Sindbad PUZZLE

Retrouvez les chefs-d'oeuvre de la miniature persane et indienne en puzzles sur le site de Sindbad PUZZLE

mercredi 30 décembre 2009

Une mosquée aux courbes féminines à Istanbul

La salle de prière de la mosquée Sakirin réalisée par l'architecte Zeyneb Fadillioglu à Istanbul. C'est la première mosquée en Turquie, et sans doute dans le monde, conçue par une femme. Les murs de la salle de prière sont en verres et imitent par leur design les pages d'un Coran enluminé. Au centre du mur, le mihrab, en bleu et or, en forme de coquillage et de croissant de lune, indique la direction vers laquelle il faut se tourner pour prier. Sur sa droite, le mihrab, la chaire, d'où l'imam de la mosquée fait son sermon.

La Turquie a connu au XVIe siècle un des plus grands génies de l'architecture en la personne de Sinan (1489-1588), le grand constructeur des chefs-d'oeuvre que sont les mosquées de la Selimiye (Edirne), de la Suleymaniye (Istanbul) ou encore de celle de la Sokullu Mehmet Pacha (Istanbul).
Une magnifique mosquée, la Sakirin, vient de voir le jour à Istanbul. Si les fondations pieuses financées par des femmes en Islam sont une tradition comme l'atteste la construction de la célèbre et magnifique mosquée al-Karaouine à Fez par Fatima el-Fehri au IXe siècle, la mosquée Sakarine est la première en Turquie, et probablement aussi dans le monde, à être conçue et réalisée par une femme architecte. Il s'agit de la designer et architecte d'intérieur, Zeynep Fadillioglu. Je reproduis ci-dessous un article paru dans le quotidien suisse, 24 heures. Pour ceux qui veulent en savoir plus sur cette architecte, ils sont invités à cliquer ici pour lire un article de Guillaume Perrier paru dans Le Monde. Et, pour admirer la Sakirin sous toutes ses facettes, vous pouvez cliquer ici.

"Zeynep Fadillioglu était surtout connue pour avoir réalisé la décoration intérieure de restaurants chics et branchés à Istanbul et à Londres. Cette designer turque de 53 ans exerce désormais ses talents artistiques dans la construction...d'une mosquée.
Situé sur la rive asiatique de la mégapole turque, l'édifice a été commandé par une riche famille turco-saoudienne. "J'ai pleuré quand le projet m'a été proposé, raconte-t-elle. A ma connaissance, jamais une telle tache n'avait été confiée à une femme auparavant."
A la tête d'une équipe d'architectes, "essentiellement féminine", Zeyneb Fadillioglu a conçu une mosquée lumineuse et douce, une synthèse d'avant-garde et d'art traditionnel. Le dôme en aluminium a été réalisé par le designer britannique William Pye. Dans la cour, les minarets se reflètent dans le miroir de la fontaine aux ablutions. Dans la salle, les murs en verre ouvrent sur le monde extérieur. Des écritures stylisées, reprenant le rythme des versets coraniques, ondulent le long des parois. Tel un écrin, ces volutes dorées envelopperont les fidèles.
"Je veux que les gens s'approprient le lieu, qu'ils s'y sentent en paix, explique-t-elle. Il fallait donc doser l'innovation afin de ne pas les effrayer." Un moment, elle a eu un doute sur la forme de coquillage du mihrab - la niche dans laquelle l'imam conduit la prière. "Mais le mufti (ndlr : dignitaire religieux) a adoré."
Donner l'exemple
Sa grande fierté, c'est la place réservée aux femmes dans la mosquée. Zeynep Fadillioglu a voulu un endroit ouvert, qui donnera l'exemple. "Dans certains coins d'Anatolie, la section des femmes est reléguée à côté des toilettes, critique-t-elle. Une telle ségrégation n'existait pas à l'époque du Prophète."
La Turquie, république laïque, a accordé très tôt des droits aux femmes : celui de voter par exemple, obtenu en 1934, de divorcer ou d'avorter. Mais un islam patriarcal pèse encore sur une grande partie des Turques.
Pur produit de la grande bourgeoisie laïque d'Istanbul, cette architecte d'intérieur revendique son identité musulmane, tout en étant très peu pratiquante. Elle reconnaït d'ailleurs "avoir eu quelques préjugés avant de faire travailler ensemble des calligraphes, spécialistes de l'art religieux, et des artistes contemporains. En fait, tout s'est très bien passé." Les critiques sont plutôt venues de certaines de ses amis, farouchement laïques. Car la société reste divisée sur la place que doit occuper la religion dans l'espace public.
Zeynep Fadillioglu espère que la mosquée dont l'ouverture au public est prévue au printemps prochain, sera un symbole d'harmonie et "qu'elle ne sera récupérée par aucun camp."

Source : 24 heures (Suisse), 6 décembre 2008, Gabrielle Danzas

L'architecte Zeynep Fadillioglu dans la salle de prière pour femmes située en haut de celle réservée aux hommes


Le dôme. La lumière entre à flots dans la mosquée. Mais le design sur les parois et les différents éléments architecturaux secondaires rappelant les moucharabiehs permettent de filtrer et de maîtriser cette lumière afin d'éviter des températures trop élevées à l'intérieur et les morsures du soleil.







La cour avec une fontaine au centre. Un dôme placé au milieu de la fontaine, renvoie l'image de toute la mosquée.

La coupole, avec au centre, un lustre composé de versets coraniques et de gouttes d'eau.

lundi 28 décembre 2009

Alexandre Lézine : "La Grande Mosquée de Mahdia"


Alexandre Lézine (1906-1972), archéologue et directeur des monuments historiques de Tunisie, mena au début des années 1960 des fouilles archéologiques importantes à la Grande Mosquée de Mahdia. Les résultats de ses recherches permirent de dégager le plan originel et de restaurer la mosquée selon son état lors de sa construction en 916 par l'Imam et premier calife fatimide Muhammad al-Mahdi, encore appelé Ubayd Allah al-Mahdi (règne de 909 à 934).
Le texte ci-dessous est le compte-rendu par Alexandre Lézine lui-même des travaux de dégagement effectués à la Grande Mosquée de Mahdia. L'archéologue nous détaille l'architecture de cette mosquée et les principales modifications que le bâtiment a subies au cours des siècles. Les lecteurs peuvent retrouver l'article en cliquant
ici. Ils constateront que j'ai supprimé quelques notes de pages alourdissant le texte et que j'ai rectifié au niveau de la partie concernant l'histoire de la mosquée, l'erreur typographique indiquant comme troisième, le deuxième état de la mosquée. Les lecteurs intéressés pourront avoir une vue d'ensemble abrégée de la mosquée et admirer avec précision quelques uns de ses éléments d'architecture en cliquant ici.

"En 1960 et 1961, la grande mosquée de Mahdia a fait l'objet d'importants travaux de dégagement et de fouilles qui ont apporté tout un ensemble d'informations nouvelles sur son compte [1].
La façade du Xe siècle


L'enlèvement des terres, devant cette façade (qui était enterrée de plus d'un mètre) a permis de rendre au porche monumental ses véritables proportions. Des banquettes [2] de maçonnerie, adossées au bas du mur, ont été remises au jour. Elles ne datent pas du temps des Fatimides, mais seulement de la deuxième moitié du XIe siècle. Les deux portes secondaires, percées dans le mur de part et d'autre du porche, ont été refaites à la même époque.
Aux deux extrêmités, la façade est flanquée de grosses tours d'angle à peu près carrées et dont les parements présentent un léger fruit. Elles contiennent, toutes les deux, des citernes cylindriques, voûtées en coupole, qui recevaient les eaux pluviales des terrasses de la mosquée.
Ces tours ne sont donc pas les bases de minarets disparus comme on l'avait supposé autrefois.
Cet emplacement particulier des réservoirs d'eau s'explique par la très faible élévation, au-dessus du niveau de la mer, du sol de la grande cour [3]. Il était impossible d'aménager ici des citernes enterrées semblables à celles que l'on trouve sous le dallage de la cour, dans tant d'autres mosquées.
La salle de prières


