Sindbad PUZZLE

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mercredi 31 mars 2010

Rûmî et l'Amour

Quelques paroles de Rûmî envoyées par une lectrice de ce blog. Merci à Asiya :
  • "...Et si le sucre savait la douceur de l'Amour, de honte il fondrait en eau..."
  • "Le grand miracle de l'Amour est qu'il porte toujours l'amoureux a des stades plus élevés."
  • "C'est assurément un vin qui monte a la tête, et qui enivre l'humanité d'une ivresse d'éternité."
  • "Dieu m'a créé du vin de l'Amour !"
  • "Je demandai : "Cher intellect, où es -tu donc ?" et l'intellect me répondit : "Puisque je suis changé en vin, pourquoi redeviendrais-je raisin vert ?"
  • "D'amour pour Toi chaque matin l'intellect devient fou, il grimpe sur la terrasse du cerveau et joue du luth."
  • "L'amour entra dans la mosquée et dit : "Oh maître et guide, arrache les chaînes de l'existence, pourquoi restes-tu dans les fers du tapis de prière ?"
  • "Qui est loin du filet de l'amour est un oiseau dépourvu d'ailes !"
  • "Ton amour, un lion noir, déchire tous mes os !"

lundi 29 mars 2010

Soûr-Dâs : "Pastorales"

Parmi tant et tant de vers délicieux et délicats du barde aveugle Soûr-Dâs, qui vécut en Inde au XVIIe siècle, je vous propose de savourer ceux-ci :

Krishna charme les gopi (bouvières) en jouant de la flûte et se multiplie en autant de gopa pour les satifaire. BNF

Nul n'a jamais trouvé de paix dans l'amour !

Eprise de la flamme, la phalène
s'y est consumée toute entière,
L'enfant d'abeille enamouré de l'enfant de lotus
est resté prisonnier dans ses pétales,
La gazelle enivrée par le chant du chasseur
est transpercée de ses flèches...
Nous, nous sommes éprises de Mâdhao [Krishna],
et voici qu'il s'en est allé, sans un mot !
Soûr-Dâs, privé du Seigneur, nous pâtissons
et les larmes ruissellent de nos yeux !

Nul n'a jamais trouvé de paix dans l'amour...

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Krishna, le dieu à la peau sombre, amant de Râdhâ. BNF

La flûte bouleverse tout !

Elle emplit de son chant les trois mondes
dès que l'Amant de Râdha se met à jouer...
Le veau écarte sa tête du pis,
la vache cesse de brouter,
Le flot de la Jamnâ coule en sens inverse
et le vent fait silence, au son de la flûte...
Emus, égarés, les êtres célestes
dieux, déesses et Gandharvas,
Soûr-Dâs, restent immobiles, çà et là, médusés
au son de la flûte qui enchante les femmes du Braj !

La flûte bouleverse tout...

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Mariage de Shiva et Sati. BNF

Tendrement il a pris dans sa main la guirlande...

Sachant qu'elle reposait sur le sein de sa bien-aimée
il [Krishna] ne l'a pas laissé glisser !
D'un pan de son vêtement jaune, il en essuie la sueur
et puis il la serre sur son coeur...
Il touche ses pieds de ses mains
en disant : "
Que tu es lasse !"
La voyant en sueur, du souffle de sa bouche,
il sèche le corps de Râdhâ...
Soûr-Dâs, les yeux fixés sur les sourcils du Seigneur,
les femmes dansent à son gré !

Tendrement il a pris dans sa main la guirlande...

Soûr-Dâs, Pastorales, traduction de la langue braj avec introduction, notes et glossaire de Charlotte Vaudeville, Gallimard

Kabir : "Au cabaret de l'amour"


Nûr 'ala Nûr

Vois, Frère, la tornade de la Connaissance s'est abattue :
Elle a tout emporté, elle a arraché les cloisons de l'Erreur,
et la barrière de la Mâyâ [1] a cédé.

Elle a renversé les deux poteaux de l'Hésitation,
le faîtage de l'Egarement s'est brisé,
Le toit du Désir s'est effondré,
le vase du Vice a éclaté en morceaux !

Après l'ouragan, une averse est tombée,
qui a transporté ton serviteur :
Dit Kabîr : la Lumière a brillé dans mon esprit,
quand j'ai reconnu le Soleil à son lever !

Kabir, Au cabaret de l'Amour, traduit du hindi médiéval, préfacé et annoté par Charlotte Vaudeville, Gallimard
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[1] Mâyâ : le monde, les attaches matérielles, sensuelles, l'Illusion

dimanche 28 mars 2010

Wilferd Madelung : "The succession to Muhammad" (2)

Wilferd MADELUNG, The succession to Muhammad. A study of the early Caliphate, Cambridge University Press

Compte-rendu du livre de Wilferd Madelung, The succession to Muhammad, par le professeur Guy Monnot sur le site de Persée (www.persee.fr):

"Il est parfaitement connu que le Prophète de l'islam, mort en 632 après une maladie relativement courte, n'avait, ni clairement désigné son successeur à la tête de la Communauté musulmane, ni donné aucune indication sur la manière de le choisir. Sur le premier point, l'Introduction présente rapidement les opinions contradictoires qui le nuancent dans le passé ou le présent, et inaugure une voie d'approche nouvelle : à savoir, le témoignage du Coran. Celui-ci, il est vrai, n'aborde jamais le sujet directement. Mais il ne cesse d'insister sur l'importance, et d'ordinaire la prévalence, des liens familiaux (Coran 2, 177 ; 8, 75, etc. : p. 6, il faut lire, non pas « XVII 26 », mais « XXX 38, cf. XVII 26 »). De plus, on n'ignore pas que l'histoire des prophètes dans le Coran fait d'eux l'esquisse ou le type de ce que devait être et accomplir Muhammad. Or, nonobstant l'exception du père d'Abraham, les prophètes coraniques sont présentés en lien étroit à leurs propres familles, et ont généralement pour successeurs leurs propres enfants (19, 49 ; 20, 29 s. ; 27, 49 et 56 s., etc.). Cette règle est fort bien dégagée aux p. 8-13, et ne peut être sans relation au poids de la généalogie, nasab, dans la coutume tribale des Arabes (p. 5, en accord avec E. Tyan ; l'importance du nasab, notons-le en passant, est sous-estimée dans le récent ouvrage de Louise Marlow, Hierarchy and egalitarianism in Islamic thought, Cambridge, 1997). En conséquence, Muhammad devait considérer son cousin germain 'Ali b. Abî Tâlib, père de ses deux petits-fils, comme son successeur normal.

Un récit fameux présente pourtant un fait, survenu devant sa maladie, comme un signe clair de sa préférence pour Abu Bakr (cf. 54). L'histoire est connue en deux versions, respectivement dues à 'A'isa, épouse favorite du Prophète et fille d'Abu Bakr, et à 'Abdallah b. al-'Abbâs, autre cousin germain de Muhammad. Après les excellentes pages 19 s. sur la méthode à appliquer dans l'étude de ces témoignages, ils sont examinés en détail. Ensuite viennent quatre chapitres, traitant successivement des quatre premiers califes.

La consultation (šuru) des musulmans à l'auvent (saqîfa) des Banu Sâ'ida est célèbre pour avoir porté Abu Bakr à la tête de la communauté. En fait, il s'est agi d'un choix houleux et précipité, où l'argument décisif fut la menace du sabre de 'Umar. Lui-même aurait reconnu plus tard que l'allégeance faite alors au nouveau calife avait été, dans sa forme, un acte irréfléchi et malencontreux (falta : p. 30-32). L'A. procède à l'analyse détaillée de cette réunion, et à une argumentation convaincante pour montrer que l'affaire avait été préméditée par Abu Bakr avec un sens politique aigu (39- 43). En toute occurrence, il devient « Successor of the Messenger of God », khalîfat rasul Allah (46, contre P. Crone et M. Hinds, God's Caliph). Ayant écarté 'Ali que soutenaient les Gens de la Maison (du Prophète) et les Ançâr médinois, il inaugure le « califat de Qurayš » (cf. 30 s., 45), c'est-à-dire la domination des Mekkois sur les autres Arabes.

Si la succession de Muhammad avait été incertaine et hasardeuse, il n'en fut pas de même pour celle d'Abu Bakr. Sûr de son bon droit, il nomma son successeur en la personne de 'Umar (55 s.).

Celui-ci aurait été le premier à porter le titre de Commandeur des croyants (amîr al-mu 'minïn : 49, 80). Malgré un souci plus prononcé des valeurs distinctement musulmanes, il ne put changer la politique fondamentale de son prédécesseur. Son insistance sur le mérite supérieur des premiers Compagnons du Prophète ne faisait pas sortir le pouvoir des mains de Qurayš (77).

'Umar périt poignardé par un esclave iranien. Il avait confié le choix de son successeur à un conseil de six membres. 'Uthmân fut élu. Douze ans plus tard, à la suite d'une révolte ouverte, il devait être assassiné dans son palais. Entre-temps, il avait inauguré un nouveau titre : non plus khallfat rasul Allah, mais, dans un audacieux raccourci, khalîfat Allah, « Vicegerent of God » (80 s.), ce qu'on traduit habituellement en français par « lieutenant (ou délégué) de Dieu ». Son règne avait donné à l'ancienne aristocratie mekkoise une prééminence provocante.
La famille directe de Muhammad (les Ahl al-Bayt) prit alors sa revanche. Dans une atmosphère très tendue, une consultation des notables semble avoir amené sous la contrainte le choix de 'Alï b. Abî Tâlib. Comme on sait, et quoi qu'il en soit des responsabilités, son califat aura été marqué par de sanglantes batailles entre musulmans, et le quatrième calife (le Ier Imam pour les shî'ites) a succombé lui aussi à un coup de poignard en 651 (21 Ramadan de l'an 40 de l'Hégire).

