Sindbad PUZZLE

Retrouvez les chefs-d'oeuvre de la miniature persane et indienne en puzzles sur le site de Sindbad PUZZLE

dimanche 29 novembre 2009

Ibn Hânî : "Le glouton"



Le poème ci-dessous fait partie du genre traditionnel du
hija', la poésie satirique, qui trouva l'un de ses plus brillants maîtres en la personne de Jahiz. Ibn Hânî narre sur un ton comique l'appétit gargantuesque d'un homme rencontré par hasard lors d'une halte dans une auberge. La description de sa voracité est l'occasion pour lui d'exprimer sa verve et d'établir des comparaisons hyperboliques dans le but de provoquer le rire.
A la fin du poème, Ibn Hânî mentionne la ville de Raqqada, c'est la seule et unique fois où le poète cite un toponyme du Maghreb dans tout son Diwan qui compte pourtant quelques 4 400 vers. Ce manque de considération et d'intérêt pour le Maghreb de la part des auteurs maghrébins du IXe et Xe siècles traduit non seulement leur complexe d'infériorité vis à vis de l'Orient (Mashreq) mais aussi leur immense admiration pour ce Mashreq considéré comme LA référence et le modèle absolu dans le domaine des arts et des lettres.
__________________
"Regardez-le ! comme il ramène [ses entrailles] au repos par le mouvement continu de [ses mâchoires] ! Ne dirait-on pas de [grands] reptiles qu'il a chargés de saisir [la nourriture] au vol ?

Quand il approche le morceau de sa bouche [grande ouverte], on se demande : Dieu ! Est-ce là un gosier ou un champ de bataille ?

Son estomac, où il enfourne les aliments, semble une géhenne dans laquelle sont précipités diables et démons

Que Dieu soit glorifié qui l'a doté de mandibules aussi puissantes que les meules d'un moulin !

On eût dit que dans sa bouche un arsenal d'armes a été entreposé, pareil à ceux que réservaient aux Prophètes les Pharaons

Mais que dis-je ? en regard de ses dents, que peuvent les lances et les épées, les poignards et les coutelas ?

Dans ses mains, l'agneau rôti semble destiné à disparaître en un clin d'oeil, tel Jonas avalé par la baleine

Les chevreaux avec bras et gigots, il les ramasse en un tournemain, comme si les loups les avaient avalés

De même les canards ; seuls ou par couples, il les happe, comme font les aigles de leurs proies

Quand aux oies, il en fait une boule, ramassant en un même mouvement et la tête et les pattes ; et le gosier de gargouiller et la gorge de faire sa musique

Borborygmes semblables aux lamentations d'orphelins [affamés] ou aux sanglots des pleureuses aux voiles noirs.

On dirait que, sous chacune des meules de sa bouche, pilons et mortiers broient les os et lui en fournissent la moelle

Et que chacune de ses humeurs est un feu dévorant, entretenu par les foyers de ses entrailles

Peut-être même les replis de son estomac le fournissent-ils en girofle, et cumin, condiments nécessaires ?

Levons-nous, compagnons ! nos coeurs sont effrayés [par ce spectacle] et nos montures nous appellent au départ

Mais suivez mon conseil, et munissez-vous d'une de ses mandibules ; sans cela, vous risquez d'être dans sa bouche pulvérisés en farine

Cet homme, toute l'eau de l'Euphrate ne peut le désaltérer ; tous [les animaux de] l'arche de Noé ne peuvent suffire à calmer sa faim

[La ville de] Raqqâda tout entière tiendrait dans ses mâchoires, et nous [les habitants] ne serions [pour son repas] que persil et estragon !"

L'art d'Ibn Hânî : L'aube dissipant les ténèbres



Dans le poème ci-dessous, Ibn Hânî utilise des figures "astronomiques" pour décrire l'arrivée de l'aube dissipant progressivement les ténèbres et emportant les constellations qui prennent au fur et à mesure de leur évanouissement des formes étranges. Ce poème a fait l'admiration des générations de critiques et d'anthologues. Il est d'une facture classique et Ibn Hânî se base sur l'antithèse éculée dans la poésie arabe classique du blanc/noir correspondant à la dualité jour/nuit pour filer métaphores et comparaisons.

"O nuit [chère à nos coeurs], tu déroules les lourdes torsades de ta noire chevelure tandis qu'étincellent à tes oreilles les escarboucles d'Orion !

Emboîtant le pas aux étoiles, les ténèbres battent en retraite, tandis que se met en ligne l'armée de l'aurore, prête à la mêlée.