La salle de prières du XIXe siècle a été détruite en 1960. Les fouilles effectuées à son emplacement ont remis au jour les fondations de la salle de prière primitive et les murs arasés des différentes différentes modifications qu'elle avait subies au cours d'un millénaire.
Le mur de la qibla, dans lequel était creusé le mihrab décoré de coquilles, que M. Georges Marçais avait découvert autrefois, n'est pas celui du Xe siècle. Les arasements des murs latéraux de la salle primitive se prolongent, en effet, vers le Sud, au-delà de son alignement.
On a découvert, en outre - en démontant le mur de la qibla - les vestiges de deux gros piliers polylobés qui étaient dissimulés dans son épaisseur, de part et d'autre du mihrab à coquilles.
La découverte de ces piliers présentait un double intérêt. Un nouveau type de support - inconnu jusque-là en Ifriqiya - prenait place dans le répertoire des formes architecturales. Par ailleurs, elle rendait possible la restitution du plan de la salle ubaydite, les fondations de tous les autres points d'appui intérieurs ayant été retrouvées [4].
Les piliers polylobés étaient destinés à supporter la coupole placée en avant du mihrab primitif. Leur écartement est donc égal à la longueur d'un côté du carré dans lequel s'inscrivait cette dernière. A partir de là, une simple construction graphique permettait de rétablir l'alignement du mur de la qibla.
La salle de prière fatimide occupait toute la longueur du terrain [5]. Elle était divisée en neuf nef, celle du centre étant plus large que les autres. Un transept, de même largeur que la nef axiale, s'étendait le long du mur de la qibla. Une coupole se trouvait à l'intersection de ces deux éléments majeurs de la composition. Les nefs comportaient trois travées d'arcs reposant sur des colonnes jumelées.
La salle était couverte d'une terrasse à solivage en bois [6]. La hauteur de la nef centrale et du transept devait être nettement supérieure à celle des nefs latérales.
Une simple couche de mortier de chaux tenait lieu de pavement au sanctuaire.
La grande cour, à peu près carrée, était bordée de portiques sur les quatre côtés. Ces galeries, plafonnées en bois, étaient constituées par des arcs reposant sur des colonnes simples, au Nord, à l'Est et à l'Ouest, et jumelées, au Sud, c'est-à-dire devant la salle de prières.
(L'unité de mesure utilisée par le constructeur fatimide était une coudée de 54 cm. Ce n'est autre que la coudée du nilomètre du Caire) [7].


Histoire de la mosquée

L'étude des vestiges permet de reconnaître six états différents du monument, si l'on néglige les modifications de détail.
Une première réfection de la salle de prières est prouvée par une surélévation de 10 centimètres du sol et la présence à ce niveau de déchets de brique cuite qui attestent une modification des super-structures. On peut penser qu'il s'agit des vestiges de voûtes légères qui auraient remplacé les plafonds en bois - sans doute à la suite d'un incendie. Il n'est malheureusement pas possible de déterminer la date de cette réfection qui n'a apporté aucune modification au plan primitif [8].
Dans un deuxième état, en revanche, le plan subit une importante altération. Le mur de la qibla est reconstruit à 6 m. 20 au Nord de son premier alignement. Privée désormais de transept, la salle est limitée à trois travées en profondeur. Une nouvelle coupole - supportée cette fois par des faisceaux de colonnes antiques - est construite en avant du mihrab à coquilles.
La cause du rétrécissement de la salle est facile à déterminer. Les enrochements qui supportaient l'extrémité sud de la plate-forme artificielle, gagnée sur la mer pour recevoir la mosquée, n'ont pas résisté à l'action destructrice des vagues.
Au cours de la même campagne de travaux, le portique nord de la cour a été transformé [9] ; on a modifié les deux portes secondaires de la façade et aménagé des banquettes de repos devant celle-ci.
Ce deuxième état de la mosquée est caractérisé par l'apparition de formes architecturales nouvelles [10] et la modification des procédés de construction. La pierre de taille est différente (elle est plus blanche), sa mise en oeuvre également. La composition du mortier a changé : il comporte une forte proportion de cendre.
Nous savons que la ville a connu, entre 948 et 1057, une période de semi-abandon, au profit de Sabra Mansuriya. Les monuments publics se dégradèrent alors, faute de soins [11].
[Le troisième état de la mosquée débute avec] le retour des Zirides à Mahdia, en 1057, sous la pression des Hilaliens. Il a marqué le début d'une renaissance de l'ancienne capitale.
Le troisième état de la mosquée peut d'autant mieux être daté de cette période qu'elle paraît convenir particulièrement bien au style du mihrab à coquilles [12].
Dans un quatrième état, la salle de prières est agrandie vers le Nord, au détriment du portique sud. La construction est beaucoup moins soignée qu'auparavant. Cet agrandissement a sans doute été imposé par l'accroissement démographique que la cité a connu à la fin du XIe siècle par suite de l'insécurité croissante des campagnes.
En 1088, Mahdia fut prise, pillée et incendiée par les chrétiens. La reconstruction du quatrième état pourrait être rattachée à ce événement historique.
Le cinquième état de la mosquée est tout différent. La grand salle de prières est détruite et abansonnée. Une nouvelle salle, petite et assez misérable, est construite au milieu de la grande cour. L'emplacement de la grande salle est utilisée comme cimetière pendant un temps très court [13].
Cette modification de l'état des lieux est sans doute imputable aux destructions qu'effectuèrent les troupes de Charles Quint, en 1553, avant d'abandonner la place forte.
Le sixième état est celui que nos prédecesseurs ont connu et dont K.A.C. Creswell a publié le plan.


Conclusion

Les nouvelles découvertes faites à Mahdia, permettent d'apporter quelques précisions à nos connaissances sur l'architecture ifriqiyenne du Xe siècle.
La place de la mosquée fatimide s'inspire directement de la grande mosquée de Kairouan. Il nous fournit le chaînon manquant de la filiation que l'on pressentait entre les mosquées maghrébines à nef centrale dominante et les premières réalisations des Fatimides en Egypte.
Le porche monumental, en revanche, est bien un innovation. Il résulte d'une particularité de la doctrine chiite. Cette mosquée diffère essentiellement des autres en cela qu'elle est, en premier lieu, bâtie pour un seul homme. C'est la "mosquée de l'Imam", le chef des Croyants et le Mahdi. Le caractère majestueux, voire triomphal, de l'entrée est en rapport direct avec la qualité d'un pareil personnage.
Le porche monumental occupe la positon centrale qui est celle du minaret de Kairouan.
Le minaret réapparaïtra à cette même place dans les mosquées, après le retour des Zirides à "l'orthodoxie". On peut donc penser que l'appel à la prière était lancé, à Mahdia, du haut de la terrasse du porche qui était le point le plus élevé de la façade.
Les piliers polylobés qui supportaient la coupole fatimide n'ont pas fait école en Ifriqiya. Ce type de support n'était pas tout à fait inconnu auparavant. Les Omeyyades de Syrie l'avaient utilisé au VIIIe siècle. Mais il faut observer que des piliers trilobés sont déjà attestés en Afrique dans des basiliques paléo-chrétiennes.
On croyait autrefois que l'utilisation de la voûte d'arêtes s'était généralisée en Afrique sous la domination fatimide.
Cette conception doit être révisée. Pas plus dans la grande mosquée que dans les autres monuments fatimides de Mahdia, on ne trouve la moindre voûte à quartiers. Ce ne sont partout que des plafonds en bois ou des voûtes en berceau sur doubleaux, en tous points semblables à celle des monuments ifriqiyens des deux siècles précédents.
En fait, l'architecture fatimide, très sobre dans le domaine de la décoration, continue, plus encore qu'on ne le croyait, celle du siècle précédent. C'est essentiellement un art de la transition.
A la lumière des découvertes récentes on doit rendre aujourd'hui aux Zirides la paternité de certaines innovations que l'on attribuait auparavant à leurs prédecesseurs.
M. Gaston Wiet souligne que cet exposé est le résultat d'une étude minutieuse. Toutes les périodes de l'histoire de Mahdia se retrouvent sur le monument. Il est convaincu que les Fatimides ont employé exclusivement la voûte en berceau et jamais la voûte en d'arêtes.
M. Georges Marçais s'associe à l'observation de M. Wiet et adopte, en ce qui concerne les différents siècles de la construction, les conclusions de M. Lézine, notamment la filiation avec Kairouan.
________________________
[1] Les monuments fatimides de Mahdia ont été étudiés par Georges Marçais dans L'architecture musulmane de l'Occident.
[2] Hauteur 0, 90 mètres pour ces banquettes. Des banquettes analogues existent devant les façades orientales des mosquées de Kairouan et de Sfax. On dit encore aujourd'hui à Mahdia qu'il est salutaire de se reposer à l'ombre de la mosquée.
[3] Actuellement 1, 50 mètres environ
[4] Tous les autres points d'appui étaient des colonnes antiques remployées, en marbre ou en granit. Les bases et les chapiteaux s'échelonnent du IIe au VIe siècle de notre ère.
[5] Soit 54 mètres (100 coudées fatimides) à l'intérieur des murs.
[6] Ce qui est attesté à la fois par le grand écartement des points d'appui et des restes de bois calciné retrouvés dans la fouille.
[7] Cette coudée de 0, 54 cm était en usage en Mésopotamie depuis la plus haute antiquité.
[8] On peut toutefois penser que cette réfection est antérieure à 948, date du transfert de la cour à Sabra Mansuriya, ville qui fut fondée par l'Imam-Calife al-Mansur suite à sa victoire sur Abu Yazid (surnommé "l'homme à l'âne").
[9] Des arcades à piliers ont remplacé les arcs sur colonnes fatimides. Le portique a été couvert de voûtes d'arêtes en moellons.
[10] Arcs brisés des portes et du portique nord. Voûtes d'arêtes en moellons.
[11] Les chroniqueurs ont mentionné - pour cette période - la ruine complète et l'abandon du faubourg de Zuwaila. Comparer la déchéance de Raqqada après l'installation d'Ubayd Allah à Mahdia.
[12] Deux mihrabs de Monastir - dont l'un est daté de l'an 1000 - comportent sur leur tambour un décor de niches plates à celles du porche de Mahdia. Le mihrab primitif de la capitale fatimide a dû servir de modèle à toute cette série. Le mihrab à coquilles, en revanche, doit être rapproché des monuments de l'architecture hamdanite.
[13] On y a retrouvé une trentaine de squelette. Deux d'entre eux étaient inhumés dans la niche du mihrab sous des fragments de jarre. On a reconnu plusieurs squelettes d'enfants.