La conclusion de l'ouvrage ne revient pas, comme attendu, sur l'ensemble des califats précédents et sur le rapport qu'ils entretiennent avec les événements fondateurs de l'islam, mais continue l'histoire jusqu'au décès du quatrième calife umayyade, Marwân b. al-Hakam, en 685. Suivent six excursus, bibliographie, index des noms propres.
Ce remarquable ouvrage procède parfois à des considérations synthétiques (sur l'Empire arabe et l'équilibre interne de ses forces : 73 s. ; sur le califat ummayyade et sa dérive : 326 s.). Mais son projet central n'est point là. Le Pr Madelung fait une histoire événementielle détaillée, en reprenant à zéro l'étude des sources avec un sens critique aigu. D'où l'inégale dimension qu'on remarque dans le traitement des différents califats. Le chapitre sur 'Uthmân est plus long que la somme des deux précédents, mais le chapitre suivant, sur 'Alî , est deux fois plus long. Cela ne vient pas de l'importance relative des califes, ni de la durée de leur règne : 'Alî en effet régna deux fois moins longtemps que 'Utmân. Ces disparités reflètent simplement l'abondance variable des événements significatifs, et la complexité croissante de leurs sources historiques.

Les historiens savent depuis très longtemps les grandes lignes de ces premières décennies de l'islam postmuhammadien. Mais la reprise objective de cette histoire achève de réduire à néant le mythe des califes «bien dirigés» (râsîdun). Ces hommes éminents suivaient des intérêts, personnels ou collectifs, divergents, voire opposés. Chacun a mis en œuvre une politique différente. Le résultat des deux dernières a été catastrophique. L'islam du califat originel, dont se réclameront plus tard le « sunnisme » et de nos jours les réformismes, a été péniblement élaboré par des hommes et marqué par leur histoire. Reste une grave question : dans quelle mesure la construction de la Communauté califale est-elle en continuité à l'islam initial ? Il semble que la levée de la taxe communautaire (zakât) parmi les tribus ait été entreprise moins de deux ans seulement avant la mort du Prophète, et qu'il n'ait pas recouru à la force pour y contraindre les récalcitrants (cf. 46-49). Cela pourrait-il signifier que le véritable fondateur de l'État islamique est Abu Bakr ? En écrasant toute résistance à l'impôt, il a assujetti au califat mekkois les tribus jusqu'alors indépendantes. Cette hypothèse serait renforcée si l'on admettait, avec l'auteur, que les Ansâr de Médine, « bien que fermes en leur foi musulmane, considéraient sans aucun doute que leur allégeance à Muhammad disparaissait avec sa mort. Pensant que la communauté politique fondée par Muhammad allait s'écrouler, ils s'assemblèrent pour reprendre le contrôle de leur propre cité » (p. 31, où nous soulignons les derniers mots).

Source : Guy Monnot, "W. Madelung. The succession to Muhammad. A study of the early Caliphate, Revue de l'histoire des religions, 1999, vol. 216, n° 3, pp. 370-373", in www.persee.fr

Pour lire des extraits du livre, cliquer ici. Je recommande en particulier la lecture de l'Introduction.

Wilferd Madelung : "The succession to Muhammad" (1)

Wilferd MADELUNG, The succession to Muhammad. A study of the early Caliphate, Cambridge Univ Press

4e de couverture

In a comprehensive and original study of the early history of Islam, Wilferd Madelung describes the conflict that developed after the death of the Prophet Muhammad, between his family, Hâshim, and his tribe, Quraysh, for the leadership of the Muslim community. He pursues the history of this conflict through the reign of the four “Rightly Guided” caliphs to its climax in the first Inter-Muslim War. The outcome of the war, which marked the demise of the reign of the Early Companions, led to the establishment of dynastic despotism under the Ummayad caliphate and to the lasting schism between Sunnite and Shi’ite Islam. In contrast to recent scholarly trends, Professor Madelung emphasises Ali’s early claim to legitimate sussession, which gained support from the Shi’a and offers a radical and convincing reinterpretation of early Islamic history after the death of Muhammad. This important and original study will make a major contribution to the scholarship of the period and rekindle the debate over the succession to Muhammad.

Wilferd Madelung is Laudian Professor of Arabic at the University of Oxford. His publication include Religious Trends in Early Islamic Iran (1988) and Religious Schools and Sects in Medieval Islam (1985).
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Table of contents

Introduction
1. Abu Bakr : the successor of the Messenger of God and the caliphate of Quraysh
2. 'Umar : Commander of the Faithful, Islamic meritocracy, consultation and Arab empire
3. 'Uthman : the Viceregent of God and the reign of 'Abd Shams
4. 'Ali : the counter-caliphate of Hashim
Conclusion : Restoration of the community and despotic kingship
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Reviews

"Never before have the first 30 years in the life of the Muslim community been more meaningfully interpreted. All students of Islam will want to keep this book within arm's reach." Choice
"The Succession of Muhammad is not a work for the faint of heart....it is a compelling reassessment of the Rashidun caliphate that should be required reading for evryone interested in the historiography of early Islam." James E. Lindsay, MESA Bulletin
"For those who have been lamenting the decline or near demise of solid, historical narratives, this is a book to cherish." Jane Dammen McAuliffe, Religious Studies Review
"This erudite, complex, and fascinating book rexamines the struggle over and for the office of caliph. This book performs a valuable service by counter-balancing popular views about the origins and development of Shi`ism." Elton L. Daniel, Middle East Journal
"Madelung brilliantly dissects the myriad, conflicting accounts of Ali's numerous confrontations, as well as the final one...Bound to provoke controversy, this volume has laid down a marker. Critics will be expected to attain a standard of scholarship considerably more incisive than all too much of what has been available to date." Andrew J. Newman, University of Edinburgh
"This is a judicious and honestly critical account of monetous events that reflects the weight of information in a wide array of Arabic texts...The response this book should provoke has possibilities for opening up a discussion of the succession to leardership in general at the endof Late Antiquity." Jrnl of Near Eastern Studies

Pour lire des extraits du livre, cliquer ici. Je recommande particulièrement la lecture de l'Introduction.

Mohammed al-Maghout : "L'ombre et la canicule"

Branche, Y. Abdelkeh (artiste syrien), fusain sur papier, 2003

Tous les champs du monde
ligués contre deux petites lèvres
Toutes les avenues de l'Histoire
liguées contre deux pieds nus

Mon aimée
Eux voyagent et nous, nous attendons
Eux possèdent les potences
nous, nous avons les cous
Eux possèdent les perles
nous les taches de rousseur, les verrues
Eux possèdent la nuit, l'aube, le midi et le jour
nous, nous avons la peau et les os

Nous semons dans la canicule et eux mangent à l'ombre
Leurs dents sont blanches comme du riz
et les nôtres farouches comme les forêts
Leurs poitrines sont aussi douces que la soie
nos poitrines poussièreuses comme les places d'exécution
Malgré cela, nous sommes les rois du monde

Leurs maisons sont pleines de feuilles de dossiers
les nôtres de feuilles d'automne
Dans leurs poches, il y a les adresses des traîtres et des voleurs
dans les nôtres, celles du tonnerre et des fleuves

Eux possèdent les fenêtres
nous les vents
Eux possèdent les bateaux
nous les vagues
Eux possèdent les médailles
nous la boue
Eux possèdent les murailles et les balcons
nous les cordes et les poignards
Et maintenant
allons dormir dans la rue, ô mon aimée

Source : Mohamed al-Maghout, La joie n'est pas mon métier, traduit de l'arabe par Abdellatif Laâbi, Orphée/La Différence

