliens pour définir l'attente messianique de Muhammad ibn Ismaël. Après la revendication de l'Imamat par Ubayd Allah al-Mahdi en 899, la lignée des Imams fut continuée et le chiffre 7 fut renvoyé uniquement à une dimension symbolique. Le Temps fut défini d'une manière cyclique, chaque cycle comportant une heptade d'Imams. De par cette importance du chiffre 7 dans leur répertoire symbolique, les Ismaéliens furent également appelés "septimains".
Le texte de Sejestani nous montre l'œcuménisme de l'ésotérisme pratiqué par l'Ismaélisme. Pour Henry Corbin, il ne faisait aucun doute que "la pensée ismaélienne est par excellence une pensée aux virtualités œcuméniques." Toutes les Révélations contiennent le même message sous des formes différentes. Il convient à l'homme de les lire non seulement avec ses yeux ou sa tête mais également avec son cœur, en s'efforçant d'aller au-delà de la pelure du sens extérieur pour se nourrir de la manne céleste contenue au-dedans.
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[1] Les deux entités les plus élevées dans le monde spirituel sont l'Intelligence Universelle ou Premier Être et l'Âme Universelle ou Deuxième Être. A ces deux Êtres spirituels correspondent dans le monde matériel, le Prophète et l'Imam. Dieu, quant à Lui, est au-dessus de l'Intelligence Universelle. Dieu est au-delà de l'Être et du non-Être. Il a instauré la Première Intelligence par son Verbe : KUN (Sois). Ainsi, Sejestani intégre la philosophie grecque dans le cadre de la Révélation en ne faisant débuter l'émanation qu'à partir de la Première Intelligence.
[2] La Mission ismaélienne, durant la période de clandestinité qui suivit la mort de l'Imam Djafar al-Sadiq en 765, se fit au nom du 7e Imam, Muhammad ibn Ismaël. Tout un système philosophique basé sur le chiffre 7 fut élaboré par les da'ïs et les philosophes ismaéliens pour définir l'attente messianique de Muhammad ibn Ismaël. Après la revendication de l'Imamat par Ubayd Allah al-Mahdi en 899, la lignée des Imams fut continuée et le chiffre 7 fut renvoyé uniquement à une dimension symbolique. Le Temps fut défini d'une manière cyclique, chaque cycle comportant une heptade d'Imams. De par cette importance du chiffre 7 dans leur répertoire symbolique, les Ismaéliens furent également appelés "septimains".
Mansur al-Hallaj représenté sous les traits de Jésus crucifié. N.B. : en exergue, se lit le vers de Rûmî (Mathnawi) : "Chaque fois qu'un juge inique tient la plume, il y a un Mansur (Hallaj) qui meurt sur le gibet." Adaptation indienne d'un canevas occidental faite en 1887 à Bombay. Illustration tirée de La Passion de Hallaj, Louis Massignon, III, Gallimard.
4 commentaires:
Bonjour,
Merci pour cet article réellement passionnant. Cette capacité de dépasser les différences pour ne retenir que l'essence pourrait être une belle leçon pour le monde d'aujourd'hui.
Amicalement,
Kaaper
Bonjour Kaaper,
Le respect de la diversité devient urgent pour le monde actuel. Il convient de garder à l'esprit que cette diversité, comme le mentionne le Coran, est un don de Dieu (Sourate V, 48).
Amitiés, Pier
Henri Corbin a été véritablement le premier à dévoiler la profondeur du ta'wil ismaélien. Je suis d'accord avec toi Pier que la pensée ismaélienne est une pensée de grandes virtualités œcuméniques à tel point que l'on pourrait se demander si cet œcuménisme ne trouverait pas ses racines encore plus loin dans le temps car Corbin élabore toute une correspondance avec le mazdéisme persan, le sabéisme, etc.
Je me réjouis de savoir que la correspondance et l'homologie de la Shahada (composée de quatre mots) avec la structure de la croix (quatre branches) avait été élaborée dès la période fatimide par Abû Yaqub Sejestâni.
Ton site est formidable Pier car il traite de divers thèmes...bonne continuation.
Lama
Bonjour Lama,
L'étendue de l'oecuménisme pratiqué par les ismaéliens reste encore à approfondir. Il y a encore certains textes qui n'ont pas encore été traduits dans une langue occidentale, je pense notamment au "A'lam al-Nubuwwah" du grand philologue Abu Hatim ar-Razi dans lequel celui_ci défend avec véhémence contre un Rhazès (le fameux médecin) dubitatif l'universalité de tous les messages prophétiques.
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