Georges Marçais à Tlemcen : As time goes by

Les terrasses de Tlemcen, Georges Marçais, 1902

Georges Marçais (1876-1962) fut, par ses travaux, un des pionniers de l'étude sur l'architecture islamique au Maghreb. Artiste peintre de formation, il découvre le monde musulman à l'occasion d'un voyage qu'il effectue à Tlemcen en 1902 pour rendre visite à son frère William, directeur d'une médersa dans cette ville. De retour en France, il entreprend des études d'histoire et de langue arabe. Georges Marçais est l'auteur de nombreux ouvrages sur l'art islamique. Il a été l'un des premiers à s'interesser et à étudier avec soin l'architecture fatimide en Tunisie dans son livre : "L'architecture musulmane d'Occident" paru en 1955.
Le texte ci-dessous est extrait de l'avant-propos de sa belle monographie consacrée à Tlemcen. Le savant évoque avec sensibilité et nostalgie, les hommes, la vie, les choses et le temps qui passe.
"J'ai vécu vers ma vingt-cinquième année dans une ville charmante. J'y ai connu une société musulmane infiniment sympathique, fière de son passé glorieux et fidèle au délicieux archaïsme de ses coutumes. J'y ai fréquenté des savants pieux et sans envie, à l'âme candide et aux vêtements immaculés, des marchands honnêtes, courtois, et dont les clients devenaient des amis, des gens du menu peuple aux goûts simples, cultivant leur jardin et en savourant les fruits, se réjouissant aux fêtes que l'année leur ramenait et n'imaginant pas qu'on pût être plus heureux ailleurs. A ce petit monde d'autrefois je dois pour une bonne part l'initiation qui m'attache aux choses de l'Islam et qui orienta mes études. C'est un peu pour lui payer une dette de reconnaissance que j'ai écrit les pages qui vont suivre. C'est pour fixer le souvenir d'une étape sereine de ma vie que j'ai entrepris de composer ce nouveau livre sur Tlemcen. Et sans doute un tel dessein n'est pas sans risque. L'image que je garde en ma mémoire est maintenant aux trois quarts périmée ; choses et gens se transforment d'année en année, et, à chaque retour, j'ai l'impression d'un charme qui s'évapore. Il est à craindre que le visiteur, qui s'avisera de prendre ce livre pour guide, [ne] ressente quelque humeur, s'il confronte la réalité présente avec celle que colora pour moi le reflet des jours heureux. Dans cette sous-préfecture algérienne retaillée par des urbanistes indiscrets, il reconnaîtra mal la ville musulmane qui me fut accueillante, il y a quarante-cinq ans, encore moins la cité royale dont la lecture des vieilles chroniques et des recueils d'hagiographie m'a permis de tenter une reconstitution fatalement hypothétique. Pour me faire pardonner du visiteur déçu, je compte sur les hasards dont le voyage favorise ceux qui savent en profiter, sur la surprise que lui réservent, en sortant d'une rue banale, le recueillement d'une cour de mosquée, la pur élégance d'un décor ciselé dans le plâtre ou découpé dans l'émail, ou mieux encore, s'il a l'heureuse inspiration de visiter Tlemcen au printemps, la vue d'un svelte minaret qu'enveloppe le vol des cigognes, ou d'un vieux rempart doré par le soleil, entre les oliviers et les cyprès, dans un jardin bordé de roses...".