samedi 27 mars 2010

Mohammed Arkoun : L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle



Le IVe/Xe siècle de l'islam a été qualifié par plusieus orientalistes, dont Louis Massignon, de siècle ismaélien de l'Islam. Ce siècle est aussi celui de la période humaniste dans le monde musulman. Mohammed Arkoun qui a longuement étudié cet humanisme[1] nous détaille, dans le texte ci-dessous, ses caractéristiques et le contexte historique qui a permis son épanouissement. D'après Mohammed Arkoun, c'est essentiellement le morcellement politique ainsi que le pluralisme et la diversité qui, en instaurant un esprit de compétition entre les différents groupes, ont permis l'émergence d'une civilisation humaniste.
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"Le lecteur reconnaîtra maintenant la légitimité historique qu’il y a à parler d’un humanisme arabe au IV/Xe siècle. A Bagdad, à Ispahan, à Shiraz, à Damas, au Caire, à Kairouan, à Mahdia, à Fès, à Cordoue, tous les intellectuels, les écrivains, les hommes de science utilisent la langue arabe pour diffuser une pensée et des savoirs qui débordent largement les limites de ce qu’on nommait les sciences religieuses par opposition aux sciences profanes dites rationnelles : al-‘ulum al-naqliyya al-diniyya vs. al-ulum al-aqliyya, dites aussi intruses, dakhila, par les opposants. L’expansion de la littérature et des savoirs profanes est assurée par la conjonction de plusieurs facteurs : politiques, économiques, social, culturel.
Politiquement, une famille iranienne, les Banû Buwayh, venue du Daylam, prend le pouvoir à Bagdad en 945[2]. Le Califat censé détenir la légitimité islamique n’est maintenu que pour éviter des troubles sociaux graves ; la réalité du pouvoir est passée aux émirs Bûyides qui s’appuient sur des élites cosmopolites, multiconfessionnelles, mais unies dans l’adhésion à l’idéal philosophico-littéraire d’une sagesse éternelle (al-Hikma al-Khalida) recueillie dans de nombreuses anthologies, des œuvres encyclopédiques, des manuels pratiques où l’ "honnête homme", l’adîb vient puiser toutes les connaissances nécessaires à l’exercice de son métier (secrétaire de l’administration centrale, magistrat, conseiller des princes ou des mécènes, écrivain, poète, juriste, théologien, et surtout philosophe). Non seulement le Califat disparaît comme référence politique centralisatrice, mais les trois frères bûyides – Mu’izz al-Dawla à Bagdad, Rukn al-Dawla à Rayy, Mu’ayyad al-Dawla à Shiraz – décentralisent le pouvoir et favorisent la compétition intellectuelle, le pluralisme doctrinal et culturel dans l’espace irano-irakien jusqu’à l’avénement des Saljoukieds, qui favorisent l’ "orthodoxie" sunnite à partir de 1038. Installée à Mahdiyya (Tunisie) en 909, puis au Caire à partir de 969, la dynastie fatimide incarne une théologie politique concurrente de la théologie sunnite, mais renforce la tendance humaniste, pluraliste de la culture telle qu’elle s’exprime dans la fameuse encyclopédie philosophico-scientifique des Frères sincères (Ikwân al-Safa). Le dynamisme politique et culturel en Orient (Iran-Irak), mais guère dans le bloc occidental du Sunnisme (Espagne musulman et Maroc) où le califat de Cordoue (912-1031) favorise l’éclosion de la fameuse civilisation andalouse dont on admire encore aujourd’hui des restes prestigieux.
Economiquement, la classe marchande connaît au IV/Xe siècle un épanouissement exceptionnel puis elle commencera à déchoir à partir du Ve/XIe siècle et ne cessera de s’affaiblir face à la montée corrélative de l’hégémonie européenne avec l’entrée en scène de Bruges, Troyes, Gênes, Venise, puis l’Espagne (Reconquista), le Portugal, l’Angleterre, la France jusqu’à la colonisation au XIXe siècle. Les marchands contrôlent les routes maritimes (Méditerranée et Océan indien) et les routes terrestres (Sahara) ainsi qu’en témoigne la riche littérature géographique où les voyageurs humanistes ont consigné des connaissances précises, variées, étendues sur des peuples, des cultures, des civilisations très éloignés de l’islam arabe qui demeure le centre politique, le modèle obligé de référence, mais qui n’empêche pas l’élargissement des horizons dans le temps et dans l’espace. Dans les centres urbains, ces marchands enrichis constituent les cadres sociaux d’accueil d’une culture à dominante profane et rationnelle. C’est alors que se dessinent des lignes de clivage entre un humanisme théologique contrôlé par les ‘ulama – les gestionnaires du sacré – et un humanisme philosophique centré sur la formation de l’homme raisonnable capable d’initiative intellectuelle, d’exercice critique et responsable de la raison. On pense irrésistiblement au rôle évidemment plus décisif que jouera la bourgeoisie capitaliste en Europe à partir des XVIIe-XVIIIe siècles dans le triomphe de la Raison des Lumières.
Socialement, la classe des secrétaires d’administration – Kuttâb – des intellectuels, des lettrés tous formés dans les disciplines de l’adab, soutenus par des mécènes riches et puissants, renforcent l’impact de l’humanisme séculier dans le milieux urbains. Il faut bien souligner que tous les courants de pensée, tous les cadres sociaux, toutes les œuvres de civilisation dont il est question ici sont liés à la civilisation urbaine. En dehors des centres urbains, nous devons parler de sociétés paysannes, montagnarde ou de civilisation du désert dont les caractéristiques sociales, économiques et culturelles sont dédaignées, jugées négativement par les élites savantes qui parlent de masses (‘awâmm) ignorantes, dangereuses. La division sociale existe dans les villes elles-mêmes entres les classes cultivées, savantes, participant aux idéaux de l’humanisme (adab) et les classes dangereuses, irrédentistes, nécessaires au bien-être des élites, mais abandonnées aux cultures que nous nommons aujourd’hui populaires, avec leurs croyances et rituels « superstitieux », leurs codes coutumiers et leurs pratiques fortement censurées par les élites aussi bien religieuses que profanes. Il est donc nécessaire de corriger par une sociologie de la culture et de la pensée tout ce qui s’écrit et se dit habituellement sous les titres glorifiants et globalisants de civilisation ou culture arabes, d’islam classique, de pensée, d’architecture, d’arts islamiques.
Culturellement, c’est l’avancée de la philosophie et de la science grecques qui permet le renforcement de l’humanisme laïcisant au Ive/Xe siècle. Au III/IXe siècle déjà, un écrivain très en vue comme Ibn Qutayba (m. 889) dénonçait l’emprise très forte d’Aristote, de la philosophie grecque sur la pensée islamique. Le retour à un politique sunnite antimu’tazilite après 848 avec le calife Mutawwakil, n’a pas empêché la philosophie de progresser, de gagner un public plus large en s’introduisant dans les ouvrages de culture générale (adaba), alors qu’elle a été longtemps confinée dans les traités spécialisés (Al-Kindi, m. 870, Farabi, m. 950)[3]. Dans une abondante littérature que j’ai appelée l’adab philosophique, on peut relever plusieurs signes annonciateurs de la naissance d’un sujet humain soucieux d’autonomie, de discernement libre dans l’exercice des responsabilités morales, civiques, intellectuelles. Des chrétiens comme Yahya Ibn Adi (m. 974), Ibn Zur’a (m. 1008), des juifs comme Ishaq Isra’ili (m. 932), Ibn Gabirol (c. 1058), Maïmonide (m. 1204) participent à ce mouvement d’une société, certes réduite en nombre, mais dont le rayonnement a atteint, de proche en proche, l’Europe et la Sicile, l’Andalousie, le Midi de la France et de l’Italie."

Source : Mohammed Arkoun, Humanisme et islam. Combats et propositions, Vrin
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[1] Voir en particulier son "Humanisme arabe au IVe/Xe siècle, Miskawayh philosophe et historien", Vrin, 1982
[2] Rappelons que la dynastie des Bûyides (Banu Buwayh) était chiite. Elle était origninaire du Daylam, région montagneuse située dans le nord de l'Iran réputée pour ses rudes montagnards et ses farouches guerriers. Le Daylam fut l'une des principales régions d'implantation de l'Ismaélisme aux XIIe et XIIIe siècles avec notamment la forteresse d'Alamut qui fut le quartier général du gouvernement ismaélien.
[3] Rappelons que les grands philosophes al-Kindi et al-Farabi étaient chiites, et Avicenne était né et avait grandi dans une famille chiite ismaélienne.

jeudi 25 mars 2010

Hâfez : La rose, le rossignol et le poète au jardin (Ghazal 456)

Photo : Roland et Sabrina Michaud

De grand matin je m'en fus au jardin cueillir une rose.
Soudain me vint à l'oreille la voix d'un rossignol.

Le pauvre comme moi était pris d'amour pour une rose
et par son cri de détresse jetait le tumulte au parterre.

Je tournais en ce parterre et ce jardin ; d'instant en instant
je songeais à cette rose et à ce rossignol.

La rose était devenue compagne de la beauté, le rossignol l'intime de l'amour
en lui nulle altération, en l'autre nulle variation.

Quand la voix du rossignol eut mis sa trace en mon coeur,
je changeai au point que nulle patience ne me resta.

En ce jardin tant de rose s'apanouissent, mais
personne n'a cueilli une rose sans le fléau de l'épine.

Hâfez, du monde en sa rotation n'espère l'apaisement :
il a mille défauts et n'a pas une faveur !

Hâfez

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Henri de Fouchécour :
"Le ghazal 456 est un joyau, par la simplicité de ses mots, la densité de son sens et la beauté de ses figures. La rime annonçait déjà cette simplicité. Les actants sont élémentaires : la rose, le rossignol et le poète au jardin. Ce qui arrive entre le rossignol et la rose est l'objet de la réflexion du poète. C'est que la voix du rossignol, entendue quand le poète allait cueillir une rose laissa au coeur de celui-ci sa marque, "sa trace". Le poète voulut cueillir une rose, mais à la fin, il ne le fit pas. [...]
Le ghazal 456 est d'une grande habileté technique, tant par l'abondance des assonances et des allitérations que par le jeu des rapports calligraphiques. [...] En somme, un poème à chanter.
Source : Hâfez de Chiraz, Le Divân, introduction, traduction du persan et commentaire par Charles-Henri de Fouchécour, Verdier

Nawroz - 1389


"The shrine of Hazrat Ali...C'est la nouvelle année qui a commencé, 1389,
le Nowruz afghan, iranien. J'ai aimé regarder des photos de Mazar-e-Sharif,
les chevaux, le buzkashy, la magnifique mosquée bleue.
Les talebans avaient même
interdit le buzkashy,
je me demande pourquoi un pays si beau doit payer un prix si cher.

Si beau comme le parc de Khorog." Asiya

Nawroz Mubarak

mercredi 24 mars 2010

Famines au Caire sous le règne du Calife fâtimide al-Hâkim

Représentation du nilomètre du Caire, construit au VIIIe siècle par les Omeyyades, sur l'île de Roda. Mark Twain qui le visita dans les années 1860, écrit : "On the island at our right was the machine they call the Nilometer, a stone-column whose business it is to mark the rise of the river and prophecy whether it will reach only thirty-two feet and produce a famine, or whether it will properly flood the land at forty and produce plenty, or whether it will rise to forty-three and bring death and destruction to flocks and crops—but how it does all this they could not explain to us so that we could understand." Mark Twain, The innocents abroad, Berkeley, 1869



Le règne des Fâtimides fut marqué par plusieurs périodes de sécheresse particulièrement longues qui entrainèrent des famines épouvantables en Egypte et affaiblirent le pouvoir fâtimide. Dans le texte ci-dessous, le grand historien Maqrizi (m. 1442) nous décrit les famines qui se produisirent durant le Califat de Hakim bi-amr-Allah (m. 1021)

