Sindbad PUZZLE

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dimanche 31 janvier 2010

Pierre Loti à al-Azhar (2)

Etudiants à la mosquée d'al-Azhar, 1880

"Un centre d'Islam" (2)

"C'est un sacrilège que de prohiber la science.
Demander la science, c'est faire acte d'adoration envers Dieu ;
l'enseigner, c'est faire acte de charité.
"La science est la vie de l'Islam, la colonne de la foi."
(Versets de Hadices)

La leçon du matin est finie, nous pouvons, sans déranger personne, visiter la mosquée.
Quand nous revenons dans la grande cour aux murs crénelés de dentelles, c'est l'heure om s'y déverse le flot des jeunes hommes en robe et turban qui sortent de la pénombre du sanctuaire. Après être restés depuis le lever du jour accroupis sur des nattes pour étudier ou prier, au bourdonnement confus de leurs milliers de voix, ils vont se répandre un instant dans les proches quartiers arabes, en attendant que commencent les leçons du soir. Par groupes, quelquefois se donnant la main comme des enfants, ils marchent pour la plupart la tête haute et levant les yeux, bien qu'un peu éblouis sous ce soleil qui les saisit dehors et les cribles de rayons. Innombrables, ils nous montrent en passant des visages très divers ; c'est qu'ils viennent des quatre vents du monde, les uns de Bagdad, les autres de Bassorah, de Mossoul ou bien du fond du Hedjaz ; ceux du Nord ont des prunelles claires et pâles, et, parmi ceux du Maghreb, du Maroc et du Sahara, plusieurs ont le teint presque noir. Mais leur expression à tous se ressemble : quelque chose d'extatique et de lointain, le même détachement, l'obstination dans le même rêve. En l'air, où se portent leurs yeux levés, c'est - toujours dans ce cadre des créneaux d'al-Azhar - le ciel presque blanchi par excès de lumière, avec l'élancement des grands minarets rougeâtres, que l'on dirait empourprés par quelque reflet d'incendie. Et, en regardant passer là cette masse de jeunes prêtres ou de jeunes légistes, à la fois si différents et si semblables, on comprend mieux qu'ailleurs combien l'Islam, le plus vieil Islam, garde encore de cohésion et de puissance.
La mosquée où ils font leurs études est maintenant presque vide. Nous y touvons, en même temps qu'un reposant demi-jour, du silence et des musiques inattendues de petits oiseaux ; c'est la saison des couvées et, dans les plafonds de bois ciselé, il y a quantité de nids, que personne ne dérange.
Un monde, cette mosquée, où des milliers d'hommes peuvent trouver place à l'aise. Environ cent cinquante colonnes de marbre, provenant de temples antiques, soutiennent les séries d'arceaux des sept nefs parallèles. La lumière ne pénètre que par l'arcade ouverte sur la cour, et, il fait si sombre dans les nefs du fond, comment donc les fidèles y voient-ils pour lire, quand le soleil d'Egypte par hasard se voile ?
Quelques étudiants sont là encore, restés pendant l'heure du repos, une vingtaine, perdus au milieu de cette vaste solitude, et s'occupant à faire la propreté par terre avec de longues palmes en guise de balai : les étudiants pauvres, ceux-ci, qui n'ont à manger que du pain sec et s'étendent la nuit pour dormir sur la même natte où ils s'étaient tenus assis à travailler toute la journée.
Le séjour de cette université est gratuit pour tous les élèves ; les frais de leur nourriture et de leur entretien, assurés par des donations pieuses. Mais, comme ces legs demeurent séparés par nation, il y a inégalité dans les traitements ; les jeunes hommes de telle contrée sont presque riche, possèdent une chambre et un bon lit ; ceux d'un pays voisin couchent par terre, ont juste de quoi ne pas mourir. Mais aucun d'eux ne se plaint, et ils savent s'entraider.
Près de nous, un des étudiants pauvres mange sans fausse honte son pain sec de mide, accueillant avec un sourire les moineaux et autres petits voleurs ailés qui descendent des beaux plafonds de cèdre pour lui disputer les miettes de son repas.
Plus loin, dans les nefs du fond peu éclairé, un autre qui dédaigne manger, ou qui n'a plus de pain, se rassied sur sa natte, une fois terminé son petit service de balayage, et rouvre son Coran pour s'exercer seul à le lire selon d'intonation consacrée. Sa voix facile et chaude, qu'il modère par descrétion, est d'un charme irrésistible dans la sonorité de cette mosquée immense, où l'on entendait plus à cette heure que le gazouillis à peine saisissable des couvées, là-haut parmi les poutres aux dorures éteintes. Tous ceux à qui les sanctuaires de l'Islam ont été familiers savent comme moi qu'il n'est pas de livre plus délicieusement rythmé que celui du Prophète ; même si le sens des versets vous échappe, la lecture chantante, qui se fait pendant les offices, agit sur vous par la seule magie des sons, à la manière de ces oratorios qui, dans les églises du Christ, amènent les larmes. La déclamation tristement berceuse de ce jeune prêtre au visage d'illuminé, aux vêtements de décente misère, à beau être contenue, il semble que peu à peu elle emplisse les sept nefs désertes d'al-Azhar. On s'arrête malgré soi et on se tait pour l'écouter, au milieu du silence de midi. Et - dans ce lieu si vénérable, om le délabrement, l'usure des siècles s'indiquent partout, même aux colonnes de marbre rongées par le frottement des mains - cette voix d'or qui s'élève solitaire, on dirait qu'elle entonne le lamento suprême sur l'agonie du vieil Islam et sur la fin des temps, l'élégie sur l'universelle mort de la foi dans le coeur des hommes...

"La science est une religion,
la prière en est une autre.
L'étude est préférable à l'adoration.
"Allez demander partout l'instruction,
même, s'il le fallait, jusqu'en Chine."
(Versets des Hadices.)

Chez nous autres, Européens, on considère comme vérité acquise que l'Islam n'est qu'une religion d'obscurantisme, amenant la stagnation des peuples et les entravant dans cette course à l'inconnu que nous nommons "le progrès". Cela dénote d'abord l'ignorance absolue de l'enseignement du Prophète, et de plus un stupéfiant oubli des témoignages de l'histoire. L'Islam des premiers siècles évoluait et progressait avec les races, et on sait quel rapide essort il a donné aux hommes sous le règne des khalifes ; lui imputer la décadence actuelle du monde musulman est par trop puéril. Non, les peuples tour à tour s'endorment, par lassitude peut-être, après avoir jeté leur grand éclat : c'est une loi. Et puis un jour quelque danger vient secouer leur torpeur, et ils se réveillent.
Cette immobilité des pays du Croissant m'était chère. Si le but est de passer dans la vie avec un minimum de souffrance, en dédaignant l'agitation vaine, et de mourir anesthésié par de radieux espoirs, les Orientaux étaient les seuls sages. Mais leur rêve n'est plus possible, maintenant que des nations de proie les guettent de tous côtés. Donc, hélas ! il faut se réveiller.
Il faut se réveiller, et cela commence. Alors, en Egypte,où l'on sent la nécessité de changer tant de choses, on songe à réformer aussi la vieille université d'al-Azhar, l'un des grands centres de l'Islam ; on y songe avec crainte, sachant le danger de porter la main sur des institutions millénaires ; la réforme, cependant, est en principe décidée. Des connaissances nouvelles, venues d'Occident, vont pénétrer dans ce tabernacle des Fâtimides ; le Prophète n'a t-il pas dit : "Allez partout demander l'instruction, au besoin jusqu'en Chine ? " Qu'en adviendra-t-il ? Qui saurait le présager ?... Mais ceci, en tout cas, est certain : aux heures éblouissantes de midi, ou aux heures dorées du soir, quand le flot des étudiants ainsi modernisés se répandra dans la grande cour que tant de minarets surveillent, on ne verra plus dans tous ces regards la mystique flamme d'aujourd'hui ; et ce ne sera plus l'inébranlable foi, ni la haute et sereine insouciance, ni la paix si profonde qu'ils iront porter, ces messagers, à tous les bouts de la terre musulmane...