jeudi 24 décembre 2009

Dhikr et prière de Jésus


Le dhikr occupe une place centrale dans l'ensembles des exercices spirituels pratiqués par les soufis [1]. Le dhikr, c'est la remémoration constante, le rappel permanent, le souvenir incessant du nom d'Allah ou d'un autre nom divin [2]. La poésie religieuse des ismaéliens du sous-continent indien exhorte inlassablement les fidèles à pratiquer le dhikr, à penser constamment à Dieu, en tous lieux et en toutes circonstances. Elle utilise fréquemment à ce propose le terme japa qui se réfère à l'oraison jaculatoire dans la spiritualité hindoue et qui est similaire au dhikr en Islam.
Dans le Christianisme également, nous trouvons un équivalent au dhikr et au japa-yoga dans la prière de Jésus ou prière hésychaste [3]. Cette prière fut particulièrement développée durant les premiers siècles de l'ère chrétienne par les Pères du désert, en Egypte, dans la région du Sinaï. L'Europe la découvrit au Moyen-Age grâce aux moines du Mont Athos et elle connut un franc succès dans le christianisme orthodoxe grâce à l'action fervente et militante de Grégoire Palamas.
A travers les Récits d'un pèlerin russe, c'est toute la Sainte Russie que l'on parcourt en compagnie d'un vagabond manchot. Il n'a pour seul viatique que du pain sec dans son sac, de l'eau dans sa gourde et dans sa gibecière une Bible et une Philocalie, ce livre qui enseigne la prière perpétuelle par l'invocation constante de la prière de Jésus : Seigneur Jésus Christ, ayez pitié de nous. Cette prière hésychaste, son importance et la méthode pour y parvenir, constituent le thème central du livre.
Au début du premier récit, nous voyons notre héros entrer dans une église et assister à un sermon au cours duquel il entend la recommandation de l'Apôtre Pierre aux fidèles : "Priez sans cesse." Cette phrase intrigue notre héros qui se demande alors comment il est possible de prier sans cesse alors que chacun doit s'occuper à de nombreux travaux pour subvenir à sa propre vie. Désireux de trouver une réponse à cette question, il décide d'aller par les églises afin de questionner les hommes de renom à ce sujet.
Après quelques rencontres infructueuses avec des représentants officiels de l'Eglise, notre pèlerin fait la rencontre d'un starets (un ancien, un moine) qui l'invite dans son couvent situé à l'écart des sentiers battus. Le starets lui parle alors de la prière de Jésus : "la prière de Jésus intérieure et constante est l'invocation continuelle et ininterrompue du nom de Jésus par les lèvres, le coeur et l'intelligence, dans le sentiment de sa présence, en tout lieu, en tout temps, même pendant le sommeil" [4]. Intrigué par cette découverte, le pèlerin l'interroge sur la méthode pour y parvenir. Le moine poursuit : "Demeure assis dans le silence et dans la solitude, incline la tête, ferme les yeux ; respire plus doucement, regarde par l'imagination à l'intérieur de ton coeur, rassemble ton intelligence, c'est-à-dire ta pensée, de ta tête dans ton coeur. Dis sur la respiration : "Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi", à voix basse, ou simplement en esprit. Efforce-toi de chasser toutes pensées, sois patient et répète souvent cet exercice. [5]"
Enfin satisfait des réponses obtenues et au comble de la joie, notre pèlerin décide de se consacrer entièrement à la prière de Jésus et de la rendre perpétuelle dans son coeur. Il s'isole dans les bois et ne voit son starets que par intermittence lorsqu'il se trouve confronté à des difficultés dans la pratique des exercices spirituels. La réalisation spirituelle nécessite un guide et notre pèlerin nous avertit d'emblée : "Il est vain de s'attaquer sans guide à l'oeuvre spirituelle. [6]" Mais le starets décède quelque temps après, plongeant notre héros dans une tristesse profonde. Le défunt moine demeurera néanmoins à jamais son guide spirituel intérieur communiquant avec lui par l'intermédiaire des songes et de l'inspiration. Peu avant son décès, le starets aura eu le temps de conseiller à notre pèlerin d'acquérir un exemplaire de la Philocalie ("amour de la beauté"). Ce livre va devenir pour lui une sorte de deuxième guide. Il ne cessera de le lire tout au long de la route et d'en faire la promotion à chaque rencontre. La Philocalie n'est pas seulement le manuel indispensable enseignant la méthodologie de la prière perpétuelle, c'est aussi un ouvrage qui est à l'image d'un verre terni qui permet de regarder le soleil de l'Ecriture en face et d'en découvrir le sens caché et les mystères ensevelis dedans [7].
Après la mort du starets, notre pèlerin n'éprouvant plus le besoin de rester au couvent décide de larguer les amarres et de mener une vie retirée et errante, loin de l'agitation du monde, afin de se consacrer entièrement à Dieu et à la prière de Jésus. Muni du rosaire de son starets, l'âme en peine, notre pèlerin prend la route. Commence alors une sorte de road-movie mystique. Notre héros parcourt inlassablement les immensités de la Sibérie, solitaire et recueilli, avalant verstes et sentiers, ne s'arrêtant dans les auberges et les églises en bois que le temps nécessaire pour faire le plein de viatique nécessaire pour la survie : "Je voyageais surtout par les bois et les chemins de campagnes ; lorsque j'arrivais dans un village, je demandais un sac de pain, une poignée de sel, je remplissais d'eau ma gourde et je repartais pour cent verstes." La solitude, le grand silence blanc, la vie sauvage, l'ascétisme changent notre pauvre vagabond en un être étrange aux yeux du monde, il le reconnaît d'ailleurs sur un ton touchant : "Je suis devenu un peu bizarre."
Petit à petit, à force d'abnégation et d'exercices spirituels interminables, la prière de Jésus finit par trouver le chemin du coeur : "Au bout de quelque temps, je sentis que la prière passait d'elle-même dans mon coeur, c'est-à-dire que mon coeur, en battant régulièrement, se mettait en quelque sorte à réciter en lui-même les paroles saintes sur chaque battement, par exemple 1- Seigneur, 2- Jésus, 3- Christ, et ainsi de suite. Je cessais de remuer les lèvres et j'écoutai attentivement ce que disait mon coeur ; j'essayais de regarder à l'intérieur du coeur, me rappelant combien c'était agréable, au dire de mon défunt starets. [8]" Cette immersion dans la prière apporte à notre pèlerin non seulement une joie immense et un sentiment de plénitude mais également une meilleure compréhension de ce qu'il appelle le "langage de la création" : "Quand en même temps je priais au fond du coeur, tout ce qui m'entourait m'apparaissait sous un aspect ravissant : les arbres, les herbes, les oiseaux, la terre, l'air, la lumière, tous semblaient me dire qu'ils existent pour l'homme, qu'ils témoignent de l'amour de Dieu pour l'homme ; tout priait, tout chantait gloire de Dieu ! Je comprenais ainsi ce que la Philocalie appelle "la connaissance du langage de la création", et je voyais comment il est possible de converser avec les créatures de Dieu." [9]
Avec les pérégrinations de notre vagabond, c'est toute la galerie de ces personnages emblématiques du roman russe que nous croisons : le prince anxieux d'expier sa vie passée dissipée, le prêtre de campagne, le chef de poste ivrogne et querelleur, le greffier incroyant et libéral...Chacun de ses personnages se présente à nous comme une exemplification d'une des difficultés ou obstacles les plus courants que tout fidèle rencontre au cours de son cheminement spirituel. A tous, le pèlerin va apporter le réconfort des mots et leur proposer la prière de Jésus comme remède à leurs maux. Ainsi, ce garde forestier, ancien teinturier de son état, qui quitta foyer et travail après avoir été effrayé en entendant des prêtres réciter les descriptions de l'enfer. A présent, perdu dans la solitude de sa cabane au milieu des bois, il est assailli de doutes sur la véracité de l'Ecriture et se demande s'il ne fait pas fausse route. Le vagabond lui propose la récitation assidue de la prière de Jésus. Elle chassera ses pensées coupables et lui redonnera courage et espoir. Il lui explique également que l'adoration de Dieu doit être basée exclusivement sur l'amour et le détachement et non sur des motifs intéressés, car, celui qui prie par désir de récompenses suit la voie du mercenaire et celui qui le fait par peur de l'enfer adopte la voie de l'esclave. Mais, Dieu veut que l'homme aille vers Lui tel un fils afin qu'Il puisse lui accorder la jouissance de l'union parfaite dans l'âme et dans le coeur.
Pour notre pèlerin, nulle doute que la prière de Jésus est la panacée à tous les maux de la Terre. Pour lui, le principal obstacle à l'accomplissement spirituel n'est rien d'autre que la nature superficielle de l'homme elle-même qui l'empêche de se concentrer sur l'essentiel et d'aller vers Dieu : "Ce qu'il y a, c'est que nous sommes loin de nous-même et que nous ne souhaitons guère nous en approcher, nous fuyons toujours pour ne pas nous trouver en face de nous-même, nous préférons des bagatelles à la vérité." Et à ce hobereau qui lui fait remarquer que "la prière intérieure est une chose difficile, presque impossible à ceux qui vivent dans le monde", notre pèlerin lui répond : "Si c'était une tâche au-delà des forces humaines, Dieu ne l'aurait pas commandée à tous. Sa force s'accomplit dans la faiblesse (Cf. II Cor, 12, 9)... Chacun peut en faire autant ; il suffit de se plonger plus silencieusement dans son coeur et d'invoquer un peu plus le nom de Jésus Christ, aussitôt l'on découvre la lumière intérieure."
___________________________________
[1] Le Soufisme est la dimension, la voie spirituelle de l'Islam. Le terme soufi viendrait de "sûf", la laine, en référence à cet habit sobre et rêche en laine que les soufis portaient comme marque de leur renoncement au monde.
[2] Le Coran incite à de nombreuses reprises les croyants à se souvenir (dhikr) de Dieu : 2, 152 : "Souvenez-vous de moi, je me souviendrai de vous" (fa-dhkurni adhkurukum)
[3] Hésychasme signifie "repos", "paix" ; le terme en est venu à désigner la technique, la méthode de la prière perpétuelle par la récitation de la prière de Jésus. On pourrait penser ici au verset 28 de la sourate 13 qui établit un lien entre dhikr et la notion de "paix", de "tranquillité", d'"apaisement" : "les coeurs ne s'apaisent-ils pas au souvenir (dhikr) de Dieu ?"
[4] Coran 3, 191 : "...ceux qui se souviennent (dhikr) de Dieu, debout, assis ou couchés..."
[5] Il existe deux types essentiels de dhikr : le dhikr collectif et le dhikr solitaire. Pour le dhikr solitaire, il est recommandé au fidèle de s'isoler dans une cellule petite, obscure et silencieuse, de garder les yeux soit fermés, soit ouverts mais de les fixer alors au niveau du nombril afin d'avoir un point d'appui pour faciliter la concentration.
[6] Rappelons le fameux adage soufi : "Celui qui n'a pas de guide (de maître), son guide (maître)est Satan." Il n'est pas nécessaire que le guide soit physiquement en lien avec le disciple, le maître peut avoir un lien uniquement spirituel, être un guide intérieur (Qutb, le Pôle) qui initie alors son disciple par la voie de l'inspiration. Ainsi, Khidr ("le Verdoyant"), ce mystérieux personnage coranique apparaissant ponctuellement pour initier les prophètes tel Moïse, fut pris comme guide spirituel par Ibn Arabi.
[7] On pourrait penser à l'importance pour les soufis d'une confrérie des manuels rédigés par le maître fondateur de la confrérie. Le Mathnawi de Jalal al-Din Rûmî est ainsi considéré comme un deuxième Coran, lui-même déclarait que l'on devait utiliser son livre pour s'envoler vers Dieu. Rappelons le rôle important que les livres de Farid al-Din Attar ont joué pour Rûmî.
[8] Dans les traités soufis, plusieurs niveaux de dhikr sont identifiés dont les principaux sont : le dhikr de la langue, le dhikr du coeur, le dhikr de l'intime.
[9] La dualité zahir / batin (exotérique/ésotérique) est fondamentale dans le Soufisme. Il s'agit par l'initiation du mâitre ou de ses ouvrages d'arriver à lire le mystérieux langage de la création caché derrière l'apparence des choses.