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"Une famine se produisit sous le règne de Hâkim bi-amr Allah [m. 1021], pendant l’administration d’Abu Muhammad Hasan ibn Ammar, en l’an 997. Elle fut la conséquence d’une insuffisance du Nil, dont la crue atteignit seize coudées et quelques doigts. Ce fut dès lors une hausse des prix et le blé fut introuvable. L’angoisse de la population fut immense ; les femmes furent pourchassées dans les rues, et ce fut une grande calamité, car le pain se vendit un dirhem les quatre ratls ; puis les prix baissèrent et la situation s’améliora.
En l’année 1005, la crue du Nil se fit attendre, de sorte que la rupture du Canal n’eut lieu qu’à la fin de mésori (fin août), avec un niveau de quinze coudées et sept doigts, pour parvenir ensuite à seize coudées et quelques doigts : les prix haussèrent ; les opérations de change furent suspendues. Les dirhems en cours se nommaient dirhems d’appoint et coupures. Le peuple en souffrit ; et le dinar se changeait pour vingt-six de ces dirhems. Ce taux du dinar fut d’ailleurs dépassé en l’année 1007 et atteignit trente-quatre dirhems le dinar, d’où le renchérissement des vivres, ce qui provoqua la stagnation des affaires. Ordre fut donné de faire sortir du Trésor vingt caisses pleines de dirhems, lesquels furent répartis entre les changeurs. Une proclamation fit connaître au peuple l’interdiction de se servir des coupures et des dirhems d’appoint, tout en prescrivant à ceux qui détenaient de ces dirhems de les rapporter à l’Hôtel des Monnaies dans un délai de trois jours. Cette mesure occasionna de lourdes pertes à la population, qui s’en montra très affectée, car le change s’était stabilisé à quatre coupures ou dirhems d’appoint pour un seul dirhem nouveau. Le pain fut tarifé à un dirhem nouveau les douze ratls. Le dinar fur changé à dix-huit dirhems nouveaux. Un certain nombre de meuniers et de boulangers furent fouettés et condamnés à une promenade infamante, car les clients faisaient la queue pour avoir du pain et encore ne leur vendait-on que du pain mouillé. La crue du Nil fut déficiente et s’arrêta à treize coudées et quelques doigts. Les prix haussèrent : aussi, Mas’ûd Saqlabi, le préposé au rideau, reçut-il l’ordre d’enquêter sur les prix. Il rassembla les propriétaires de greniers, les meuniers et les boulangers, mit sous séquestre la totalité des grains entreposés sur le rivage du Nil et interdit de les vendre à d’autres personnes qu’aux meuniers. Le teillis de blé fut tarifé à un dinar moins un qirat, l’orge à un dinar les dix waibas, le bois à brûler à un dinar les dix charges, et d’ailleurs l’ensemble des grains et toutes les denrées furent tarifés. Plusieurs individus reçurent le fouet et furent promenés en ville. La population s’apaisa dès qu’elle put obtenir du pain, puis on eut de nouveau beaucoup de mal à s’en procurer, et, vers le soir, on en trouvait difficilement. L’ordre fut renouvelé d’une façon pressante de ne vendre du blé qu’aux meuniers, et quelques dépôts furent l’objet de perquisitions : le blé qu’on y recueillit fut réparti entre les meuniers à un prix déterminé. L’inquiétude était grande : la charge de farine se vendait un dinar et demi, et le pain un dirhem les six ratls. Le Nil cessa de monter, et la population récita à deux reprises la prière des rogations. Les prix montèrent et la charge de farine atteignit six dinars. Le canal fut ouvert alors que le niveau du fleuve était à quinze coudées. La panique était à son comble, et le teillis de blé valait quatre dinars ; la waiba de riz, un dinar ; la viande de bœuf, un dirhem le ratl et demi ; la viande de mouton, un dirhem le ratl ; les dix ratls d’oignons se payaient un dirhem ; trois onces de fromage se vendaient un dirhem ; l’huile de table, un dirhem les huit onces ; tandis que l’huile d’éclairage coûtait un dirhem le ratl.
La hauteur de la cure en l’année 1008 fut de quatorze coudées et quelques doigts, et il résulta de cette déficience pour la population de graves dommages qui se prolongèrent jusqu’à l’année 1009. Le canal fut ouvert le 12 septembre, alors que le Nil avait atteint quinze coudées, et le 16 septembre, il baissa encore. La consternation fut générale et la population vit surgir le spectre de la faim ; une foule se rassembla dans la rue Bayn al-Qasrayn pour supplier Hâkim de veiller aux intérêts de tous, le sollicitant de ne pas les abandonner. Hâkim enfourcha son âne, sortit par le Bab al-Bahr et, s’arrêtant un instant, déclara : « Je pars pour la mosquée de Râshida. Je fais devant Dieu le serment que, si à mon retour, je trouve sur le passage de mon âne un endroit dépourvu de grains, je ferai trancher le cou de quiconque m’aura été dénoncé comme accapareur, je ferai mettre le feu à sa demeure et confisquerai sa fortune ! » Puis il se remit en route et resta absent jusqu’à la fin de la journée. Tous les habitants du Vieux-Caire qui avaient emmagasiné des grains s’empressèrent de les enlever de leurs chambres, de leurs logements ou de leurs greniers, pour les déposer dans les rues. On payait un dinar le louage d’un âne pour une seule course. Le peuple fut enchanté de pouvoir se rassasier. Hâkim donna des instructions pour qu’on lui fournit chaque jour les quantités nécessaires et répartit cette obligation entre les propriétaires de grains, tout en leur accordant un délai ; il autorisa la vente au taux qu’il avait fixé, tolérant en outre un léger profit : ceux qui s’y refuseraient verraient mettre leurs grains sous scellés, et il leur interdit d’en vendre la moindre quantité avant la rentrée de la future récolte. Les propriétaires répondirent à ses désirs et obtempérèrent à ses ordres : les prix baissèrent et tout péril fur conjuré. « C’est à Dieu qu’appartient la conclusion des événements.»


Source : Maqrizi,
Le livre des famines, traduit par Gaston Wiet, E.J. Brill, 1962

mardi 23 mars 2010

Considérations sur l'expression Dîn 'Alî

Ali, que la Paix soit sur lui


"Dans quelques passages de son monumental Ta'rikh al-rasul wa l-mulûk, al-Tabarî (m. 923) reproduit des rapports où figure l'expressiion dîn Ali[1]. Le premier fait partie d'un long récit rapporté par Atiyya b. Bilâl concernant la bataille du Chameau en 656. A un moment de la bataille, Amr b. Yathribi al-Dabbî al-râjiz, guerrier-poète du camp des Confédérés contre Ali, tue trois des hommes de ce dernier avant d'être neutralisé par le vieux partisan de 'Ali, 'Ammâr b. Yâsir. Tombé à terre, il est dit avoir chanté ce rajaz :
Que celui qui ne me connaît pas sache que je suis Ibn Yathribî, tueur de Ilba et de Hind al-Jamali.
Et encore du fils de Sûhân, tous (adeptes) de la religion de 'Ali.

Il est emmené ensuite auprès de 'Ali qui, n'acceptant pas sa demande de amân, ordonne sa mise à mort. Selon l'auteur du récit, Ibn Yathribi fut le seul captif à qui 'Ali refusa son pardon. Al-Tabari n'apporte aucune précision sur les raisons de cette intransigeance et le lecteur peut conclure raisonnablement que le fait d'avoir vanté, de manière hautaine, l'assassinat de trois compagnons parmi les plus fidèles de 'Ali, fut la principale raison de l'exécution du guerrier râjiz. A la même époque, un autre érudit, Ibn Durayd Muhammad b. al-Hasan al-Azdi (m. 933), reproduit le poème dans son Kitâb al-ishtiqâq, en ajoutant que, pour justifier cette exécution unique, 'Ali aurait dit :
il (i.e Ibn Yathribi) avait prétendu les avoir tués (mes trois compagnons) alors qu'ils suivaient la religion de 'Ali ; or la religion de 'Ali est la religion de Muhammad (za'ama annahu qatalahum 'ala dîn 'ali wa dîn 'ali dîn muhammad).

Selon le texte d'Ibn Durayd, la mise à mort d'Ibn Yathribi aurait pour raison la distinction faite par lui entre la religion de 'Ali et celle de Muhammad, accusant ainsi implicitement 'Ali d'avoir une religion déviante par rapport à l'islam. Or, d'autres passages d'al-Tabari jettent un doute sur l'explication fournie par le Kitâb al-istiqâq, puisque cette fois l'expression en question est mise dans la bouche des partisans de 'Ali. Un de ces passages apparaît au cours d'un rapport, dû au célèbre Abû Mikhnaf d'après Ubaydallah b. al-Hurr al-Ju'fi, sur l'arrestation et la mise à mort, par Mu'awiya, d'un certain nombre de rebelles alides dirigés par Hujr b. Adi. Pendant un des interrogatoires, un des partisans de 'Ali, Karîm b. Afif al-Khath'ami, est dit avoir eu le dialogue suivant avec Mu'awiya : al-Khath'ami :
Crains Dieu, Mu'awiya car tu seras emmené (inéluctablement) de cette demeure passagère vers la Demeure finale et éternelle ; là, tu seras questionné sur les raisons de notre mise à mort et on te demandera pourquoi tu as versé notre sang ?" Mu'awiya : "Que dis-tu au sujet de 'Ali ? Al-Khath'ami : "Je dis la même chose que toi : je me dissocie de la religion de 'Ali par laquelle il se soumettait à Dieu". Sur ce, Mu'awiya resta silencieux, ayant du mal à lui répondre.

Toujours selon al-Tabari, lors de la révolte d'al-Mukhtar, un des partisans de ce dernier, Rufa'a b. Shaddâd al-Hamdâni récite ce vers au beau milieu de la bataille :
Je suis fils de Shaddâd, adepte de la religion de 'Ali
Je ne suis pas l'allié de 'Uthmân, rejeton de chèvre.