Pâlissent aussi les Pléiades (al-Turayyâ), bagues jetant une dernière lueur aux doigts d'une main fondue dans l'obscurité

Aldébaran (al-Dabarân) subit sa loi et s'en va à son tour, comme un capitaine de renfort dont les chevaux ont été tenus en réserve

Sirius (al-Shi'râ), flanqué de son Mirzam comme d'un cheval fringant mais docile, passe aussi

Suivi de près par Procyon ('Abur) son frère, qui s'apprête à fendre de la Voie lactée (Majarra) les [blancs] replis

Comme s'il fuyait la fureur du Lion qui, dardant son mufle, contribue, par ses rugissements, à dissiper les ténèbres

On eût dit que les deux Etançons (Simâkân), accrochés à sa crinière, le menaçaient d'une mort certaine

Car l'un, muni de sa lance (Râmih), pointe vers lui son fer, tandis que l'autre se mord les doigts d'être sans arme ('A'zal)

L'étoile-vigile (Raqîb) prend la relève de celles qui tombent, pareille à l'aigle juché sur le pic élevé et qui, de ses yeux enfoncés derrière le plumage, scrute l'horizon

Passent ensuite les enfants de Na'sh [Etoiles du Chariot], avec leur civière (Na'sh); on dirait des gazelles de Wajra portant en terre un faon nouveau-né

Voici Canope (Suhayl) qui monte, seul, à l'horizon, comme un amant délaissé qui n'a pas retrouvé l'âme-soeur

Et puis Alor (al-Suhâ), pâle et dolent, comme un amoureux rongé par la tristesse et qu'entourent ses visiteurs : tantôt ils le masquent, tantôt on l'aperçoit faiblement

Et l'étoile du pôle (Mu'allâ al-Qutb), cavalier muni de deux étendards fichés en terre, comme s'il refusait d'aller à l'ennemi

Voici les deux Aigles (al-Nasr) : celui qui s'abat (al-Wâqi'), on dirait que ses rémiges ont été rognées ; alors, les plumes de l'arrière sont trop faibles pour soutenir son vol

Tandis que l'autre, Altaïr (al-Ta'ir), plane, triomphant : il s'élève jusqu'à l'astre resplendissant et, [d'un coup de bec,] en tranche la moitié.

Le dernier pan de la nuit, couleur d'ébène, se drape alors dans une [blanche] cape de Khusraw et presse le pas

L'obscurité qui l'entoure chavire, comme un ivrogne terrassé par les vins raffinés d'une nuit d'ivresse

Triomphant comme un chef turc, l'éclair de l'aube semble défier le Négus, mais celui-ci se garde bien d'entrer en lice.

L'étendard du soleil enfin, [haut levé], resplendit comme le front de Ja'far
[1] quand il aperçoit l'adversaire : alors son éclat redouble."

Source : Mohamed YALAOUI, Un poète chiite d'Occident au IVe/Xe siècle : Ibn Hânî al-Andalusi, Tunis, pp. 356-7
______________________________
[1] Ja'far ibn 'Ali ibn Hamdun, Vice-Roi de Msila, dans le Zâb, et protecteur d'Ibn Hânî lorsque celui-ci s'y réfugia après avoir quitté l'Andalousie

dimanche 15 novembre 2009

Ibn Hânî : le Mutannabî d'Occident

L'Andalousie, la terre natale d'Ibn Hânî

Mohammed YALAOUI, Un poète chiite d'Occident au IVe/Xe siècle : Ibn Hânî al-Andalusî, Faculté des Lettres et Sciences humaines, série : Philosophie-littérature, vol. IX, 474 pp., Publications de l'Université de Tunis, 1976.

"Cette thèse d'Etat, soutenue en Sorbonne en 1973, n'est pas seulement sérieuse et documentée mais également agréable à lire. La phrase qui la termine ("Ibn Hâni a été en quelque sorte le fourrier du gongorisme en Occident musulman"), trop expéditive, reflète assez mal l'allure générale d'une étude toute de mesure, de prudence et qu'anime l'indéniable sympathie que M. Yalaoui éprouve pour le poète qu'il étudie. Celui-ci n'est pas un inconnu. Parce qu'il jouait à Kairouan auprès d'al-Mu'izz [2] le rôle qui avait été celui d'al-Mutanabbî auprès de Sayf al-Dawla à Alep ou auprès de Kâfûr à Fustât. Ibn Hâni fut souvent appelé "le Mutannabî d'Occident". En outre le fait qu'on ait trouvé une trentaine de manuscrits de son oeuvre prouve qu'il était apprécié ; d'ailleurs des notices, le plus souvent élogieuses, lui sont consacrées dans les principales chroniques littéraires dues à des auteurs tant orientaux qu'occidentaux. Dès le début M. Yalaoui indique nettement que son propos n'est pas d'évaluer les mérites littéraires du poète et, par exemple, de renouer avec les efforts apologétiques d'un Ibn Hazm ou d'un Saqundî qui voulaient affirmer l'importance culturelle du Maghreb face à un Machreq trop sûr de lui. En réalité la littérature nous retiendra assez peu. Il est significatif que sur 400 pages de texte, une soixantaine seulement soient consacrées à "l'art du poète" (dernière partie). Après une présentation claire des sources, de l'homme et de l'oeuvre, l'essentiel du livre porte sur le parti qu'on peut tirer des poèmes composés par un chiite convaincu pour mieux comprendre une société et un époque ("Le dîwân comme source historique", deuxième partie).