dimanche 20 décembre 2009

Lost in Translation : la traduction dans le monde arabe

L'activité de traduction a joué, dans le monde arabo-islamique au IXe siècle, un rôle fondamental dans la récupération des cultures grecques, persanes et indiennes par le monde arabe puis leur transmission, à partir du XIIIe siècle, à l'Occident. Dans cette entreprise de traduction, les traducteurs ont joué un rôle primordial. A l'exception de Hunayn ibn Ishaq et de son fils Ishaq ibn Hunayn, les noms des autres traducteurs sont tombés dans l'oubli. Mais cet oubli, loin de constituer une injustice de l'histoire, ne fait que davantage leur rendre hommage car il est connu qu'un bon traducteur est un traducteur invisible, celui qui arrive à se faire oublier derrière le texte traduit.
Le mouvement de traduction fut lancé au IXe siècle par le Calife al-Ma'mun (813-833) à la suite, nous dit-on, d'un rêve où il aurait vu Aristote lui enjoignant de faire traduire les textes des Sages grecs. Légende ou pas, toujours est-il qu'un vaste mouvement de collecte de manuscrits et de leurs traductions fut entrepris à Bagdad. La mission fut confiée au médecin et traducteur chrétien Hunayn ibn Ishaq. Des ouvrages de toutes les disciplines du savoir (philosophie, mathématiques, médecine...) et provenant de toutes les cultures (grecque, persane, indienne) furent traduits en un temps record. On raconte qu'al-Ma'mun rémunérait tout livre traduit par son pesant d'or. L'Islam, alors à l'apogée de sa puissance politique et militaire, affichait une confiance en soi et une ouverture au monde qui furent rarement égalées par la suite dans son histoire. Cette entreprise de traduction conduira l'Islam à l'apogée de son rayonnement intellectuel et culturel et fera éclore un siècle plus tard à la période humaniste de l'Islam.
A partir du XIIIe siècle, l'Europe, grâce à l'école de traduction de Tolède, redécouvrira l'héritage de l'Antiquité grecque en traduisant les textes des savants grecs conservés dans leur version arabe. Cette redécouverte, comme on le sait, aboutira à la Renaissance européenne. L'Islam aura assuré un rôle d'intermédiaire entre l'Antiquité et l'époque moderne et entre l'Orient et l'Occident.
Au XIXe siècle, la traduction jouera à nouveau un rôle important dans le monde arabe, particulièrement en Egypte, où Muhammad Ali va fonder une école de traduction au Caire. On assistera à ce que l'on a appelé la Renaissance arabe (Nahda). Malheureusement, le mouvement va tourner court avec la colonisation du monde arabo-islamique par les puissances occidentales et la domination des langues européennes sur les langues locales.
On peut voir à travers ces faits historiques le rôle primordial que la traduction a joué dans la renaissance culturelle et historique des pays qui l'ont initiée.
Comme auparavant, la traduction a un rôle majeur à jouer dans notre monde actuel. Elle peut être le moteur du développement non seulement culturel et intellectuel des pays musulmans mais également de leur développement économique. L'Académie tunisienne des arts, des sciences et des lettres, la Beït al-Hikma, qui milite activement en faveur de la traduction constate : "La traduction est en fait un mouvement intellectuel et littéraire qui a constitué le maillon fort de l'histoire du monde islamique. Depuis sa décroissance, le monde arabe et islamique est en décadence continue. " Par ailleurs, dans un monde qui est devenu un village planétaire où les nationalismes s'expriment avec violence, où l'altérité est méprisée et dégradée en stéréotypes et en poncifs racistes, la traduction a un rôle vital à jouer pour rapprocher les cultures, jeter des passerelles entre elles et aider à mieux comprendre l'Autre dans sa différence. Il faut se rappeler que le mot arabe qui signifie traduire se dit "tarjuma" et qu'il a aussi le sens d'"expliquer". Ainsi, le traducteur, tout en traduisant le texte effectue également un travail d'explication du texte et nous permet d'avoir une approche plus éclairée de l'Autre à travers l'oeuvre littéraire. En cela, il est un médiateur et un "passeur" entre les cultures. Le mot français "truchement" qui vient de tarjuma exprime bien cette fonction médiatrice, intermédiaire et de trait-d'union du traducteur entre deux cultures. La nécessité de sa fonction est à l'heure actuelle d'autant plus cruciale que le gouffre qui sépare les cultures ne cesse de s'élargir. Pour preuve, la carte des flux de traduction dans le monde qui à elle seule est particulièrement éloquente à ce sujet. Elle nous montre clairement que bien que nous vivions dans une ère de communication, les zones géographiques restent cloisonnées et n'échangent qu'avec des partenaires privilégiés. Les flux mondiaux dans le domaine de la traduction sont essentiellement orientés Nord-Nord, tandis que les flux Sud-Sud sont quasi inexistants et que ceux orientés Nord-Sud sont très largement inégalitaires. Les traductions dans le Nord venant d'ouvrages des pays du Sud représentent à peine 1 à 2 % du volume du marché de la traduction, alors que dans le Sud, 98% à 99% de ce marché sont représentés par des livres traduits des langues du Nord [1]. Au vu de cette situation, peut-on même parler de "choc des civilisations" selon l'expression chère à S. Huntington, alors que l'on voit clairement que les différentes civilisations ne se rencontrent pas, s'ignorent, et évoluent au sein de cadres géographiques restreints. Il conviendrait plus de parler de chocs des ignorances pour décrire le rapport des civilisations entre elles.
Comme nous l'avons vu, l'Islam, lors de son entreprise de traduction au IXe siècle, a puisé à tous les savoirs et à toutes les civilisations. Grâce à ce processus de traduction, mais aussi à la situation stratégique de l'Islam situé au carrefour des civilisations, puis à la transmission du savoir recueilli aux autres nations frontalières du Dar al-Islam, ce savoir s'est propagé et il est devenu l'héritage , le patrimoine commun de tous les peuples de la terre. Les Fables de La Fontaine s'inspirent des fables indiennes du Panchatantra. Celles-ci ont été introduites dans le monde arabe par Ibn al-Muqaffa au VIIIe siècle, puis de là elles gagnèrent plus tard l'Occident. Par conséquent, pour un occidental, renier les Panchatantra ou les ignorer reviendrait à oblitérer une partie de sa propre histoire culturelle. De même que renier l'héritage grec, notamment l'apport de la philosophie grecque sous pretexte que celle-ci a été produite par des païens, reviendrait pour le monde musulman à s'amputer d'une partie essentielle de ses racines européennes. Ainsi, dans l'Autre, c'est moi qui me vois et c'est moi que je trouve. L'Autre est un miroir qui m'aide à me connaître moi-même et à me retrouver. Goethe avait parfaitement compris cela, lui qui écrivit dans son Diwan Occidental-Oriental :
"Celui qui se connaît lui-même et les autres
Reconnaîtra aussi ceci
L'Orient et l'Occident
ne peuvent plus être séparés."
C'est ce sentiment d'appartenance à la fraternité humaine universelle, qu'elle soit d'Orient ou d'Occident, que l'écrivain, poète et traducteur tunisien, Jalel el-Gharbi a voulu exprimer en forgeant les termes d'Orcident et d'Occirient. L'auteur revendique ainsi son appropriation légitime, historique et logique de cet héritage culturel commun à la fois à l'Orient et à l'Occident. Aussi, c'est tout naturellement, que Jalel el-Gharbi plaide pour une prise de conscience par tout un chacun du destin unique et solidaire de l'Orient et de l'Occident embarqués pour une même aventure humaine sur le bateau de la Terre.
Ce respect naturel que tout homme doit éprouver pour l'altérité, le Coran en fait un devoir pour tous les croyants en les invitant à aller au devant de l'Autre et de considérer la diversité comme un don de Dieu : "O vous les hommes ! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle. Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez entre vous." (49, 13)

Illustration : Les récits de Kalila et Dimna proviennent du Panchatantra, un recueil de contes et de fables écrits vers le IIe siècle en Inde, sans doute à l'usage des princes afin de parfaire leur éducation. Ce récueil fut traduit en persan au VIe siècle, puis en arabe, vers 750, par Ibn al-Muqaffa. Ces histoires, ayant pour héros deux chacals nommés Kalila et Dimna, eurent un succès considérable dans le monde arabo-islamique. En 1644, une version française de ces contes fut publiée. Cette version inspira La Fontaine pour la composition de quelques unes de ses Fables : Le Chat et le Rat, la Laitière et le Pot au Lait, les Deux Pigeons...Le parcours du Panchatantra, de l'Inde à l'Europe, nous montre particulièrement bien le rôle d'intermédiaire qu'a joué l'Islam entre l'Orient et l'Occident dans la transmission de la culture.