Enfin, selon une tradition rapportée par Ibn Abî Shayba (m. 849) dans al-Musannaf, lors de la bataille du Chameau, Muhammad b. al-Hanafiyya, fils de 'Ali, laissa la vie sauve à un adversaire lorsque celui-ci proclame adopter la religion de 'Ali.
Quelques éléments semblent indiquer que l'expression serait authentique. D'abord, la rareté des occurences et le caractère presque fortuit de celles-ci. Une des caractéristiques de l'apocryphe est l'insistance et la multiplicité de son usage ainsi que la méticulosité déployée dans sa mise en exergue. Je ne prétends évidemment pas avoir dépouillé systématiquement la monumentale "Histoire" d'al-Tabari, mais je l'ai parcourue assez attentivement et, avec ces quelques passages, je ne crois pas être très loin du compte. Ensuite, l'expression din 'Ali est attribuée aussi bien aux adversaires acharchés qu'aux partisans fidèles et dévoués de 'Ali. Ce qui tend à montrer qu'elle avait cours, qu'elle était connue de tous et que son usage par les rapporteurs de traditions historiographiques n'était pas dicté par des prises de positions partisanes ; ce qui expliquerait d'ailleurs ses occurrences quasiment fortuites, sans nécessité particulière dans les contextes où elles apparaissent. Au cours de l'examen qui va suivre, nous verrons d'autres indices qui paraissent montrer que cette expression aurait effectivement pu exister au tout début de l'islam."

Source : Amir-Moezzi, La religion discrète, Vrin
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[1] Amir-Moezzi déclare que Ali est le seul personnage, de l'islam primitif, avec le Prophète à qui est accolé le terme din. Din qui a pris, de nos jours, le sens de "religion", désignait, aux premiers temps de l'islam, un ensemble de lois aussi bien séculières que sacrées. Par extension, din c'est aussi la soumission à une loi ou à un chef, s'opposant ainsi à l'anarchie et à la sauvagerie qui caractérisent le jahl, l'ignorance. Le terme sunna, accolé quant à lui à d'autres personnages, désignait à l'origine une voie bien marquée dans le sol, de laquelle on ne pourrait s'en écarter que volontairement et par extension la voie des ancêtres ou des sages de la tribu qu'il convient de suivre scrupuleusement. Bien que le Coran donne au terme le sens de "chemin de Dieu", aux premiers temps de la religion naissante, la sunna désigne un ensemble de comportement profanes ou religieux, d'attitudes et de propos, des sages ou des modèles par excellence, en l'occurrence le Prophète lui-même et ses premiers califes (La religion discrète, pp. 22-23).

lundi 22 mars 2010

Abu ar-Raqa'maq : poète à la cour fâtimide

Errol Le Cain, Mollah Nasredine

Abu ar-Raqa'maq (mort en 1009) vécut en Egypte à la cour des Fâtimides. Poète de second rang, il pratique néanmoins de manière assez personnelle l'autodérision.

Parle donc aux oiseaux : cui-cui pépie pépie
Le matin, réponds-leur quand ça piaille et babille.
A revendre, j'en ai, des trucs et du délire :
Pour un vrai demeuré, c'est tout un elixir !

Comme je remercie mon immense ineptie ;
En son nom, l'étendard de ma plate idiotie
Se hisse au vu de tous et flotte à l'horizon.

En retour, je ne veux ni progrès, ni dispense.
Non, non, en aucun cas. Mais si un autre pense
A quitter sa folie, j'accorde mon pardon !

Source : Ors et saisons, Une anthologie de la poésie arabe classique, traduit de l'arabe, présenté et annoté par Patrick Megarbané et Hoa Hoi Vuong, Sindbad/Actes Sud.

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1

Je loue mes folies. Grâce à elles
Flotte à l'horizon l'étendard de ma déraison.
Je ne souhaite ni m'en délier ni la remplacer.
De délaisser sa folie, l'être serait-il pardonné ?

2

Unanimes furent les gens : ma déraison
Est meilleure que ma vertu et ma religion,
Depuis que j'ai simulé la folie, elle
M'habille et mon délire me nourit.

Source : Le Dîwân de la poésie arabe classique, Choix et préface d'Adonis, Traduction de Houria Abdelouahed et Adonis, Gallimard.

Amir-Moezzi : "La religion discrète", Vrin

La religion discrète. Croyances et pratiques spirituelles dans l'islam shi'ite, Mohammad-Ali AMIR-MOEZZI, Vrin

4e de couverture :

Les croyances et les pratiques shi’ites restent encore peu connues. D’abord, parce que les études scientifiques du shi’isme, dans leur grande majorité, sont très récentes ; de plus, les spécialistes occidentaux ne dépassent pas la trentaine, auxquels il faudrait ajouter quelques penseurs shi'ites qui ne publient que dans les langues de l'islam. Ce qui est très peu par rapport aux centaines de spécialistes su sunnisme qui étudient les différentes disciplines des domaines arabes et islamiques depuis plus d'un siècle et demi. Il y a ensuite les aléas de l’Histoire – et les rivalités idéologiques qui en résultent – dont une des conséquences majeures a été, à l’intérieur même du shi’isme, l’ostracisme appliqué aux pensées « déviantes » et la censure des textes jugés problématiques. Enfin, la religion shi’ite elle-même, se définissant dans ses sources de base comme une doctrine fondamentalement ésotérique et initiatique, ne se révèle pas toujours facilement. Rien de plus normal dans ces conditions qu’une partie de l’enseignement religieux, sans doute celle jugée la plus essentielle, soit protégée par les règles qui régissent tout ésotérisme. Ces multiples raisons, extrinsèques aussi bien qu’intrinsèques au shi’isme, font de celui-ci une religion discrète et méconnue.
Le présent ouvrage examine quelques aspects peu explorés de l’histoire et de la spiritualité shi’ite dans toute leur complexité. Dans la diversité de leurs manifestations, croyances et pratiques trouvent consistance et cohérence dans l’ambivalence de la figure de l’Imam, point de départ et aboutissement de la foi, dans le rôle déterminant de la connaissance et de l’initiation, dans le dualisme ontologique et anthropologique.

Mohammad Ali Amir-Moezzi est Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études (Sorbonne), où il est titulaire de la chaire « Exégèse et théologie de l’islam shi’ite », et directeur-adjoint du Centre d’Étude des Religions du Livre/Laboratoire d’Études sur les Monothéismes
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Pour des extraits du livre, cliquer ici

samedi 20 mars 2010

Ibn Hânî chante le printemps

Parc de Khorog

Ibn Hânî fut un poète ismaélien qui vécut au Xe siècle à la cour du IVe Calife fâtimide, al-Mu'izz, dont il fut également le panégyriste.
"Les larmes de cette pluie, sont-ce des perles brillantes ou des pièces d'argent ? Ah ! si l'on pouvait les ramasser et les garder dans la main !

Entre les nuées et le vent se déroule un combat, ponctué par le tonnerre des armes croisées et strié par l'éclair des lames nues

Adversaires prompts à apaiser leur courroux, leur fureur ne dure guère non plus leur sérénité

Le printemps nous a fait une offrande : ce jardin embaumé aux effluves lourdes qui semblent exhalées d'un coffret au kâfûr évanescent

Des nuages aux masses compactes stagnent dans l'éther se résolvant en averses drues aux stries nettes

Comme le flot d'une mer qui avance et qui reflue, la nappe de pluie couvre tous les recoins de la terre

Le flamboiement de l'éclair campe, sur le front d'un nuage, [l'image d']un cadi aux sentences trop sévères...

Une multitude de feuilles couvre le sol plat, comme des tapis déroulés d'un bout à l'autre de la terre

La brise repand des souffles odorants, comme une fragrance délicate renforcée par le parfum de l'eau de rose."

Source : Mohammed Yalaoui, Un poète chiite d'Occident au IVe/Xe siècle : Ibn Hânî al-Andalusi, Publication de l'Université de Tunis, pp. 217-18

vendredi 19 mars 2010

Tamîm ibn al-Mu'îz : un prince fâtimide poète

Kees Van Dongen


Tamîm ibn al-Mu'izz fut le fils aîné du quatrième Calife fâtimide al-Mu'izz. Il naquît à Mahdia, en Ifriqiya (Tunisie actuelle) en 949 et mourut au Caire en 984. Après la conquête de l'Egypte par les troupes fâtimides menées par le Général Jawhar, il accompagna, à l'âge de 25 ans, son père dans son voyage vers Le Caire. Peu porté sur la politique, le prince Tamîm mena une vie essentiellement tournée vers les arts et les lettres.

1

Ô toi qui jouis de ma douleur,
Qu'elle est exquise cette douleur venue de toi !
Si l'on me fouillait au corps,
On trouverait sous mes vêtements ma peine errante.

2

Je lui dis : "Du khôl (1), la veille d'un adieu ?
Comme si tu n'en étais point accablée."
Elle répondit : "Afin que mes larmes le transforment
Et qu'il devienne deuil sur mes joues."
_________________
(1) Fard de couleur sombre (souvent noir) appliqué sur les paupières généralement des femmes.