Pierre Loti, Un centre d'Islam, in La mort de Philae, France Loisirs, 1990

vendredi 29 janvier 2010

Pierre Loti à al-Azhar (1)


En 1907, Pierre Loti séjourne en Egypte. Il nous livre ses impressions de voyage dans La mort de Philae qui paraîtra en 1909.
Par delà les évocations toujours poétiques des lieux visités, Pierre Loti lance un véritable cri de désespoir et de haine et nous offre une description particulièrement sombre et désespérée de l'Egypte.
Cri de désespoir contre les ravages provoqués par une exploitation sans vergogne des ressources du pays par des puissances coloniales sans scrupules ; exploitation qui détruit les beautés naturelles et bouleverse un éco-système fragile qui engendre alors désordre climatique, pestilence, pollution et maladies dans le pays.
Cri de haine contre les hordes de touristes, imbéciles et arrogants, qui déferlent par bâteaux entiers dans le pays. Leur arrivée en masse ruine l'authenticité des paysages et des lieux historiques par une construction anarchique des infrastructures touristiques. Tout cela, déjà au début du XXe siècle.
Face à ces bouleversements, Pierre Loti craint pour l'Egypte. Il craint que les égyptiens ne perdent leur identité nationale et leur âme. Il dénonce le colonialisme et prend fait et cause pour le mouvement indépendantiste égyptien. On remarquera d'ailleurs dans l'extrait ci-dessous, le lien amical qui unissait Pierre Loti à Mustapha Kamil Pacha, l'un des principaux artisans de l'indépendance de l'Egypte. Mustapha Kamil mourra en 1908, peu avant la parution de La mort de Philae et c'est à lui que Pierre Loti dédiera son livre.
La mort de Philae est probablement le plus juste, le plus visionnaire et le plus poignant des récits de voyages rapportés par Pierre Loti.
Dans l'extrait ci-dessous, l'auteur nous fait visiter al-Azhar. Cette mosquée fut fondée en 972 par les Fâtimides, juste après leur conquête de l'Egypte en 969. Elle sera transformée en 988, sous le règne de l'Imam-Calife al-Aziz, en une université, l'une des premières du monde musulman. De nous jours, al-Azhar est la plus haute autorité religieuse pour les sunnites et demeure toujours l'un des établissements d'enseignement parmi les plus prestigieux dans le monde musulman.
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Un centre d'Islam (1)


"S'instruire est le devoir
de tout musulman."
Un verset des Hadices ou Paroles du Prophète.)

"Dans une rue étroite, perdue au milieu des plus anciens quartiers arabes du Caire, en plein dédale encore serré et mystérieusement ombreux, une porte exquise s'ouvre sur l'espace libre que le soleil inonde ; elle est à deux arceaux ouvragés ; elle est surmontée d'un fronton où des arabesques s'enchevêtrent pour former des rosaces inconnues, et où de saintes écritures s'enroulent avec des complications savantes.

C'est l'entrée d'Al-Azhar, un lieu vénérable en Islam, d'où sont parties, pendant près de mille ans, les générations de prêtres et de docteurs chargés de répandre la parole du Prophète sur les peuples, depuis le Maghreb jusqu'à la mer d'Arabie, en passant par les grands déserts. Vers la fin de notre Xe siècle, les glorieux khalifes Fatimides avaient édifié cet immense assemblage d'arceaux et de colonnes, qui devint le siège de l'université musulmane la plus renommée du monde, et que, depuis lors, tous les souverains de l'Egypte ne cessèrent de compléter, d'agrandir, ajoutant des salles nouvelles, des galeries, des minarets, jusqu'à faire d'Al-Azhar presque une ville au milieu de la ville.

"Celui qui recherche l'instruction est
plus aimé de Dieu que celui qui combat
dans une guerre sainte."
(Un verset des Hadices.)

Onze heures, par une journée d'ardent soleil et de pure lumière ; Al-Azhar vibre encore d'un multiple bruissement de voix, bien que les leçons du matin soient près de finir.

Une fois franchi le seuil de la double porte ouvragée, voici d'abord la cour, en ce moment vide comme un désert, et éblouissante de soleil. Au-delà, tout ouverte, la mosquée déploie ses arcades sans fin, qui se continuent, se répètent, se perdent très loin sous l'obscurité des plafonds, et, dans ce lieu demi-obscur, aux profondeurs confuses, d'innombrables personnages coiffés du turban, accroupis en foule pressée, récitent ou psalmodient tout bas, avec un léger balancement des reins comme pour scander leur déclamation chantante : ce sont les dix mille étudiants venus de tous les points de la terre pour s'imprégner de l'immuable doctrine d'Al-Azhar.

A première vue, on les aperçoit mal, car ils sont loin dans l'ombre, et ici on est aveuglé de rayons ; par petits groupes attentifs, de dix ou vingt, assis sur des nattes autour d'un grave professeur, ils répètent docilement leurs leçons, qui depuis des siècles ont vieilli sans changer comme l'Islam. Ceux qui tiennent cercle tout à fait là-bas, dans les nefs du fond où le jour arrive à peine, comment donc y voient-ils pour déchiffrer sur les feuillets de leurs vieux livres les si difficiles écritures ?

En tout cas, gardons-nous de les troubler, - comme tant de touristes, de nous jours, ne craignent pas de le faire ; nous entrerons un peu plus tard, quand l'étude du matin sera terminée.