----------------------------
[1] Richard Jacquemond, "Case of French-Arabic Translation", in "Rethinking Translation, Lawrence Venuty, Routledge, Londres, pp. 139-158

lundi 14 décembre 2009

al-Jâhiz : Hymne au livre

La belle couverture de ce manuscrit témoigne de la maturité que l'art de la reliure atteignit au XIVe siècle, en Iran, sous la dynastie des aq-Qoyunlu (1396-1508). Tabriz fut la capitale de cette dynastie et grâce à leur mécénat la ville devint un centre important de production de manuscrits. La reliure en maroquin brun comporte une mandorle centrale représentant le Simorgh (oiseau merveilleux) et un renard. Sur le recouvrement triangulaire figurent des lièvres, tandis que des canard en vol sont estampés sur les écoinçons, BNF



"Qui donc - mieux que le livre - est, à la fois, médecin et nomade, byzantin et hindou, persan et grec, éternel et engendré, mortel et immortel ? Qu'est-ce qui pourrait, comme lui, être l'alpha et l'oméga, le trop et le pas assez, le caché et l'apparent, le témoin et l'absent, l'éminent et le humble, le consistant et l'inconsistant, la forme et son contraire, le genre et son opposé ?
Allons plus loin, quand donc as-tu vu un jardin transportable dans une manche, un verger disposé sur une tablette de pierre, un être qui parle à la place des morts et qui est l'interprète des vivants, un familier qui ne consent à dormir qu'après que tu as, toi-même, succombé au sommeil, un être qui ne parle que selon tes désirs, est plus muet qu'une tombe, garde les secrets mieux que le plus discret des secrétaires, veille sur les dépôts mieux que ceux qui sont passés maîtres en la matière, est doué d'une mémoire plus sûre que celle des Arabes les plus authentiques, que dis-je, que celle des jeunes enfants avant que les préoccupations ne soient venues assaillir leur cerveau...
Tu as blâmé mon livre. Pourtant, je ne connais pas de voisin plus affable, d'intime plus droit, de compagnon plus facile, de maître plus souple, d'émule plus brillant, ni moins capable de faute grave, ni moins propre à déclencher ennui ou lassitude, ni de moeurs plus sociable, ni moins enclin à l'hostilité ou aux indélicatesses, ni plus éloigné de toute calomnie ou imposture ; personne n'est plus riche de faits extraordinaires, de fantaisies de toute sorte, moins vaniteux et artificiel, moins dénué de propension à la discussion stérile et aux chicanes, plus indifférent à la dispute ou à la polémique, moins batailleur que le livre.
A ma connaissance, il n'est pas de
compagnon plus fidèle à ses engagements, plus prompt à honorer les faveurs reçues, plus empressé à offrir ses services, et ce à moindre frais, que le livre. Je ne connais aucun arbre qui ait un fruit plus succulent, plus précoce, plus aisé à cueillir, plus disponible à tout moment, comme le livre. Je ne sais pas de produit qui, malgré son jeune âge et la proximité de sa naissance, la facilité avec laquelle on peut se le procurer, la modicité de son prix, accumule autant d'actions étonnantes, de sciences étrangères, de vestiges de cerveaux hors du commun, d'oeuvres admirables [produites par] des esprits subtils et raffinés, de maximes élevées, de doctrines estimables, de sages expériences, d'informations sur les générations passées, les pays lointains, les proverbes en usage, les nations disparues, en dehors du livre.
Dieu - qu'Il soit glorifié et magnifié ! - a dit à Son Prophète - à lui bénédiction et salut : "
Lis, car ton Seigneur est très généreux. Il a enseigné par le calame." Il s'est décrit - qu'Il soit exalté ! - en ces termes : "Il a enseigné par le calame", de même qu'Il s'est qualifié de généreux en en rendant compte par Ses faveurs insignes et Ses immenses bienfaits. On a dit : "Le calame est l'une des deux langues." On a également dit : "Quiconque (re)connaît les vertus de la communication orale, (re)connaîtra, a fortiori, la supériorité de la communication écrite." Ainsi Dieu fit-Il de cette injonction un élément constitutif du Coran : le premier signe de la Descente divine ouvrant le cycle de la Révélation (...).
Le livre est un
commensal qui ne flatte pas outrageusement, un ami qui ne te suborne pas, un compagnon qui ne t'ennuie pas, un solliciteur qui ne te reproche pas continuellement tes atermoiements, un voisin qui ne te trouve pas trop peu empressé à lui rendre service, un homme qui n'essaie pas, par flagornerie, de t'arracher tes pensées les plus intimes, qui ne se comporte pas avec toi de manière fourbe et déloyale, qui ne te trahit pas de façon hypocrite, qui ne ruse pas avec toi en mentant.
Plus tu te plonges dans la lecture d'un livre, plus ton plaisir augmente, plus ta nature s'affine, plus ta langue se délie, plus ton doigté se perfectionne, plus ton vocabulaire s'enrichit, plus ton âme est gagnée par l'enthousiasme et le ravissement, plus ton coeur est comblé, plus tu es assuré de la considération des masses cultivées et de l'amitié des princes. Grâce au livre, tu apprends en l'espace d'un mois ce que tu n'apprendrais pas de la bouche de connaisseurs en une "éternité", et cela, sans contracter de dette envers eux, sans t'imposer les côtés pénible de la quête du savoir, sans te contraindre à attendre debout à la porte de l'instituteur public, obligé d'enseigner pour gagner sa vie, sans te contraindre à t'asseoir à la table des personnes moralement inférieures, de moins noble extraction que la tienne. Le livre te débarrasse, te délivre du commerce de gens odieux et des rapports avec les hommes stupides, incapables de comprendre. Le livre t'obéit de jour comme de nuit ; il t'obéit aussi bien durant tes voyages que pendant les périodes où tu es sédentaire. Il n'est pas gagné par le besoin de dormir ; les fatigues de la veille ne l'indisposent pas.
Le livre est le
précepteur qui - lorsque tu lui fais appel - ne te déçoit pas et si, toi-même tu lui "coupes" les vivres, lui, ne "coupe" pas court à ses services. Si tu tombes en disgrâce, le livre ne renonce pas pour autant à te servir ; si des vents contraires soufflent contre toi, le livre, lui, ne se retourne pas contre toi. Tant que tu lui es attaché par le fil le plus ténu, que tu es suspendu à lui par le lien le plus imperceptible, alors tu peux te passer de tout le reste."

Source : Extrait du livre de Jâhiz (Basra, 777-869) : Le Cadi et la Mouche, Anthologie du Livre des Animaux, textes choisis, traduits de l'arabe et présentés par Lakhdar Souami, Sindbad, Paris.

dimanche 13 décembre 2009

Ibn Hânî et al-Mutanabbî

Le mythique café Shabandar dans la rue du marché aux livres al-Mutanabbi, à Bagdad
C'est à l'historien et biographe du XIIIe siècle, Ibn Khalliqan, que l'on doit la paternité du parallèle entre Ibn Hânî et al-Mutanabbi : "aucun poète, ancien ou récent, parmi les Maghrébins, n'atteint à la classe d'Ibn Hânî ; il est le plus grand des poètes du Maghreb, à l'égal de Mutanabbi chez les Orientaux".
La pièce XXI du Diwân d'Ibn Hânî est particulièrement importante pour comprendre la position d'Ibn Hânî à l'égard de son prestigieux contemporain al-Mutanabbi. C'est une pièce où sur le ton de la satire et du reproche, Ibn Hânî manifeste tout à la fois son admiration pour al-Mutanabbi mais aussi son agacement face à l'admiration excessive que les maghrébins portent au poète oriental et qui les conduit à sous estimer injustement leurs poètes locaux. Rappelons également le contexte de la composition de ce poème : le poète avait emprunté un exemplaire du Diwân de Mutannabi et il le garde si longtemps que son propriétaire s'impatiente et le réclame avec une insistance qu'Ibn Hânî juge insultante. Il rédige alors ce poème où il fustige l'impolitesse de l'homme et raille sa capacité à évaluer à sa juste valeur la qualité des poèmes d'al-Mutanabbi.
Quant à l'influence d'al-Mutanabbi sur notre poète, Mohammed Yalaoui l'estime limitée. Les thèmes identiques traités par les deux auteurs découlent du fait qu'ils étaient placés tous deux dans des situations similaires : le combat mené par leurs maîtres respectifs contre les byzantins. Certes, il ne peut manquer d'y avoir chez Ibn Hânî des traces d'influence d'al-Mutanabbi dans la manière d'écrire certains poèmes car le Diwân de ce dernier était célèbre au Maghreb, mais il faudrait se garder de forcer le trait car la ressemblance littéraire n'y est en définitive que superficielle. Lorsqu'Ibn Hânî est qualifié de "Mutanabbi du Maghreb", il faudrait y voir là le signe d'une incapacité des maghrébins à se soustraire à l'influence de l'Orient et à évaluer leurs talents indépendamment des références orientales. Car, une différence de taille séparait les deux poètes et cette différence faisait toute la force d'Ibn Hânî sur son illustre contemporain : la sincérité de son attachement à sa foi ismaélienne. Mohammed Yalaoui écrit à ce sujet :
"Au demeurant, le parallèle entre les deux poètes a ses limites ; une différence essentielle les sépare : Ibn Hânî, chantre des des Fatimides et de leurs lieutenants, était un poète dogmatique dont l'attachement à la cause chiite était assurément sincère ; sa fidélité au credo ismaélien éclipsa en lui toutes les caractéristiques du poète de cour et constitue en quelque sorte sa véritable originalité. Tel n'était pas le cas de Mutanabbi poète-courtisan qui a toujours rêvé de puissance sans jamais l'atteindre, qui a cru pouvoir y accéder en mettant son art au service des émir et roitelets qui se partageaient les dépouilles du califat abbasside, et dont l'attachement, tout sporadique, au chiisme, n'était qu'un pâle reflet de cet ismaélisme qui a teinté tout le X/IVe siècle musulman."