Source : Le Dîwân de la poésie arabe classique, Choix et préface d'Adonis, traduction de Houria Abdelouahed et Adonis, Poésie/Gallimard

mercredi 17 mars 2010

Moncef Ghachem : "Quatuor en M, Mahdia (Mahdi, Manara, Mansour, Mu'îz)"



Sur le portique les pêcheurs guettent
le passage des mulets migrateurs
La forteresse est à la fête
touristique Bezness (1) est à l'heure

La mer du Cap Africa a brûlé
de feu noir des sépultures puniques
Dans l'épervier froufroutent des mulets
Au cimetières ses rumeurs magiques

Et la mémoire se perd dans les ruines
Le moulin à vent Alhambra(2) le phare
Le jasmin nuptial dans la grotte marine
Face au Vieux-Port gît ta barque César

A ton épaule la muraille cendrée
La prison au flanc de la forteresse
Rumine des psalmodies encadrées
de mosquées gardiennes de vieillesse

Presqu'insulaire mon vieux corsaire
Ton corps d'écumeur c'est la ville
En haute mer n'est-elle ton repère
Mahdia la Conquérante de l'an mil

- Mahdi (3), qu'as-tu fais de ton frère, dis ?
- Homme, il a franchi la frontière
Tel Abel ou Rémus, il m'a maudit
Mon glaive couvre la terre entière

Elu j'ai élevé le Porche
Obscur vestibule de ma ville
Garni de meurtrières de tours à torches
et d'herses ses guets de grès et d'argile

C'était un îlot refuge de pirates
J'ai rallié son occident au grand champ
Sous le signe du lion et de la quête
Je l'ai entouré de remparts tranchants

Moi souverain d'Ifriqiya et de Sicile
Califa de Kairouan et des croyants
Mahdia mon invincible Ville
Commande par la foi à tout l'Orient

Mon palais a ses jardins sur la mer
Mes corps de métier mes voisins le jour
A l'autre ville ils s'en vont au soir
A Zaouila(4) le verger de l'amour

Dans ma capitale de Mahdia tranquille
Ma Grande Mosquée a le dos dans l'eau
Rive gauche j'ai doté ma ville
De citernes magasins et silos

Tout autour veillent les sentinelles
Les rues circulaires à la mosquée
Mènent leurs essaims de sujets fidèles
Ils prient dans les ombrages terraqués

Ville Conquérante l'Invincible
Mahdia ma Cité-aux-deux-croissants
Vers le Levant oriente ses cibles
De Bagdad et Samarkande ses maçons

Sublime la mosaïque de mes palais
Ni romaine ou byzantine
Mais ismaélienne dans ses allées
Mes derniers affranchis la dessinent

Les fioles de mes verreries à Cordoue
Ornent le diwan privé du prince
Nous Fatimides sommes d'un abord doux
Chevaliers d'Allah sobres et minces

Mansour(5) en guerre depuis des lunes
Au Porche pend le Kharijite empaillé
Cet Homme-à-l'âne(6) ce chameau sans dunes
Voulait mes casernes encanaillées

Il a assiégé ma Conquérante
De l'été au printemps par les moissons
Il a souillé mes chemins de menthe
Mais jamais il ne foula mes maisons

Mes bâtiments rentrent de Mazara
Cales chargées de marbre de Carrare
Je vais me marier avec Manara(7)
Et j'offrirai mille felouques de riz

Rive sud vers le port sont les joailliers
Leurs bijoux de saphir et d'émeraude
Sont pour ses doigts de grâce dans nos foyers
La rue dansera avec ses blondes

Nous rassemblera la Grande Mosquée
Avec ses bassins et ses pendules
On nous bénira des mihrabs stuqués
Entre piliers et toits à tuiles

Notre descendant le Califa Mu'îz(5)
Fondateur du Caire en tous ses remparts
A confié nos trésors aux banquises
Mahdia fut sanhajite berbère

Puis passèrent sur mon corps dans mes viscères
le Normand le Maltais et l'Espagnol
Mon nom fut un forçat de galère
La païens se soûlèrent à mes fioles

Sinan Pacha a rouvert mes marchés
Mes chepeks partent à Alexandrie
Mon consul au port répond à Raché
Et mon bijoutier s'appelle Masri

Ils vont à leurs salons les janissaires
Turcs Albanais ou bien d'Anatolie
Vêtus de soie blanche ils sont tout fiers
Devant leur club ancre Rhaïs Mili

Mili de Milos Morali de Morée
Preneur de poisson-lune Zaouali
Ta Zaouila est à la Porte Dorée
Et Mahdia le bien des Bendali

Ses fakirs ses marchands et ses gourous
Ses tisserands de soie et de laine
Ont subi l'affront au temps du dourou
Ses citadins dormeurs de la haine

De Trapani vinrent les Trapanis
Pêcher le loup d'Alhambra
Les carreaux en faïence de Tunis
Tapissèrent vérandas et caméras

Face au port le quartier sicilien
Se prolongea vers la rive gauche
Nino Marino(8) noua d'autres liens
Il parla droit aux rougets de roche

Les rougets ramèrent le vaisseau
Ils mirent l'étoile à la voile
Le croissant rougeoya haut sur les eaux
Et Mahdia calfeutra sa cale

Elle a grandi la ville d'al Mahdi
Je me sens perdu du côté de R'mal
Les chantiers ferment que vendredi
Je marche sous le sable et j'ai mal

Moi qui pêchais les nuits d'hiver le loup
à Cargorya devenue le jour
la Gare Centrale fief à filous
Les promoteurs cimentent alentour

A l'immobilier ses nababs pardi
Mon ami est mort avec le mérou
Je vends du chien par tranches le lundi
Sous tous les klaxons des machines à roues

Marino est parti Nino lui-même
Et j'ai vu vite rentrer de Trapani
Si vieilli le pêcheur Boukhchem(8)
Baiser terre-Mahdia le banni

Je bois de la bière mais le commissaire
Me dit de déguerpir sans tarder
Je m'en vais errer dans le cimetière
Parmi de vieilles anglaises fardées

Je ne veux plus sortir du Porche Obscur
Les jardins sont des villas bétonnées
Il y a les offices mais le plus dur
Ce sont les hôtels sur toute la baie

Hôtel Mahdi hôtel Cap Mahdia
Je n'ose même plus murmurer ton nom
Hôtels El-Bordj et Tapsus, Manara
Ce n'est pas là qu'on prendra le canon

Ni au Neptune ou à l'Espadon
Ni au Lido avec vue sur le port
J'ai la nostalgie et te dis pardon
Ma ville me manque alors que j'en sors

Et j'ai vu Mahdi la nuit à la gare
Qui prenait la voie de l'exil au nord
Et tu pleurais sous les jets de phare
Mansour est en mer et Mu'îz sans or

Elle m'a quitté la maison de ma mère
Ma vieille ville n'a plus ses habitants
Ses marins sont de l'intérieur des terres
Migrants comme mulets du bon vieux temps

Mes garçons sont pêcheurs à Mazara
Sur une carcara qu'on dit rentable
C'est la vie ô ma tendre Manara
J'ai le coeur gros et je broie du sable

Ma ville enserrée d'une autre ville
Qui a pour nom Hiboun R'mal E'Zahra
Surfaite à l'air bourguibienne elle
a ses garages et ses villas

C'était du faubourg proche et rural
Quadrillé de routes et d'impasses
Là fut construit hôpital régional
Police et Justice s'y font face

Les dames fonctionnaires vont et viennent
Entre corniches et conserveries
Les bureaux d'impôts ceux de la douane
Le lycée et plusieurs maçonneries

La prison n'est plus dans la forteresse
Mais en plein air parmi les oliviers
Les cafés ont des vastes terrasses
Et bientôt devant seront des viviers

La mer meurt et il n'y a plus les pêcheurs d'antan
Les chalutiers viennent d'Italie
Mahdi à Chaca que viennent les Beurs
Ouïr le crieur public Zaouali

Ah je nage dans le béton en rond
Sur les ruines émergées de la mer
Le corps en prise avec Charon
La mémoire blessée à ses amers

Je me souviens des vasques de palais
Des piliers des temples et des arcades
Des crinières de mon coursier mantelé
Eclair sur les pavés des esplanades

J'ai mal aux pendules de la mosquée
Mal aux bestiaires de mes mosaïques
Mes calligraphies sont soldes truquées
Dans le souk des guides touristiques

Je rentre amer au Porche Obscur
M'en vais droit sur la tombe de mon père
Et solitaire je rase les murs
J'esquive mon ombre Place du Caire

Je traverse ma ville à la hâte
Avant l'assaut des hordes touristiques
J'ai l'amour de Manara plein la tête
Et je mange la pierre des portiques

Je vais au Cap Africa scruter la mer
Cueillir le sel d'une fosse antique
Mahdia rengaine de ma mère
Dame des Marins et ma voix épique


Sidi Bou Saïd - Mahdia
19 - 25 octobre 1993
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(1) Bezness : de l'expression anglaise "bisness" signifiant affaires, commerce...Mot couramment utilisé, en Tunisie, pour désigner les jeunes gens qui courent les touristes.
(2) Alhambra ou Al Hamra : littéralement la Rouge. Nom d'un vestige côtier, au nord du vieux Mahdia. Probablement, les restes d'un fortin détruit par l'armada espagnole (1554) et appelé ainsi par référence à l'Alhambra de Grenade.
(3) Mahdi : fondateur, en 916, de Mahdia, capitale fatimide en Ifriqiya (comme on le sait, la Tunisie était appelée Africa par les Romains, puis Ifriqiya par les Arabes...)
(4) Zaouila : quartier résidentiel, dans les jardins du Mahdia fatimide, réservé, alors, à la main-d'oeuvre de la Cité-aux-deux-croissants. C'est toujours un quartier important de la ville.
(5) Mansour et Mu'îz : princes fatimides qui ont régné sur l'Ifriqiya. Mu'îz est le fondateur du Caire devenu capitale fatimide, en Egypte (à partir de 969). Le Caire, en arabe al-Qahira (l'Invincible), était d'abord l'un des surnoms de Mahdia. (Mahdiya, al-Qahira al-Mansoura : Mahdia l'Invincible et la Conquérante.)
(6) Homme-à-l'âne : surnom du rebelle berbère qui, à la tête des Kharidjites en Ifriqiya, a conduit, durant plus de vingt ans, une guerre d'usure contre les Fatimides. Al-Mansour l'a poursuivi jusqu'à la côte ouest du Maroc où il l'a abattu...
(7) Manara (ou Monira) : princesse fatimide à Mahdia. Personnage fictif.
(8) Nino Marino - Boukhchem : pêcheurs de Mahdia, d'origine sicilienne. Figures populaires dans le port de la ville, durant les années 1940-1960. De nos jours, ce sont les pêcheurs tunisiens de Mahdia qui travaillent et résident en Sicile, notamment à Manzara del Vallo.
Moncef Ghachem, Orphie, M.E.E.T

Nasir Khusraw : La fête de l'ouverture du canal (Khalidj) au Caire

Nilomètre au Caire, datant de l'époque omeyyade, VIIIe siècle. Le nilomètre servait à mesurer les crues du Nil et prévoir la quantité des récoltes. A partir de ces données, le montant des impôts était déterminé. On trouve des nilomètres construits tout le long du Nil, jusqu'à Assouan. Photo Patrick Fromparis