Cette cour, où le soleil de onze heures darde son feu blanc, est un enclos sévèrement et magnifiquement arabe ; il nous a isolés soudain du temps et des choses ; il doit porter à la prière musulmane, de même que jadis nos cloîtres gothiques portaient à la prière chrétienne. Il est vaste comme un carrousel. D'un côté, il confine à la mosquée même, et partout ailleurs on l'a muré si haut que rien du dehors ne s'y devine plus : des murailles de couleur fauve, où tant de siècles de soleil ont mis des tons d'ardeur, ont produigué la terre de Sienne et la sanguine ; des murailles qui par le bas sont droites, simples, d'une austérité un peu farouche, mais dont la crête, ornementée minutieusement et toute couronnée de créneaux à jours, profile sur le ciel des séries de fines découpures de pierre. Et, au-dessus de cette sorte de dentelle rougeâtre du faîte, qui est là comme pour encadrer le vide si profond et si bleu au-dessus de nous, on voit pointer éperdument tout les minarets d'alentour, rouges aussi, plus rouges encore que la jalouse enceinte, et bordés d'arabesques, ajourés, compliqués de galeries aériennes ; les uns presque lointains, les autres effrayants d'être si proches et d'escalader le zénith ; tous saisissants et étranges avec leurs croissants qui brillent et avec leurs bâtons tendus pour appeler les grands oiseaux de l'espace. Malgré soi on lève la tête, fasciné par toute cette beauté qui est en l'air : rien d'autre pourtant que ce carré de ciel merveilleux, sorte de limpide saphir tout enchâssé dans des crénelures d'Al-Azhar, et où montent se perdre les si audacieuses tours fuselées. On est en plein Orient religieux d'autrefois, et on sent combien, sur l'imagination des jeunes prêtres qui se forment ici, doit influer le mystère de cette cour grandiose, où tout le luxe architectural ne consiste qu'en purs dessins géométriques répétés à l'infini, et ne commence d'ailleurs que très haut, sur les couronnements et les minarets en contact avec le bleu éternel.

"Tel qui instruit les ignorants est
comme un vivant parmi des morts.
"Si un jour se passe sans que j'aie
appris quelque chose qui m'approche de Dieu,
que l'aube de ce jour ne soit pas bénie."
(Versets des Hadices.)

Celui qui m'amène aujourd'hui dans ce lieu est mon ami Moustafa Kamel Pacha, le tribun de l'Egypte, et je dois à sa présence de n'être pas traité comme un visiteur quelconque : on s'empresse d'informer le grand maître de l'université d'Al-Azhar, haut personnage en Islam, dont Moustafa fut jadis l'élève, et qui, sans doute, voudra nous accueillir lui-même.
C'est dans une salle très arabe, meublée seulement de divans, que nous reçoit ce grand maître aux simplicités d'ascète et aux élégantes manières de prélat. Son regard et même tout son visage disent combien doit être lourd le sacerdoce qu'il exerce : présider à l'instruction de tant et tant de jeunes prêtres qui iront ensuite porter la foi, la paix et l'immobilité à plus de trois cents millions d'hommes.
Et les voici bientôt, Moustafa pacha et lui, dissertant - comme s'il s'agissait d'un fait d'intérêt actuel - sur un point controversé des événements qui suivirent la mort du prophète, et sur le rôle d'Ali... Oh! combien alors mon ami Moustafa, que j'ai vu si Français en France, m'apparaît tout à coup musulman jusqu'au fond de l'âme ! [...]
En attendant que finissent les cours du matin, on nous promène dans les dépendances d'Al-Azhar. Des salles de toutes les époques, annexées les unes après les autres et formant un peu labyrinthe ; plusieurs contiennent des mihrabs, qui sont, comme on sait, des espèces de portiques toujours festonnés et dentelés comme s'ils étaient ruisselants de gouttes de givre. Des bibliothèques et des bibliothèques, dont les plafonds de cèdre ont été sculptés aux temps où l'on avait le loisir et la patience. Par milliers de précieux manuscrits d'érudition, qui datent bien de quelques siècles, mais qui, en ce pays, ne se démodent point. Ouverts dans des vitrines, plusieurs Corans inestimables, qui furent jadis calligraphiés et enluminés sur parchemin par de pieux khédives. Et, à une place d'honneur, une grande lunette astronomique pour observer le lever de la lune du Ramadan... Tout cela sent beaucoup le passé. D'ailleurs ce que l'on enseigne aujourd'hui aux dix mille étudiants d'Al-Azhar diffère à peine de ce qu'on leur enseignait sous le règne glorieux des Fâtimides, - et qui était alors transcendant ou même nouveau ; le Coran et tous ses commentaires ; les subtilités de la syntaxe et de la prononciation ; la jurisprudence ; la calligraphie, qui est restée chère aux Orientaux ; la versification ; enfin ces mathématiques dont les Arabes furent les inventeurs.

Oui, tout cela sent le passé, la poussière des âges révolus. Et certes les prêtres formés dans cette université de mille ans pourront devenir des esprits d'élite, de nobles et calmes rêveurs, mais ne seront jamais ques des retardataires, ancrés bien à l'abri du tourbilon qui nous emporte."

Pierre Loti, Un centre d'Islam, in La mort de Philae, France Loisirs, 1990

jeudi 28 janvier 2010

Godspeed

"Mon rêve, c'est un livre qu'on n'arrive pas à lâcher et quand on l'a fini on voudrait que l'auteur soit un copain, un super-copain et on lui téléphonerait chaque fois qu'on en aurait envie."
"What really knocks me out is a book that, when you're all done reading it, you wish the author that wrote it was a terrific friend of yours and you could call him up on the phone whenever you felt like it".
Holden Caulfield dans L'Attrape-coeurs, de J. D. Salinger

samedi 23 janvier 2010

Saint-John Perse : Désert et mer


Pour Saint-John Perse, le désert est pour l'esprit comme l'envers même de la mer... :
"Cher ami,
[...]
C'est en Ouest, non en Est, que s'exerce pour moi l'aliénation chinoise, la même aliénation que crée en nous l'étrange anonymat de certaines mers. Quelque chose, en somme, d'assez extra-planétaire.

La terre ici, à l'infini, est le plus beau simulacre de mer qu'on puisse imaginer : l'envers et comme le spectre même de la mer. La hantise de mer s'y fait étrangement sentir. Une chose mystérieuse que j'ai pu moi-même constater, c'est en terre haute d'Asie et au coeur même du désert, cheval et cavalier se tournent encore d'instinct vers l'Est, où gît la table invisible de la mer et le site du sel. La contrée silencieuse fait alors à l'oreille comme un murmure lointain de mer. Et dans toutes les lamaseries mongoles ou tibétaines, où il n'est pas un homme qui ait jamais vu la mer, toute la liturgie est sur fond d'évocation de mer, les conques de mer sont associées au culte, le corail et les nacres sont ornements d'autel, et les grandes trompes sur affûts aux terrasses d'angle des temples sont utilisées pour entretenir, aux bas offices, le mugissement de l'Océan. Dans le regard des chameliers rencontrés au désert de Gobi, j'ai cru parfois surprendre comme un regard d'hommes de mer. Et j'ai d'ailleurs croisé, aux abords du désert, des charrettes nomades qui se gréaient d'une voile comme en mer. Les mouettes et sternes du Gobi, dont j'aimerais parler un jour à votre ami Hudson, entretiennent aussi la même illusion. (En fait, elles descendent de mer arctique par les bassins fluviaux de la Russie du Nord.)