Pièce XXI du Diwân :

1. "al-Mutanabbi a acquis de la célébrité chez vous ; mais s'il avait connu votre sentiment sur sa poésie, il se serait déclaré [non pas prophète] mais impie et mécréant !
2. Modérez votre enthousiasme ! pour moi, Mutanabbi n'est pas le Prophète, et les maximes dont il émaille ses vers ne sont pas des sourates
3. Vous nous marquez du dédain sous prétexte que vous l'avez connu, mais en avez-vous vu seulement l'ombre ou la trace ?
4. Cependant [en dépit de cette admiration] vous ne lui avez pas rendu justice, et si l'on cite son nom un jour ce ne sera pas parce que vous aurez travaillé à sa renommée
5. Pauvre de lui ! poète condamné à l'obscurité parce que vous n'avez pas réussi à nous montrer ses mérites et son talent.
6. De ses poèmes, vous donnez des gloses qui font de lui la risée des hommes et des djinns !
7. Vous dénaturez sa pensée, vous falsifiez son expression et vous dites après cela qu'il n'est pas éloquent
8. Comment, [dans ces conditions,] pouvez-vous jurer que vous avez étudié avec lui [son propre diwân] ; est-ce donc avec une pierre que vous avez causé ?
9. Que peut nous apprendre votre commentaire de ses vers ? ne voyons-nous pas en vous des erreurs qui donnent à réfléchir ?
10. Cette poésie dont vous prétendez avoir fait le tour, peut-être en avez-vous disputé avec les ânes et les chamelles ?
11. Si l'auteur [de ce diwân] entendait vos gloses, il [regretterait] ses nuits passées à écrire et à corriger
12. [Par ce commentaire,] vous nous avez donné un aperçu de vos talents de transmetteur et d'éxégète ; tout comme un Barbare qui rapporte un message auquel il ne comprend groutte !
13. Message sourd et aveugle mais auquel j'ai redonné l'ouïe et la vue, par mes veilles studieuses;
14. Ces vers, ténébreux comme la nuit compacte, j'ai pris sur moi de les élucider, mais lorsqu'enfin leur clarté éclipsa celle du soleil et de la lune
15. Alors, vous avez lâché contre moi vos critiques et vos médisances, et vous avez montré de l'ennui et de la contrariété
16. Et, pour me réclamer l'ouvrage, vous avez dépêché messages et émissaires, en vagues successives,
17. S'il avait pu soupçonner les déboires que me vaut votre ouvrage (le commentaire) et les altérations que vous faites subir à ses vers, il aurait renoncé à les composer !
18. Si, à le ramener à la vie, vous mettiez la même ardeur qu'à me réclamer son diwân, il serait déjà ressuscité !
19. Supposons que je vous restitue le livre dans sa totalité, qui pourrait vous restituer la pensée de son auteur?
20. Car, en vous rendant la matière apparente, je ne vous en livre pas le sens caché
21. Vous m'avez prêté un ouvrage important, dans une enveloppe de cuir ; soit ; mais qui peut vous prêter la faculté de réflexion et de recherche ?"

Source : Mohammed YALAOUI, Un poète chiite d'Occident au IVe/Xe siècle : Ibn Hânî al-Andalusî, Tunis
________________________________________
[1] Le poète al-Mutanabbi (915-965) est considéré comme un des plus grands poètes du monde arabe. Il naquît à Kufa, dans un milieu chiite, d'un père porteur d'eau. al-Mutanabbi signifie "celui qui se dit prophète", il acquit ce sobriquet suite à une révolte qarmate (groupuscule chiite affilié à Hamdan Qarmat) qu'il aurait fomentée à l'âge de 17 ans dans la région de Lattaquié, en Syrie. Il se fit ensuite panégyriste brillant de son maître hamdanide al-Sayf al-Dawla, à Alep, dans sa lutte contre Byzance. Puis, il devint le panégyriste de Kafur, le maître de l'Egypte et enfin du Bouyide Adud-al-Dawla, établi à Bagdad. al-Mutanabbi périt dans une attaque de caravane par des brigands, non loin de Bagdad. Le poète est connu pour exprimer une idée d'une manière particulièrement condensée et brillante confinant à la maxime.

La rue al-Mutanabbi et son marché aux livres, à Bagdad

lundi 7 décembre 2009

L'attentat contre la rue al-Mutanabbi à Bagdad


La rue al-Mutannabi est située dans le centre historique de Bagdad, à la lisière de la vieille ville, non loin du quartier juif. C'est la rue du marché aux livres, des libraires, des bouquinistes, et des éditeurs en tous genres. La rue est également le lieu de rendez-vous des intellectuels, des étudiants et des habitués qui aiment à se réunir dans ses cafés, notamment dans le fameux café Shabandar, pour débattre de culture et de politique, boire un verre et fumer des pipes à eau tout en jouant au backgammon. La rue est constamment encombrée par des étals de livres au milieu desquels circule une foule compacte de lecteurs et de flaneurs, la tête baissée, à la recherche d'un livre précis ou dans l'espoir d'une rencontre littéraire heureuse. La rue al-Mutanabbi est le coeur de la vie culturelle et intellectuelle irakienne.
Le 5 mars 2007, à l'approche de la fête du Printemps, le Nawruz, une voiture kamikaze s'est faite exploser dans cette rue faisant une trentaine de victimes et des dizaines de blessés. La rue fut entièrement éventrée.
Parmi les nombreux attentats qui frappèrent Bagdad, dont certains eurent un nombre de victimes bien plus élevé, aucun d'entre eux n'eut la même charge symbolique que celui de la rue al-Mutannabi. En visant cette rue, il appararaissait évident que c'est non seulement toute la vie culturelle irakienne que les auteurs de l'attentat voulaient éradiquer, mais également la liberté d'expression, le pluralisme et l'influence occidentale. Saad Eskander, le directeur de la Bibliothèque nationale irakienne, fut témoin du drame, il raconte : "On se souviendra toujours de ce jour comme le jour où les livres ont été assassinés par les forces des ténèbres, de la haine et du fanatisme...Des dizaines de milliers de pages volaient haut dans le ciel et on aurait dit qu'il pleuvait des livres, des larmes et du sang...On voyait des livres brûler dans le ciel..."
Suite à cette tragédie, une organisation dénommée "The Mutanabbi Street Coalition" fut fondée par l'éditeur et poète de San Francisco, Beau Beausoleil, dans le but de promouvoir la publication de livres d'auteurs irakiens et de recueillir des fonds nécessaires pour l'aide humanitaire en Irak.
Après plus d'un an de couvre-feu et de de travaux de réhabilitation, la rue fut à nouveau ouverte en septembre 2008, d'une manière solenelle, avec la coupe du ruban d'inauguration par le premier-ministre Nuri Kamal al-Maliki.
En s'attaquant aux intellectuels et aux livres, les auteurs de l'attentat oublient un élément fondamental du message islamique qui est la recherche de la connaissance et le respect du savoir. Il est plus qu'urgent de se remémorer et de remettre à l'ordre du jour l'importance que le Coran attache au savoir et les nombreux hadiths du Prophète qui soulignent le statut éminent des savants. Le premier mot de la Révélation islamique est l'ordre divin : "Lis !". Rappelons-nous aussi le fameux hadith du Prophète : "L'encre du savant est plus précieuse que le sang du martyr". Cette parole devrait être enseigné dans toutes les écoles coraniques à travers le monde islamique. Si l'encre du savant, à elle seule, est plus précieuse que le sang du martyr, combien plus précieux doit être le sang du savant par rapport à celui du martyr ; ces savants pourtant que l'on assassine et qui sont les cibles de prédilection des extrêmistes. Autre chose aussi qu'il convient de garder à l'esprit, c'est la place éminente que le livre doit occuper dans le coeur de tous les musulmans. Alors que dans le Judaïsme, le Verbe s'est fait Loi, dans le Christianisme, Il s'est fait chair, en Islam le Verbe de Dieu s'est fait livre. L'Islam est la religion par excellence du livre. Le livre est l'objet que Dieu a élu pour servir de support à la manifestation de Sa Parole et pour La faire demeurer parmi les hommes. Le livre devrait être considéré comme un objet sacré et être éminemment respecté.