Depuis la plus haute Antiquité, le Nil a joué un rôle vital pour l'Egypte, au point que c'est à ce fleuve que les égyptiens attribuaient la naissance et l'existence de leur pays. Aussi, un lien particulièrement étroit a toujours lié les égyptiens au Nil. Pour preuve, cette célébration, à l'époque fâtimide, appelée la "fête du Khalidj" qui constituait l'une des plus importantes festivités de l'année. Nasir Khusraw, qui séjourna au Caire de 1050 à 1055, nous la raconte dans son Safar Name (Livre des voyages) :
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Description de l'ouverture du canal

"Lorsqu'à l'époque de la crue, le Nil atteint la hauteur désirée, qui est celle de dix-huit guez au-dessus de son niveau pendant l'hiver, et qu'il conserve depuis le dix du mois de Sharivar jusqu'au vingt de Abammâh de l'ancien calendrier, à ce moment, les digues qui ferment les canaux grands et petits, dans toute l'étendue de l'Egypte, sont encore intactes. Le sultan [1] monte à cheval pour assister en personne à la rupture de la digue du Khalidj qui, ayant sa prise d'eau à Misr, passe par le Caire et fait partie du domaine du souverain.
Ce jour-là, on rompt dans toute l'Egypte les digues des canaux grands et petits et c'est pour les habitants la plus grande de leurs fêtes. On l'appelle la cavalcade de l'ouverture du Khalidj.
Lorsque l'époque de cette cérémonie approche, on dresse pour le sultan, à la tête du canal, un très grand pavillon en satin de Roum, couvert de broderies d'or et semé de pierreries. Tous les meubles qui se trouvent dans l'intérieur sont recouverts de cette même étoffe. Cent cavaliers peuvent se tenir à l'ombre de ce pavillon ; il est précédé d'un passage formé par des étoffes de bouqalemoun, et à côté de lui se trouve une tente ouverte. Avant la cérémonie, on bat, trois jours durant, dans les écuries du sultan, des timbales et de gros tambours et on sonne de la trompette, afin d'habituer les chevaux à ce grand bruit. Lorsque le sultan monte à cheval, il y a dans son cortège dix mille chevaux avec des selles en or, des colliers et des têtières enrichis de pierres précieuses. Tous les tapis de selle sont en satin de Roum et en bouqalemoun qui, tissé exprès n'est, par conséquent, ni coupé ni cousu. Une inscription portant le nom du sultan d'Egypte court sur les bordures de ces tapis de selle. Chaque cheval est couvert d'une cotte de mailles ou d'une armure. Un casque est placé sur le pommeau de la selle, et d'autres armes sont fixées sur la selle elle-même. On conduit aussi un grand nombre de chameaux portant des litières richement ornées, et des mulets dont les bâts sont incrustés de plaques d'or et de pierreries ; toutes les couvertures sont brodées en perles. Si je voulais décrire toutes les richesses déployées dans cette journée de l'ouverture du Khalidj, mon récit serait considérablement allongé.
Ce jour-là, toutes les troupes du sultan sont sur pied. Elles se disposent en compagnies et en détachements distincts. Chaque corps de troupes a un nom et une appellation particulière."

[Nasir nous décrit ensuite les différentes troupes au sein de l'armée : Kutama, Turcs, Persans, Noirs, serviteurs du Palais. Il évoque également tous ces princes, dignitaires et ambassades venus du monde entier (Perse, Inde, Turkestan...) pour assister à la cérémonie et rendre hommage au souverain.]

"Je reviens au récit de la rupture de la digue du Khalidj.

Le matin du jour où le sultan se rend à cette cérémonie, on engage dix mille individus pour conduire par la bride les chevaux de main dont j'ai parlé plus haut. Ils s'avancent par groupes de cent hommes et ils sont précédés de gens qui sonnent du clairon, battent du tambour et font résonner de grandes trompettes ; une compagnie de soldats marche derrière eux. Ils conduisent ainsi jusqu'à la tête du canal les chevaux qu'ils vont prendre à la porte du palais et qu'ils ramènent avec le même appareil. Chacun de ces hommes reçoit trois dirhems. Après les chevaux viennent les chameaux chargés de palanquins et de litières ; ils sont suivis par les mulets bâtés ainsi que je l'ai expliqué plus haut.
A une grande distance en arrière des soldats et des chevaux s'avançait le sultan ; c'était un jeune homme d'une belle prestance et d'une figure agréable et dont l'origine remont au prince des fidèles, Husseïn, fils d'Ali, fils d'Abu Talib. Il avait les cheveux rasés, et montait un mulet dont la selle et la bride étaient de la plus grande simplicité et n'avaient aucun ornement en or ou en argent. Il était vêtu d'une robe blanche que recouvrait une tunique ample et longue, comme la mode l'exige dans les pays arabes. Cette tunique porte en persan le nom de Dourra'ah et la robe s'appelle Dibaqi. Le prix de ce vêtement est de dix mille dinars. Le sultan portait un turban formé d'une pièce d'étoffe blanche enroulée autour de la tête, et il tenait à la main une cravache d'un grand prix. Devant lui marchaient trois cents hommes du Daïlam, tous à pied. Ils portaient un costume de brocart de Roum ; leur taille était serrée par une ceinture. Les manches de leurs robes étaient larges à la mode égyptienne. Ils avaient à la main des demi-piques et des haches ; leurs jambes étaient entourées de bandelettes.
Le porte-parasol du sultan se place auprès de lui ; il a sur la tête un turban d'une étoffe d'or enrichie de pierreries ; son costume représente la valeur de dix mille dinars maghrébins. Le parasol qu'il porte est d'une grande magnificence et couvert de pierres précieuses et de perles. Cet officier est le seul qui soit à cheval à côté du sultan que précèdent les Daïlamites.
A droite et à gauche, des eunuques portent des cassolettes dans lequelles ils font brûler de l'ambre et de l'aloès. L'étiquette exige qu'à l'approche du sultan le peuple se prosterne la face contre terre, et appelle sur lui les bénédictions divines.
Le Vizir, le Qadi al-Quda'ât [Juge des juges] et une troupe nombreuse de docteurs et de hauts fonctionnaires suivent le sultan. Ce prince se rend ainsi à la tête du Khalidj, c'est-à-dire à la prise d'eau du canal et il reste à cheval, sous le pavillon qui y est dressé, pendant l'espace d'une heure. Puis, on lui remet une demi-pique pour qu'il la lance contre la digue. Les gens du peuple se précipitent aussitôt et attaquent la digue avec des pioches, des boyaux et des pelles, jusqu'à ce qu'elle cède sous la pression exercée par l'eau qui fait alors irruption dans le canal.
Toute la population de Misr et du Caire accourt pour jouir de ce spectacle et elle se livre à toutes sortes de divertissements. La première barque, lancée dans le canal, est remplie de sourds-muets appelés en persan Koung ou Lal. On leur attribue une heureuse influence et le sultan leur fait distribuer des aumônes.
Le sultan possède vingt et un bateaux qui sont remisés dans un bassin creusé non loin du palais. Ce bassin a deux ou trois meïdan de superficie. Tous les bateaux ont cinquante guez de long sur vingt de large et sont richement décorés en or, en argent et en pierres précieuses ; les tentures sont en satin. Il faudrait, pour en faire la description, écrire un grand nombre de pages. La plupart du temps, ces bateaux sont placés dans le bassin l'un à côté de l'autre, comme des mulets dans une écurie."
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[1] Il s'agit de l'Imam-Calife al-Mustansir bi-llah (mort en 1094). On remarquera que Nasir Khusraw donne au souverain fâtimide le titre de Sultan et non de Calife. Ce qui entretien le débat de savoir si Nasir Khusraw était déjà ismaélien avant son départ pour l'Egypte ou s'il l'est devenu durant son séjour au Caire. A moins que Nasir n'utilise délibéremment le titre de Sultan pour dissimuler son appartenance à l'Ismaélisme, ce qui est fort probable vu la pratique de la taqiyya (dissimulation, secret) dans le chiisme. Aucun élément flagrant dans le Safar Nama ne nous permet de l'identifier comme un texte ismaélien.

mardi 16 mars 2010

Saladin et la fin des Fâtimides (2) : La mort du dernier calife fâtimide

"L'édifice à coupole qui abrite le tombeau de Saladin, au nord de la mosquée des Omeyyades de Damas, est encore un lieu de pèlerinage de nos jours. Le cénotaphe en bois sculpté, à gauche, date en grande partie de l'époque ayyoubide ; celui qui est en marbre blanc a été construit, en hommage à Saladin, à la fin du XIXe siècle, par le sultan ottoman Abdulhamid II, avant d'être restauré par l'empereur allemand Guillaume II", Anne-Marie Eddé, Saladin, Flammarion.