Il y a, dans toutes ces nappes terrestres de la haute Chine intérieure, de vastes dépressions ou cuvettes qui s'encastrent comme d'anciens fond de mer. C'est pour l'esprit comme l'envers même de la mer : la terre qui se veut mer, ou la mer, par moquerie, qui se fait sédiment - unité retrouvée, malaise dissipé.

Cette transposition marine, familière au géologue, explique-t-elle pourquoi les anciens astronomes, penchés sur leurs meules de verre, ont été inconsciemment portés à baptiser du nom de "Mers" les grandes excavations d'écorces terrestre de la Lune et autres planètes ?"

Le Désert de Gobi (extrait d'une lettre à Conrad) in Le livre des déserts, Robert Laffont, 2006

vendredi 22 janvier 2010

Elias Canetti : Les voix de Marrakech (2)


La salive du marabout

Au cours d'une de ses flaneries dans les rues de Marrakech, Elias Canetti tombe sur un mendiant aveugle occupé à mastiquer longuement et consciencieusement. Ce personnage pique la curiosité de notre écrivain qui s'absorbe dans l'observation de son étrange manège :
"Lorsqu'il eut terminé, il se lécha les lèvres à plusieurs reprises, tendit un peu plus en avant sa main droite aux doigts raidis et, d'une voix enrouée, il prononça son appel à la charité. Je m'avançai vers lui avec une certaine timidité et je lui mis une pièce de vingt francs dans la main. Les doigts restèrent tendus. Il ne pouvait réellement les replier. Lentement, il leva la main jusqu'à sa bouche. Il pressa la pièce sur ses lèvres épaisses et la fit disparaître dans sa bouche. A peine y fut-elle, qu'il recommança de mastiquer. Il faisait passer la pièce d'une joue à l'autre ; il me semblait que je pouvais en suivre les mouvements. Par moments, elle était à gauche, à d'autres elle passait à droite et il continuait de mâcher aussi consciencieusement qu'auparavant.
J'étais à la fois étonné et rempli de doute. Je me demandais si je ne me trompais pas. Peut-être la pièce avait-elle disparu entre-temps quelque part ailleurs et ne l'avais-je pas remarqué. J'attendis de nouveau. Après qu'il eut mâché avec le même plaisir et qu'il en eut terminé, la pièce réapparut entre ses lèvres. Il la cracha dans sa main gauche qu'il avait levé. Un fort jet de salive l'accompagna. Puis il fit disparaître la pièce dans une "choukara" pendue à son côté gauche. [...]
Je ne m'aperçus pas que l'on me regardait moi aussi et je devais, certes, offrir un spectacle risible. Peut-être, qui sait, avais-je la bouche grande ouverte d'étonnement ? Car, soudain, un homme sortit de derrière son étal d'oranges, fit quelques pas vers moi et me dit d'une voix rassurante :
" C'est un marabout."
Je savais que les marabouts sont des saints hommes auxquels on attribue des pouvoirs spéciaux. Ces paroles me libérèrent de mon appréhension et je sentis aussitôt mon dégoût diminuer.
"Mais pourquoi met-il les pièces dans sa bouche ? demandai-je timidement.
- Il le fait toujours", me dit l'homme comme si c'eût été la chose la plus habituelle. Il s'éloigna de moi et alla se planter derrière ses oranges. Je m'aperçus alors, pour la première fois, que derrière chaque étalage deux ou trois paires d'yeux étaient braqués sur moi. La créature étonnante c'était moi, ce que j'avais mis bien longtemps à comprendre.
Je sentis que ce renseignement était une façon de me congédier et je ne restai pas plus longtemps. Le marabout, me dis-je, est un saint homme et tout, de ce saint homme, est saint, même sa salive. En mettant les pièces des donateurs en contact avec sa salive, il leur exprime une bénédiction spéciale et il augmente ainsi les mérites qu'ils s'acquièrent dans le ciel en faisant l'aumône. Il était, pour son compte, assuré du paradis et il avait lui-même quelque chose à donner qui était beaucoup plus nécessaire aux hommes que leurs pièces ne l'étaient pour lui."

lundi 18 janvier 2010

Elias Canetti : Les voix de Marrakech (1)

En 1953, Elias Canetti se rend à Marrakech en compagnie d'amis anglais qui tournent un film au Maroc. Ce voyage est une véritable révélation pour lui. L'écrivain est emporté par le tourbillon des couleurs, des odeurs, des gestes et des voix. Installé à Londres, Elias Canetti commence en 1958, la composition d'un ouvrage basé sur ses impressions les marquantes de Marrakech. Ce sera Les voix de Marrakech. A travers de courts chapitres, l'auteur nous rend compte de ses observations et de ses émotions, tout en partageant avec nous, sur le ton de la confidence, ses réflexions philosophiques.

Dans le premier chapitre Rencontre avec des chameaux, Elias Canetti nous fait part de sa vive émotion en apprenant que les chameaux qui ont été amenés à Marrakech par les hommes en bleu (les Touaregs), l'ont été dans le but d'être vendus aux abattoirs pour être mangés ensuite. Dans l'extrait ci-dessous, l'écrivain nous narre sa première rencontre avec les chameaux.

Rencontre avec des chameaux

"Quelques jours plus tard, nous longions les remparts ; le soir tombait, la splendeur rouge de la muraille allait s'éteignant. Je fixai mon regard aussi longtemps que je pus sur la fortification et je goûtai le changement graduel de sa couleur. C'est alors que je distinguai, dans son ombre, une nombreuse caravane de méhara. La plupart étaient baraqués, d'autres étaient encore debout. Des hommes enturabannés allaient et venaient parmi eux, affairés mais cependant tranquilles. C'était une image de paix dans le crépuscule. La couleur des chameaux se confondait avec celle de la muraille.
Nous descendîmes de voiture et nous nous mêlames aux animaux. Une bonne douzaine d'entre eux étaient baraqués en cercle autour d'une montagne de fourrage. Ils allongeaient le cou, attiraient le foin dans leur bouche puis, rejetant la tête en arrière, ils le mâchaient paisiblement. Nous les examinions attentivement et voilà que nous leur découvrions des visages. Ils se ressemblaient tous, mais ils étaient néanmoins tous extrêmement différents. Ils rappelaient une assemblée de très dignes vieilles dames anglaises en train de prendre le thé, s'ennuyant ferme mais avec tout de même, au coin de l'oeil, une lueur de méchanceté mal dissimulée.
"On dirait vraiment ma tante", dit mon ami anglais auquel j'avais, avec tact, fait remarquer l'analogie avec ses compatriotes et nous trouvâmes bientôt beaucoup d'autres connaissances."