En attaquant un livre, on porte atteinte à la part spirituelle et intellectuelle de l'homme, cette part qui constitue son Essence même et dont la production littéraire n'est que la manifestation visible. En ce sens, l'attentat contre la rue al-Mutanabbi est une attaque dirigée contre tous les hommes à travers le monde, ce que le poète Beau Beausoleil a admirablement exprimé : "Là où un homme s'assoit pour lire ou pour écrire, là commence la rue al-Mutanabbi."

La rue al-Mutanabbi à Bagdad

dimanche 6 décembre 2009

Ibn Hânî : La flotte fatimide et le feu grégeois

Le feu grégeois, représenté dans le manuscrit Skylitzès, XIIe siècle, Madrid

La puissance de leur flotte navale assura aux Fatimides la suprématie en Méditerranée pendant un demi-siécle. Le poème ci-dessous à une valeur documentaire. Ibn Hânî y décrit la flotte fatimide et le feu grégeois, cette arme qui était utilisée lors des batailles navales et provoquait des dégâts dévastateurs. Ibn Hânî commence d'abord (vers 30 à 41) par un plan général des navires de combats dont les ponts étaient surmontés d'une sorte de tente-abri pour les officiers et les chefs militaires ; dès qu'ils aperçoivent la flotte ennemie, ils déploient leurs bannières. Ensuite, il décrit (vers 42 à 47) le redoutable feu grégeois et sa puissance de frappe. Le mélange de naphte et de poudre utilisé pour la fabrication du feu grégeois résistait à l'eau et les vagues portaient le feu jusqu'aux bâtiments ennemis. Le poème se termine (vers 50 à 57) par l'évocation des différents sortes de bâteaux composant la flotte fatimide : des barques rapides propulsées à la voile aussi bien qu'à la rame, des bâtiments de commande ornés d'étoffes précieuses, et des navires d'attaques recouverts d'épais blindages.
Mohammed Yalaoui précise que "la précision avec laquelle Ibn Hânî décrit la flotte fatimide ne semble pas due à un enthousiasme de commande ; il a dû assister, en témoin oculaire, au départ et à l'arrivée de ces navires triomphants qui ont assuré pendant un demi-siècle, la domination fatimide en Méditerranée".

Pièce XIII du Diwân

30. "J'en jure par ces coursiers des mers qui prennent le départ à la nuit ; j'atteste qu'ils sont secondés par des forces innombrables

31. Surmontés de dais chatoyants, ils ressemblent à ces tentes qui dérobent aux regards les bédouines aux cils de gazelle ; cependant ces voiles ne recouvrent pas les belles, mais des guerriers à la vaillance de lions...

35. Le chef byzantin fut saisi de les voir surgir, toutes bannières déployées, leurs voiles claquant au vent...

38. Les étendards, fixés à la cime des mâts, grandissaient les navires, édifices imposants érigés sur une assise rien moins que solide...

40. N'était leur mouvement rapide, on les eût pris pour des montagnes majestueuses, car ils avaient aussi des sommets altiers et des pics menaçants

41. [Rapides comme des] oiseaux, mais oiseaux de proie dont la pâture ne peut être que d'âmes [ennemies]

42. [Ces navires] lancent des flammes qui s'embrasent pour consumer l'ennemi ; ces foyers, le jour du grand combat, ne s'éteignent jamais

43. Grondant de colère, ils échangent des jets ardents, tels des langues de feu sortant de leur géhenne

44. Comme l'éclair qui foudroie, un souffle brûlant se précipite hors des bouches d'acier sifflantes...

46. Les braises incandescentes flottent sur l'eau comme des plaques de sang parsemant des étoffes sombres

47. Comme la chandelle qui se nourrit de son huile, elles adhèrent aux flots et y trouvent leur aliment...

50. Ces barques, fins coursiers qui n'ont pour rênes que les vents, et pour parcours que les bulles de l'écume...

52. Bien que venues au monde sans membres, ont de longs bras à l'écartement large ; vierges chastes, elles recèlent cependant [dans leurs flancs] une nombreuse progéniture...

54. Elles [ces barques] glissent, couvertes de mousselines légères tissées d'or dans leur trame serrée...

57. Et si tant est que celles-ci ont revêtu les tuniques brodées, d'autres sont protégées par des cuirasses et des boucliers".

Oeuvre du miniaturiste algérien Mohamed Racim

samedi 5 décembre 2009

Ibn Hânî : "La mort et le néant"


Pièce XIX du Diwân

1. Le néant seul est vrai et c'est notre existence qui est trompeuse : combien d'enseignements, combien de signes évidents nous le rappellent !
2. Mais les espoirs infinis que nous nourrissons dans une vie vouée à la briéveté
3. Font écran à notre pensée et l'empêchent de voir l'échéance de notre propre fin
4. Notre malheur vient de ce que [en présence de ces signes,] ce ne sont que nos yeux qui regardent, tandis que notre esprit est aveuglé
5. S'il nous était donné de juger nos sens, [nous trouverions que] les plus faibles sont l'ouïe [qui n'entend pas les avertissements] et la vue [qui ne s'attache qu'aux signes immédiats]
11. Cette coupe [de la mort] dont la seule pensée me donne des nausées, rien ne peut m'y soustraire, rien ne peut me l'épargner
14. Jette donc la lance, laisse ton épée ; ni lame ni fer ne peuvent rien pour toi !
22. Disparaissent les étoiles qui étincellent, s'effacent aussi les deux astres du jour et de la nuit
23. Et si elles nous apparaissent à leur naissance groupées et distribuées selon quelque ordonnance, elles seront bientôt disséminées
24. Même la voûte dont le mouvement les contient et les entoure, ne tardera pas à les abandonner, avec d'éclater pour disparaître.
52. Ainsi, si tu as pu connaître un bonheur dans ta vie, l'adversité que tu connaîtras par la suite te sera moins dure à supporter
53. Et si tu as réalisé quelque voeu ici-bas, considère qu'un seul jour bien rempli équivaut à une vie
54. Si la vie t'apporte quelques satisfactions, ces bonheurs sont des fruits qui par l'âge te seront ôtés...
56. Quelle que soit sa longévité, l'homme est destiné à s'élever et grandir puis à descendre la pente
58. Pareil à l'ombre portée du matin, la progression du jour la rétrécit et l'écourte ; et au midi, il ne reste plus rien de son étendue."
______________________________
Pièce LIX du Diwân

3. [La vie est] plus brève à nos yeux que le mouvement de se retourner, plus rapide à s'écouler que les mots "oui" ou "non" à nos oreilles
6. Oh ! qui peut me pourvoir d'une arme pareille à celle du Temps, que je puisse l'affronter quand il me cherchera querelle !
7 [Notre vie], il nous la fait parcourir au galop ; et pour nous atteindre, il n'a nul besoin de se hâter.
16. O compagnons ! demandez, avant que nous nous quittions, à un malheureux qui a perdu le sommeil la cause de sa peine
17. Il gémit et se lamente ; il fixe les étoiles jusqu'à ce que sa vue en soit brouillée, il ne distingue plus alors entre les Pléiades et al-Suha (Alcor)
18. Dans sa poitrine qui se resserre à chaque soupir, son coeur déborde de chagrin...
22. Je te regarde, ô éclair striant la nuit, avec le même espoir que l'étoile pâlie, et pourtant tu n'as rien pour étancher ma soif
25. Alors, aide moi à passer l'épreuve de la nuit si longue ! et abandonne-moi à mon sort quand le jour viendra!"
Source : Mohammed YALAOUI, Un poète chiite d'Occident au IVe/Xe siècle : Ibn Hânî al-Andalusi, Tunis

mardi 1 décembre 2009

Ibn Hânî : "A nos mères"


"A nos mères revient la moitié de notre gloire, chaque fois qu'un noble seigneur parmi nous vante son lignage.
Ce sont elles le fondement de notre renommée car elles nous ont donné le jour ; elles sont les égales en grandeur de nos pères
Ne les voit-on pas rivaliser avec nous et nous battre à l'arrivée, en atteignant les plus hauts sommets !
Tout en étant les gardiennes de nos foyers, se remettant à nous de leur défense et de leur protection
Tout en demeurant enfermées dans leurs tentes, elles sont pour nous et les yeux et les oreilles
Aussi, si je pouvais proposer mon opinion au monde, et s'il m'était donné de remodeler le partage des humains
J'appellerais "hommes" certaines femmes et à certains "hommes", j'octroierai le nom de "femmes".
Source : Mohammed YALAOUI, Un poète chiite d'Occident au IVe/Xe siècle : Ibn Hânî al-Andalusî, Tunis, pp. 246-247