"Les sources divergent sur les circonstances exactes du rétablissement de la khutba abbasside dans les mosquées du Caire ainsi que sur la mort du calife qui coïncida avec sa déchéance. Rien d'étonnant à cela car la chute d'une dynastie aussi prestigieuse que celle des Fâtimides ne pouvait qu'engendrer rumeurs et légendes. Des différents récits, il ressort que le vendredi 10 septembre, le nom du calife al-Adid fut supprimé de la khutba prononcée à Fustât, sans être immédiatement remplacé par le nom du calife abbasside. Quand le calife, déjà très malade, l'apprit, il vit son état empirer et mourut le 13 septembre au matin à l'âge de vingt et un ans. Le vendredi suivant, 17 septembre, la khutba fut alors officiellement prononcée à Fustât et au Caire au nom du nom du calife de Bagdad, al-Mustadî. La mort soudaine d'al-Adid suscita aussitôt des interprétations diverses, plus ou moins légendaires. Certains affirmèrent simplement que sa déchéance l'avait atteint si profondément qu'il en mourut. D'autres parlèrent de suicide : en apprenant sa destitution, le calife aurait porté à ses lèvres sa bague empoisonnée. Certains racontèrent qu'après avoir vu le calife boire du vin et courvrir de bijoux l'une de ses concubines, Saladin demanda aux juristes une fatwa pour le condamner de s'être livré à la débauche avant d'envoyer son frère le tuer. D'autres enfin dirent qu'il fut étranglé avec son turban pour avoir refusé de révéler les cachettes de ses trésors.
De tous ces événements, il faut surtout retenir la prudence avec laquelle, une fois de plus, Saladin avait atteint son objectif, en privilégiant le changement par étapes et la consultation des milieux religieux. Ses décisions furent ainsi acceptés sans résistance par une population égyptienne restée fondamentalement sunnite, lasse de voir ses dirigeants se déchirer sans cesse et faire appel aux "infidèles". Depuis qu'il était au pouvoir, Saladin avait montré, au contraire, sa capacité à imposer l'ordre et à repousser les Francs. Une démonstation de force réaffirmée dès le 11 septembre 1171, au lendemain de l'abandon de la khutba fâtimide, lorsqu'il passa en revue l'ensemble de ses troupes en présence d'une foule nombreuse et d'ambassadeurs byzantins et francs.
Ordre fut donné dans toutes les provinces égyptiennes de faire la prière au nom du calife abbasside. Lorsqu'il fut mis au courant, Nûr al-Din envoya aussitôt son ambassadeur annoncer la bonne nouvelle au calife de Bagdad. En route, celui-ci devait proclamer partout la fin de la dynastie fâtimide en Egypte. Le document qu'il était chargé de lire mettait l'accent, une nouvelle fois, sur la collusion des deux pouvoirs honnis, celui des Fâtimides hérétiques et celui des Francs infidèles. Le mérite de cette victoire revenait à Nûr al-Din qui avait réussi là où beaucoup de ses prédecesseurs avaient échoué. Dieu l'avait guidé dans cette conquête et lui avait confié la possession de l'Egypte pour la ramener dans le droit chemin de l'islam. Et Nûr al-Din d'ajouter sous la plume de son chancelier, sans jamais mentionner le nom de Saladin : "Nous avons chargé celui que nous avons désigné comme lieutenant [c'est à dire Saladin] d'ouvrir la porte de la félicité, de mener à bien ce que nous avons voulu, d'établir là-bas le message abbasside qui nous guide et de conduire les hérétiques vers la perdition." C'était affirmer haut et fort que toute la gloire tirée de cette victoire lui revenait, Saladin n'étant que son représentant et l'exécuteur de ses ordres au Caire.
Cette nouvelle causa une grande liesse à Bagdad. Quelques mois plus tard, pour récompenser Nûr al-Din, le calife lui envoya, avec l'un de ses plus hauts dignitaires, une garde-robe d'honneur complète. Nûr al-Din revêtit la robe, passa le lourd collier d'or autour du cou et ceignit les deux épées liées par leur baudrier pour symboliser sa domination sur la Syrie et l'Egypte réunifiées. Monté sur l'un des chevaux que lui avait offert le calife, il parada à l'ouest de Damas jusqu'à l'Hippodrome Vert avant de regagner la citadelle, drapeau noir en tête. Il fit aussi envoyer à Saladin la garde-robe d'honneur qui lui était destinée, prestigieuse quoique inférieure à la sienne, le calife ayant respecté la hiérarchie des pouvoirs. Avec ces cadeaux, il y avait aussi des vêtements d'honneur pour les oulémas égyptiens et des drapeaux noirs à placer dans les mosquées pour marquer le retour de l'autorité abbasside. Dès le mois de décembre 1171, une nouvelle monnaie égyptienne fut frappée aux noms du calife abbasside et de Nûr al-Din. Aux yeux de tous, à cette époque, la victoire du sunnisme sur le chiisme ismaélien était donc celle de Nûr al-Din avant d'être celle de Saladin."

Anne-Marie Eddé, Saladin, Flammarion, pp. 64-66

lundi 15 mars 2010

Saladin et la fin des Fâtimides (1) : La destitution du calife fâtimide

Anne-Marie Eddé, Saladin, Flammarion

En 1194, à la mort de l'Imam-Calife al-Mustansir billah, un schisme ébranle la communauté ismaélienne entre les partisans de Nizar d'une côté et ceux de Musta'li de l'autre, tous deux fils du Calife défunt. L'homme fort du régime, le général arménien Badr al-Jamali installe sur le trône son beau-fils Musta'li au détriment de l'héritier désigné Nizar. Avec cette éviction du pouvoir, c'est une période de clandestinité qui commence pour les descendants de Nizar, et leurs fidèles seront placés sous la direction de Hasan Sabbah qui avait établi son quartier général à Alamut, en Iran. Le Calife al-Musta'li et sa famille régneront au Caire jusqu'en 1171, date à laquelle le dernier calife fâtimide sera destitué par Saladin. Dans l'extrait ci-dessous, Anne-Marie Eddé nous raconte le processus de suppression par Saladin du califat fâtimide.
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"Lorsqu'en avril 1170, Ayyûb était venu rejoindre son fils [Saladin] au Caire, Ibn Abî Tayyi' rapporte que Nûr al-Dîn, lui-même pressé par le calife de Bagdad, lui avait demandé d'ordonner à Saladin de restaurer sans plus tarder la khutba abbasside en Egypte. La khutba, harangue politico-religieuse, prononcée dans les grandes mosquées avant la prière solennelle du vendredi, revêtait une très grande valeur symbolique, car elle comprenait toujours une invocation appelant la bénédiction divine sur le calife et sur celui qui exerçait le pouvoir en son nom. Prononcer cette invocation en faveur du calife abbasside, c'était donc lui faire allégeance. Que Saladin ait pensé mettre fin au califat fatimide ds sa prise de pouvoir au Caire en 1169 ne fait aucun doute ; que Nûr al-Din se soit impatienté, soupçonnant son lieutenant de faire traîner les choses pour se réserver l'appui du calife égyptien au cas où les relations déterioreraient, est également plausible. En réponse à son père, Saladin avait fait valoir qu'il lui fallait, pour réussir, procéder par étapes, consolider d'abord son pouvoir et éliminer ses nombreux opposants.
Mais dès le mois d'août 1170, une fois la révolte noire et arménienne réprimée et la menace franque momentanément écartée, Saladin mit en oeuvre plusieurs mesures destinées à faciliter le retour au sunnisme. Dans les mosquées, la formule chiite d'appel à la prière "Venez à la meilleure des oeuvres. Muhammad et Ali sont les bienfaits de l'humanité" fut abandonnée et les noms des trois premiers califes, honnis des chiites, furent réintroduits dans la khutba du vendredi. Dans la capitale, aux côtés du grand cadi chiite, Saladin plaça l'un de ses proches, le juriste chafiite Diya' al-Din al-Hakkari qui fut chargé de la juridiction de l'ancienne fondation fatimide d'al-Qâhira. Plus au sud, dans les vieux quartiers de Fustât, Saladin fonda, peu de temps après, deux madrasas destinées à former des élites religieuses sunnites, et son neveu Taqî al-Din en instaura une troisième au printemps 1171. A son retour d'Ayla, en février-mars 1171, Saladin franchit un pas supplémentaire en enlevant aux chiites la fonction de grand cadi pour la confier à un chafiite kurde qui nomma, à son tour, des cadis chafiites dans les villes de province. Toutes ces mesures permirent de renforcer progressivement le sunnisme tout en testant les réaction de la population égyptienne qui ne manifesta, en réalité, que fort peu d'opposition, la majorité des habitants étant demeurée sunnite malgré deux siècles de régime fatimide chiite.
L'administration fut elle aussi reprise progressivement en main. La mort du chef de la chancellerie fatimide, au début du mois de mars 1171, permit de le remplacer par le fidèle cadi al-Fâdil, qui était un sunnite convaincu même s'il avait servi la dynastie fatimide. Enfin, l'armée subit de nouvelles purges entre 1170 et 1171 : des émirs furent expulsés de Fustât et leurs biens confisqués. Les protestations du calife n'y firent rien, d'autant que ce dernier, privé de ses troupes et confiné dans un palais dont les affaires étaient désormais gérées par l'eunuque Qarâqush al-Asadî, disposait de moins en moins de biens et de pouvoir Et même si Saladin ne semble pas lui avoir témoigné d'hostilité particulière - d'aucuns disent même qu'ils entretenaient de bonnes relations -, le rétablissement progressif du sunnisme et les exigences financières croissantes de l'armée turque achevèrent de l'affaiblir et de ruiner son autorité.
Au début de l'été 1171, tout était prêt pour le pas ultime. De son côté, Nûr al-Din pressa à nouveau son lieutenant de restaurer la khutba sunnite. Après avoir consulté ses émirs et constaté qu'ils se rangeaient tous derrière Nûr al-Din, Saladin réunit des jurisconsultes pour obtenir d'eux une fatwa sur le sujet. Sans grande surpries, ceux-ci déclarèrent légitime la destitution du calife al-Adid. Cette consultation n'était en elle-même qu'une formalité, mais elle témoigne de l'importance de la décision qui allait suivre : destituer un calife qui prétendait descendre de la famille du Prophète, mettre fin à une dynastie qui avait régné sur l'Egypte plus de deux cents ans, étaient des actions beaucoup plus lourdes de conséquences que l'élimination d'un vizir. Aux yeux des Irakiens et des Syriens, l'appui deu calife abbasside et de Nûr al-Din suffisait à légitimer une telle décision, mais en réclamant une fatwa à des hommes de loi respectés en Egypte, Saladin s'entourait de toutes les garanties juridiques possibles et enlevait toute possibilité de contestation aux oulémas égyptiens eux-mêmes."

Anne-Marie Eddé, Saladin, Flammarion,Paris, 2008, pp. 62-64