Elias Canetti, Les voix de Marrakech, Le Livre de poche

dimanche 17 janvier 2010

Abu l-Ala al-Ma'ari et le Dar al-ilm

La grande mosquée de Ma'arat al-Numan, construite au début XIIe siècle. Abu l-Ala al-Ma'ari fut gouverneur de la ville de Ma'arat. Il resta profondément attaché à cette ville tout au long de sa vie. Située au carrefour des routes commerciales reliant Damas à Alep, Ma'arat al-Numan eut son heure de gloire et de prospérité aux Xe et XIe siècles. En 1099, elle fut attaquée et prise par les Croisés: quelques 20 000 de ses habitants perdirent la vie. Ma'arat ne s'en remit jamais. Aujourd'hui, ce n'est plus qu'une petite ville sans importance dont seul le nom d'Abu l-Ala al-Ma'ari qui lui reste attaché la retient de sombrer dans l'anonymat. Photo : Archnet


Nous avons vu dans le billet précédent la fondation du Dar al-ilm par l'Imam-Calife al-Hakim, en 1005, au Caire. D'autres Dar al-ilm, de tailles plus modestes, virent le jour dans plusieurs villes du califat fatimide. D'éminents savants étaient généralement nommés à la tête de ces établisssements. Et, c'est sans surprise que nous voyons les Fatimides penser au grand écrivain Abu l-Ala al-Ma'ari pour le nommer à la direction d'un Dar al-ilm. Voici le récit de cette proposition de nomination au célèbre poète :

"Dar al-ilm projeté à l'intention d'al-Ma'ari.

Les Fatimides, au contraire, se faisaient un devoir de créer des dar al-ilm. Les voici qui se proposent sous al-Hâkim d'en bâtir un à l'intention d'Abu l-Ala al-Ma'ari. C'est Ibn al-Adim (1) qui nous l'apprend dans les termes suivants : "Le vizir al-Falâhî (m. en 1019), vizir d'al-Hâkim, écrivit à Izz al-Dawla, gouverneur d'Alep et des alentours, pour amener al-Ma'ari en Egypte où on érigerait un dâr al-ilm destiné à être présidé par lui. On lui offrirait, d'autre part, les taxes à percevoir sur la ville de Ma'ara pendant toute sa vie. Izz al-Dawla se mit tout de suite en route pour Ma'ara. Il vit Abu l-Ala et lui lut le décret. Ce poète demanda un délai pour réfléchir. Puis il écrivit au vizir al-Falahi sollicitant d'être dispensé de cette offre. Le vizir le dispensa."
Ce texte nous éclaire un peu sur les dâr al-ilm. Il nous fait savoir que certains étaient créés à la seule intention des grandes personnalités scientifiques à qui on en confiait la direction et qui groupaient autour d'elles savants et élèves."

Source : Youssef Eche, Les bibliothèques arabes, Damas, 1967, p. 127
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1. Al-Insâf (manuscrit de l'Académie arabe de Damas), p. 85 et in I'lâm al-nubalâ, IV, 153.

vendredi 15 janvier 2010

Al-Hâkim et le Dar al-'ilm (La Maison de la Science)

Une bibliothèque à Bassora. Les livres étaient rangés à plat dans des casiers. L'ouvrage dont est tirée l'illustration sont les Maqâmât (Séances) d'al-Hariri. Cette oeuvre littéraire a été copiée et illustrée de nombreuses fois. Néanmoins, la copie ci-dessus, réalisée par al-Wasiti à Bagdad en 1237 constitue un chef-d'oeuvre de la peinture arabe. BNF

Chacun connaît le Bayt al-hikma, la Maison de la Sagesse, fondé par le Calife abbasside al-Ma'mun (r. 813-833) à Bagdad et qui devint l'un des plus brillants centres intellectuels du monde musulman. Peu, en revanche, connaissent le Dar al-ilm, la Maison de la Science, fondé par l'Imam-Calife fatimide al-Hâkim (r. 996-1021) au Caire, en avril 1005. Le Dar al-'ilm fut au XIe siècle le plus grand et le plus brillant centre de savoir de son époque. Sa bibliothèque, par le nombre et la qualité des ouvrages détenus, était considérée comme l'une des merveilles du monde. Selon Youssef Eche, auteur de Les bibliothèques arabes, la particularité du Dar al-'ilm par rapport au Bayt al-hikma, résidait dans le fait que le premier était ouvert à toutes les sciences, le second privilégiait davantage les disciplines philosophiques et religieuses. Le terme Maison de la Science indique d'ailleurs une orientation plus laïque de l'établissement [1]. Néanmoins, le terme Bayt al-hikma (Maison de la Sagesse ou de la Philosophie) était parfois également appliqué pour désigner le Dar al-ilm, comme le fait l'historien al-Maqrizi dans l'extrait ci-dessous.
Al-Maqrizi (1364-1442), historien égyptien, auteur d'ouvrages remarquables par leur érudition et leur curiosité intellectuelle, nous décrit le Dar al-ilm dans son Mémoires géographiques et historiques sur l'Egypte [2]:

"Au nord et à peu de distance du palais occidental, était la Maison de la Science, dans laquelle on entrait par la porte des Marchands de paille, que l'on nomme aujourd'hui la galerie de Kharanschaf. L'emplacement de la Maison de la Science est occupé maintenant par la maison de Khadiri, située dans la rue du même nom, vis-à-vis la mosquée al-Aqmar. La Maison de la Science fut bâtie par Hâkim bi-amr-Allah, et subsista jusqu'à ce qu'elle fût détruite par al-Afdal, fils de Badr al-Jamali. Le samedi, dixième jour du mois de Djoumady second, de l'an 395, on ouvrit au Caire la maison nommée Maison de la Philosophie ; on y installa des jurisconsultes, et l'on y transporta des livres tirés des bibliothèques du palais. Chacun avait la liberté d'entrer, et de lire ou copier tout ce qu'il voulait. Cette Maison fut ornée avec soin, décorée de tapis et de rideaux, et l'on y attacha des intendants et des valets de chambre, pour en faire le service. Ensuite on y établit des lecteurs, des astronomes, des grammairiens et des médecins. La bibliothèque qu'al-Hâkim y avait fait porter, renfermait des ouvrages sur toutes sortes de matières, des livres copiés de la main des plus célèbres calligraphes, et formait la collection la plus nombreuse qu'aucun prince eût jamais rassemblée. Tous ces manuscrits étaient à la disposition de ceux qui voulaient ou les lire ou les examiner. Al-Hâkim, par une munificence bien louable, et dont on n'avait pas d'exemple jusqu'à lui, assigna un traitement annuel aux jurisconsultes et à tous ceux qui étaient attachés à cette Maison. Tout le monde y était admis sans distinction. Les uns venaient pour lire les livres, d'autres pour prendre des copies, d'autres pour écouter les leçons des différents professeurs. On y trouvait l'encre, le papier et les plumes dont on pouvait avoir besoin.
L'an 403, al-Hâkim manda plusieurs mathématiciens, logiciens, jurisconsultes et médecins, attachés à la Maison de la Science. Chaque classe de savants fut appelée séparément, pour conférer en présence du Calife qui les combla de dons, et les fit tous revêtir de robes d'honneur. Ce prince, par un acte authentique, dressé en présence du Cadi des cadis, Malik bin Saïd, assigna le revenu de plusieurs édifices de Fostat, pour l'entretien de différentes mosquées. Voici ce qu'on y trouve relativement à la Maison de la Science. Le dixième de la somme, montant annuellement à deux cent cinquante-sept dinars africains, sera destiné exclusivement pour les objets nécessaires à la maison de la Philosophie, savoir : pour les nattes, dix dinars ; pour les gages du copiste, quatre-vingt-dix dinars ; pour le bibliothécaire, quarante-huit dinars ; pour le valet de chambre, quinze dinars ; pour le papier, l'encre et les plumes, à l'usage des jurisconsultes attachés à cette Maison, douze dinars ; pour la réparation des livres qui pourraient se trouver endommagés, ou dont quelques feuillets seraient arrachés, douze dinars ; pour les tapis destinés à couvrir le plancher pendant l'hiver, neuf dinars."
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[1] Youssef Eche, Les bibliothèques arabes, Damas, 1967, pp. 67-97
[2] Al-Maqrizi, Mémoires géographiques et historiques sur l'Egypte, Quatremère, 1811

mardi 12 janvier 2010

Sejestâni : Ame, Nature, Beauté et Art

Le parc al-Azhar au Caire, l'un des plus beaux et des plus grands de la capitale égyptienne

Dans le cadre de sa thèse intitulée L'islam de théophanies. Structures métaphysiques et formes esthétiques, Souâd Ayada s'est, entre autres formes artistiques, penchée sur l'art fatimide. Ses réflexions peuvent être retrouvées ici et . Pour étayer ses arguments sur les caractéristiques et les principes philosophiques de l'art fatimide, Mme Ayada se réfère essentiellement au Kashf al-Mahjûb (Le dévoilement des choses cachées) d'Abu Ya'qub Sejestâni, philosophe et missionnaire ismaélien du début du Xe siècle. Voici ci-dessous un extrait de cette oeuvre où Sejestâni expose ses considérations philosophiques sur les liens qu'il établit entre la Nature, l'Ame, la beauté et l'art. Signalons simplement, dans le but d'éclairer la lecture de ce texte, que Sejestâni est l'un des premiers grands penseurs néoplatoniciens de l'Islam et que son schéma cosmologique repose sur le sytème émanatiste développé par Platon. Sejestâni tente de concilier la philosophie grecque avec les données de la Révélation islamique, la Raison avec la Foi.

"Sixième recherche : QUE LA BEAUTE DE LA NATURE EST UNE BEAUTE SPIRITUELLE

1. Sache qu'après avoir constaté la ressemblance, quant au dessin et à la figure, entre les formes naturelles et les formes produites par l'art, et après avoir relevé que dans les créations de l'art la beauté des formes est une beauté spirituelle, parce qu'elle est un vestige de l'Âme et une intégration partielle de l'Âme, il nous faut conclure que la beauté de la Nature et de ses formes est, elle aussi, d'ordre spirituel et non pas d'ordre physique. Si la beauté de la Nature provenait elle-même de la Nature, il conviendrait d'en attribuer la raison à telle ou telle constitution physique. Or la beauté de la Nature n'a point pour cause une constitution physique qui, elle-même, serait cause de la matière spécifique de cette Nature, et par laquelle on en connaîtrait les virtualités. Non, la beauté de la Nature, ce sont certaines colorations spirituelles (rang-hâ-ye rûhânî). De même que la coloration advient aux matières aptes à recevoir les couleurs de la main des artistes, de même la beauté de la Nature consiste en colorations spirituelles, car si la couleur advient aux êtres naturels, c'est là un vestige de l'Ame qui embrasse toute la Nature. Il s'avère ainsi que la beauté de la Nature est d'ordre spirituel. Comprends.

2. Les choses corporelles qui existent dans les réalités corporelles sont pour ces choses une addition et un surplus. Lorsque les premières se séparent des secondes, celles-ci diminuent et leur quantité s'amoindrit. Mais qu'une réalité spirituelle existe dans une chose corporelle et vienne à s'en séparer, la quantité de cette dernière ne variera pas. Maintenant, lorsque nous observons attentivement la beauté de la Nature et la beauté de l'art, nous constatons que cette beauté est conjointe à une certaine chose, et que si elle vient à s'en séparer, la quantité de la chose à laquelle elle était conjointe ne s'accroît ni ne diminue.
Un exemple : le tisseur de brocart. C'est dans la conscience du tisseur qu'existe une beauté dans le genre de celle que montre le brocart. Que l'on mette en pièces le tissu ou qu'on le sépare fil par fil, la quantité de brocart ne diminue ni n'augmente. De même pour la soie dont on tisse le brocart : si le tisseur fait apparaître des figurations multiples dans la soie, la quantité de cette soie n'en augmente pas pour autant. On s'aperçoit ainsi que toute la beauté qui se trouve conjointe au tissu provient du tisseur. Et cette beauté qui s'en sépare, lorsqu'on met le tissu en pièce, est une beauté spirituelle, non pas une beauté corporelle.
Pensons encore au narcisse qu'il nous arrive de contempler. On le fait passer de main en main, on en aspire le parfum, on en admire la beauté ; jamais la quantité du narcisse ne diminue. Le narcisse nous enseigne, lui aussi, que sa beauté est une beauté spirituelle, non pas une beauté naturelle. Comprends.


Chardonneret et branche de narcisse, Ispahan, 1650, BNF

3. Lorsqu'une âme devient experte dans l'art de peindre, elle peut imiter la beauté de ceci et les couleurs de cela, de sorte que si elle le désire, elle reproduira la forme de toutes les choses qu'elle voudra : la forme des animaux, la forme du siège et celle de la maison, la forme de l'homme. Mais si elle peut produire cette imitation, c'est parce que la beauté imitée est elle-même spirituelle, homogène à la pure substance spirituelle (jawhar-e rûhânî). Ne vois-tu pas que personne ne peut produire une chose naturelle, ni animal ni végétal ni minéral ? Cependant, l'on peut faire apparaître, ce que l'on veut de la beauté de la Nature, et si on peut le faire, c'est parce que cette beauté est une beauté spirituelle. Comprends.

4. Nous voyons les hommes préoccupés d'accroître la beauté de la Nature : ils embellissent leur propre visage; ils embellisent les animaux en séparant et peignant leur crinière ; ils embellisent les arbres en les élaguant, ainsi que les plantes du jardin ; ils embellissent les minéraux en les taillant. La beauté se concentre ainsi décuplée en un seul point, beauté naturelle et beauté artificielle, si bien qu'un charme suprême s'en dégage. Mais si la première [la beauté naturelle] n'était pas elle-même d'ordre spirituel, la seconde [la beauté artificielle] ne s'harmoniserait pas avec elle. Ainsi est-il avéré que la beauté de la Nature est une beauté spirituelle. Comprends."

Portrait de Bani Thani, école de Kishangarh, Inde, XVIIIe siècle

Source : Abu Ya'qub Sejestani, Le dévoilement des choses cachées, Verdier

jeudi 7 janvier 2010

Souâd Ayada : Les principes philosophiques de l'esthétique fatimide

Panneau en bois aux protomés de chevaux dans un entrelac de végétaux, Egypte, XIe siècle, Le Caire

Extrait de Islam des théophanies. Structures métaphysiques et formes esthétiques, Souâd Ayada, Université de Poitiers, 2009 :

"Les principes philosophiques de l'esthétique fatimide
Si l'Egypte fatimide constitue bien un âge d'or pour les arts décoratifs de l'islam, ce n'est pas l'effet du hasard, ou d'un jugement de goût. Si elle retient l'attention des amateurs et historiens de l'art musulman, c'est parce qu'elle est le lieu d'expression esthétique d'un système de pensée, d'une métaphysique et d'une ontologie sans équivalent en terre d'islam. Henry Corbin nous a rendu accessible, par l'édition de ses textes fondamentaux, la pensée ismaélienne, si importante pour qui veut comprendre les débats théoriques internes à l'islam, ceux qui concernent notamment la question de l'autorité et le nouage théologico-politique. Il nous permet de déchiffrer, dans les écrits des doctrinaires de l'ismaélisme, tels al-Sijistânî ou al-Kirmânî, le fondement théorique de l'esthétique fatimide.
La philosophie ismaélienne marque une étape cruciale dans ce qu'il est convenu d'appeler le
néoplatonisme islamique. Un court traité de Sijistânî, le Kashf al-Mahjûb [Le dévoilement des choses cachées][1], nous donne un aperçu synthétique de l'ontologie des ismaéliens. Cette ontologie déploie en toute rigueur la triade néoplatonicienne de l'Un au-delà de l'être, de l'Âme et de la Nature. Elle obéit à un modèle de pensée émanatiste, qui situe les trois ordres de réalités dans un rapport de hierarchie. Elle sollicite aussi le modèle du miroir. Les réalités naturelles appartiennent bien au niveau inférieur du flux de l'être. Elles se situent au terme de la procession qui a commencé avec l'Un et qui s'achève aux confins du multiple pur qu'est la matière. Pourtant, elles reçoivent "l'assistance de l'Âme" et, à travers cette assistance, celle de l'Un. L'émanatisme néoplatonicien, par le jeu d'"assistance" et de miroir qu'il instaure entre les différents degrés de l'être, confère à la Nature, à l'ensemble des objets sensibles, une positivité. C'est que le sensible est le miroir de l'intelligible, son lieu d'apparition, le réceptacle de son émanation. Le sensible est l'épiphanie de l'invisible. L'ordre de la Nature correspond à ce que Sijistânî appelle "la troisième création". Il est le reflet de "la deuxième création", laquelle est le reflet de "la création primordiale". Ce schème de pensée fait une place de choix à toutes les activités humaines qui reconnaissent la théophanie et l'actualisent. L'art appartient au premier chef aux pratiques théophaniques. Les créations de l'art donnent à voir la beauté naturelle, celle qui se trouve dans les formes sensibles. Mais cette beauté naturelle leur vient des "colorations spirituelles". Elle est le miroir de la beauté spirituelle, "un vestige de l'Âme". Sijistânî situe au plus haut, dans l'ordre des pratiques spirituelles, celles qui sont consacrées à l'embellisement des demeures, des visages, des animaux, des minéraux et des végétaux, autrement dit l'ensemble des activités humaines qui célèbrent le monde sensible. Il vante le travail de l'artiste, le tisseur de brocart par exemple qui, sur la soie, "fait apparaître des figurations multiples" qui sont autant de particules de la beauté émanée du monde intelligible.
L'architecture fatimide, telle que nous la voyons à l'oeuvre dans les palais et les demeures califales, laisse à l'artiste une marge de manoeuvre qui favorise la liberté créatrice et qui le rend indifférent aux prescriptions véhiculées par les normes légales et exotériques. Lorsqu'une âme devient experte dans l'art, "
elle peut imiter la beauté de ceci et les couleurs de cela, de sorte que si elle le désire, elle reproduira la forme de toutes les choses qu'elle voudra : la forme des animaux, la forme du siège et celle de la maison, la forme de l'homme." L'art des Fatimides, tributaire d'une doctrine religieuse essentiellement centrée sur l'Imâm, sur la figure de l'homme de Dieu reconnaît les formes les plus achevées de la subjectivité esthétiques. Nous retrouvons ici la profonde solidarité qui unit la thématique de l'Homme Parfait et celle du théophanisme intégral, que le système d'Ibn Arabî nous a permis de comprendre, dans l'une de ses formes philosophiques les plus achevées. C'est à l'aune de cette situation philosophique, qui croise la reconnaissance de la subjectivité esthétique avec l'idée de théophanie en l'Homme Parfait, qu'il faut envisagiser les objets les plus typiques de l'esprit fatimide : les petits mihrab portatifs, qui accompagnent le fidèle ismaélien en chacun des gestes de sa vie. Avec ces mihrab "de poche", la dimension ésotérique del'espace islamique déploie toute sa signification. L'espace y apparaît tel qu'il est en sa nature profonde : la manifestation singulière de l'âme fidèle."
Source : Souâd Ayada, L'Islam des théophanies. Structures métaphysiques et formes esthétiques, Université de Poitiers, 2009, pp. 410-412

[1] Abu Ya'qub al-Sejestanî, Le dévoilement des choses cachées, Verdier

Fragment de tapisserie, lin et soie, Egypte, XIe siècle, Le Caire

Souâd Ayada : Les caractéristiques de l'art fatimide

La mosquée-madrasa al-Azhar construite par les Fatimides au Caire en 971

Dans le cadre de sa thèse en philosophie intitulée L'islam des théophanies. Structures métaphysiques et formes esthétiques, Souâd Ayada a mené une réflexion sur la notion de théophanies en Islam, notamment à travers l'oeuvre d'Ibn Arabî. L'auteur se propose pour but de montrer comment les conceptions doctrinales des différentes dynasties régnantes ont impacté sur l'apparition et l'évolution de formes artistiques spécifiques. On peut identifier deux grands ensembles philosophiques en Islam. Ils se différencient l'un de l'autre par des prises de position différentes quant à leur perception de la transcendance de Dieu. Le premier perçoit la transcendance de Dieu comme absolue et relègue la Divinité dans l'inconnaissable et l'inaccessibilité. Le deuxième, tout en affirmant la transcendance de Dieu, fait une distinction au niveau de la Déité entre l'Essence (dhât) et les Attributs (Sifât). Par l'intermédiaire de ces Attributs, la Divinité rend sa connaissance accessible aux humains et entre en relation avec eux. D'où la prédilection des soufis pour l'emploi du terme coranique "Rabb" (Seigneur) pour désigner Dieu ; ce terme Rabb étant toujours utilisé en relation avec quelque chose ou quelqu'un (Seigneur des mondes, Seigneur des hommes...). Dans le cadre de ses recherches, Souâd Ayada s'est penchée sur l'art des Fatimides (règne de 909 à 1171) et a formulé une interprétation intéressante quant à la signification de cet art considéré à la lumière de la pensée ismaélienne. Afin de mettre en évidence ce qui fait l'originalité de l'art fatimide, Souâd Ayada le confronte à l'art des Almohades (règne de 1147-1269). En effet, si l'architecture fatimide se caractérise par une ornementation riche et variée, celui des Almohades est marqué par l'austérité et le dépouillement, reflets d'une conception dogmatique rigoriste et sévère en matière d'affirmation de la transcendance de Dieu.

"Une architecture de la théophanie : les édifices fatimides du Caire

En Occident musulman, l'architecture fatimide du Caire donne à voir cette autre interprétation du tawhîd [affirmation de l'Unicité de Dieu]. Elle est l'oeuvre d'un courant religieux, politique et messianique venu d'Afrique du Nord, qui fondera la ville du Caire et régnera en Egypte près de deux siècles. Aux Fatimides, à cette dynastie d'adeptes du shi'isme ismaélien, le Caire doit ses plus beaux monuments. Les édifices fatimides sont les expressions culturelles et esthétiques d'une doctrine religieuse fort éloignée de l'abstraction si chères aux sunnites almohades. La figure de l'Imâm, de l'Homme de Dieu, y occupe la place centrale. Le shi'isme ismaélien, ainsi centré sur une imamologie radicale, se distingue par les modifications philosophiques qu'il introduit pour penser la distance entre l'infini divin et les réalités finies. L'ismaélisme fatimide, en faisant de l'Imâm la forme humaine de Dieu, contest en tout point le monothéisme abstrait. Attentif au premier chef à l'homme, puis à l'ensemble du monde créaturel qui, à son niveau propre, manifeste l'ordre divin, il ouvre la brèche à des formes d'expression qui reconnaissent les droits du multiple, du sensible et du fini. L'art qu'il fomente en porte témoignage.
La mosquée-madrasa d'al-Azhar, achevée en 972, est la première fondation religieuse des Fatimides au Caire. Bien qu'elle joue un rôle fondamental dans l'établissement et la propagation du pouvoir fatimide, elle ne se trouve pas au centre de la ville, mais excentrée, au sud-est. Très vite, sous le calife al-Hâkim (m. en 1021), elle devient un haut lieu de l'enseignement ismaélien, la première "université" du monde musulman où le débat théologique entre savants réunit une communauté di'nitiés, ainsi retranchée du commun de la population cairote qui demeure sunnite. Du point de vue architectural, et plus précisément du décor stuqué, al-Azhar perpétue l'héritage abbasside. Mais elle introduit un élément nouveau promis à un développement remarquable dans les arts de l'islam : l'arabesque pleinement épanouie, qui s'étend librement sur la surface, et dont le tracé "palmiforme", les tourbillons infinis, déjouent toute prévision, tout ordonnancement rigide. Les arabesques côtoient des frises où domine le coufique fleuri, dont les formes gracieuses, denses et déliées nous situent au plus loin de la froide géométrie almohade. Les autres mosquées fatimides du Caire, se distinguent par le raffinement de leurs formes, leur caractère délibèrément non monumental, en comparaison avec les édifices sunnites cairotes, la mosquée d'Ibn Toulon ou celle de Sultan Hasan, par exemple. Elles retiennent tout particulièrement l'attention du voyageur, de Nâsir-e Khosraw à Nerval.


[Style d'écriture dit du coufique fleuri, panneau provenant d'une stèle funéraire, époque fatimide, XIe siècle, Le Caire]
La mosquée d'al-Hâkim, bâtie dans les années 990, se distingue par son porche monumental et son ornementation intérieure.
[Porche d'entrée de la mosquée al-Hakim au Caire, fin Xe siècle]
Celle d'al-Aqmar, achevée en 1125, fait place à un riche décor et, pour la première fois, à ces niches polylobées si caractérisques de l'art oriental, les stalactites ou mouqarnas destinées à figurer sur les façades.

[La façade de la mosquée al-Aqmar au Caire avec de chaque côté du médaillon central, des panneaux comportant cette fameuse décoration architecturale en forme de nids d'abeilles appelée "mouqarnas". C'est avec les Fatimides que les mouqarnas sont apparus pour la première fois dans l'architecture en Afrique du Nord. Le plus ancien témoignage de cette forme figure sur le minaret de la mosquée al-Juyushi (1085) contenant le mausolée de Général fatimide Badr al-Jamali]

L'importance du décor fatimide, dans l'histoire des arts décoratifs islamiques, s'exprime de manière privilégiée dans l'architecture palatine, dans l'art mobilier, et dans ce qu'il est convenu d'appeler les arts mineurs. On assiste, en ces différents lieux d'expression esthétique, à une vive contestation de ce qui pouvait passer pour des normes ou des prescriptions. Grâce à une synthèse originale de l'héritage antique, des conceptions et des techniques byzantines, des thèmes sassanides venus d'Iran, les Fatimides crèent des oeuvres radicalement nouvelles, des palais somptueux et des objets en verre, en céramique ou en bois, où l'ornementation fait une place de choix à la figuration d'êtres animés, animaux et personnes humaines. Les représentations des êtres vivants, celles qui donnent à voir le bestiaire fabuleux de l'Orient sassanide, ou bien des hommes s'adonnant aux diverses activités qui font le raffinement de la vie de cour, atteignent un réalisme, tant d'intention que de forme, rarement égalé en terre d'islam."
Source : Souâd Ayada, L'Islam des théophanies. Structures métaphysiques et formes esthétiques, Université de Poitiers, 2009, pp. 410-412

[Plat en céramique à décors lustré représentant une gazelle, XIe siècle, Le Caire]

vendredi 1 janvier 2010

Hafez : Don't despair walk on


Bonne Année à tous.

Poème de Hafez (m. 1390)

Don't Despair...

"Joseph to his father in Canaan shall return, don't despair walk on;
and Jacob's hut will brighten with flowers, don't despair walk on.

Aching hearts heal in time, vanished hopes reappear,
the disparate mind will be pacified, don't despair walk on.

As the spring of life grows the newly green meadow,
roses will crown the sweet nightingale's song, don't despair walk on

If the world does not turn to your whims these few days,
cosmic cycles are preparing to change, don't despair walk on.

If desperation whispers you'll never know God,
it's the talk of hidden games in the veil, don't despair walk on.

O heart, when the vast flood slashes life to its roots,
Captain Noah waits to steer you ashore, don't despair walk on.

If you trek as a pilgrim through sands to Kaabeh
with thorns lodged deep in your soul shouting why, don't despair walk on

Though oases hide dangers and your destiny's far,
there's no pathway that goes on forever, don't despair walk on.

My trials and enemies face me on their own,
but mystery always backs up my stand, don't despair walk on.

Hafez, weakened by poverty, alone in the dark,
this night is your pathway into the light, don't despair walk on."

From: 'The Spiritual Wisdom of Hafez'
Haleh Pourafzal and Roger Montgomery