On ne peut s'empêcher d'admirer le courage et la ténacité de l'auteur. En effet l'obscurité règne sur des pans entiers de la vie d'Ibn Hânî. Quand et où est-il né exactement ? Pourquoi a-t-il quitté Séville pour l'Ifriqiya ? Pourquoi se rend-il d'abord chez les Banî Hamdûn de M'sila avant d'aller offrir ses services à al-Mu'izz ? Quelles sont les causes et la date exacte de sa mort ? Sur tous ces points - et bien d'autres - en l'absence de renseignements sûrs, l'auteur doit faire parler les textes ; il les sollicite souvent avec beaucoup d'insistance et finalement risque des hypothèses qu'il n'omet jamais de présenter comme telles : Ibn Hânî était sans doute acquis aux thèses chiites assez tôt, dès la période espagnole, mais ce sont ses frasques qui l'ont finalement contraint à quitter al-Andalus, et il est également fort possible que ses moeurs particulières aient été pour quelque chose dans son assassinat ; son chiisme était sincère ; il a vraisemblablement trouvé la mort vers la quarantaine en Libye quand il regagnait la Tunisie après avoir laissé al-Mu'izz poursuivre sa route vers l'Egypte. Les difficultés ne sont pas moins grandes quand M. Yalaoui interroge le dîwân du poète. Il le connaît bien pourtant et le pratique de longue date - il en a même découvert une partie, vingt-sept pièces qu'il a publiées dans la revue des Annales de l'Université de Tunis (Hawliyyât, t. VI, 1969). Mais ce recueil a été soumis à diverses manipulations au cours des âges. D'une part les chiites l'ont sûrement altéré pour qu'il correspondit mieux à l'image édifiante qu'un poète chiite doit laisser à la postérité. D'autre part les sunnites revenant au pouvoir après une domination fatimide - qui n'avait d'ailleurs jamais obtenu la faveur populaire en Ifriqiya - se sont employés à écarter les poèmes trop nettement marqués dans le sens ismaélien (on nous fait remarquer avec juste raison que l'anthologue Husrî dans Zahr al-adab a ainsi malmené la production de notre poète). En outre Ibn Hânî présente toutes les caractéristiques d'un poète néoclassique : il manie l'hyperbole avec excès (sur 70 pièces, il n'y a que 4 qui ne soient pas réservées à l'éloge) ; il a une prédilection marquée pour les termes rares ; il imite les modèles orientaux et se montre aussi peu occidental que possible ; le seul toponyme maghrébin figurant dans le dîwân est le nom de la ville de Raqqâda. Dans ces conditions M. Yalaoui doit dépenser des trésors d'ingéniosité pour découvrir le détail précis, le trait éclairant, derrière une phraséologie ou conventionnelle ou hermétique à force de recherche formelle.Ainsi appréciera-t-on davantage les résultats obtenus à partir d'un corpus qui - l'auteur le regrette amèrement - est beaucoup moins substantiel que la vie de l'Ustâd Jawdhar, traduite et étudiée par Marius Canard, ou les célèbres Majâlis du Cadi Nu'man. Si la vie à la cour de l'ascétique al-Mu'izz n'inspire guère Ibn Hânî, il n'en va pas de même pour l'entourage des Bani Hamdun du Zab, ces princes d'origine andalouse comme lui avec lesquels le poète fut très lié. Quelques vers plus ou moins allusifs, permettent parfois de se représenter telle activité sociale saisie autour d'un chef militaire, d'un percepteur ou d'un dignitaire encensé par le poète. Il arrive que certains tableaux retiennent l'attention par leur réalisme (les batailles navales, le feu grégeois en particulier. Mais c'est surtout dans le domaine des idées que cette poésie trop souvent guindée s'anime et rend un son authentique. Sincèrement attaché à l'idéologie qu'il défend et à la dynastie qu'il sert, le poète s'enflamme lorsqu'il en parle ce qui lui arrive évidemment souvent. Contre les adversaires (Omeyyades, Abbassides, Byzantins) il manie l'accusation violente, l'ironie féroce. Pour soutenir les descendants de Ali ibn Abî Tâlib, il s'exprime avec une outrance qui n'est rien moins qu'une figure de style mais correspon à une conviction profonde - en rapprochant ces allégations du credo chiite présenté par le Cadi Nu'man, M. Yalaoui le montre clairement. A notre avis les chapitres consacrés au "Thèmes politiques et polémiques" et aux "Thèmes religieux et dynastiques", sont les mieux venus. On signalera enfin la bonne présentation matérielle de ce travail. Deux appendices - bizarrement placés entre le chapitre II et le chapitre III - groupent tous les renseignements que l'auteur a pu obtenir à propos des manuscrits et des dates probables où les principales pièces ont été composées ainsi que leurs dédicataires. A la fin du volume quatre l'index et la bibliographie en facilitent la consultation."

Ch. VIAL

Source : www.persee.fr
____________________
[2] Al-Mu'izz li-Din Allah fut le 4e Calife fatimide. Il régna de 953 à 975 et son califat fut marqué par la conquête de l'Egypte en 969 et la fondation d'al-Qahira (Le Caire)

vendredi 13 novembre 2009

L'énigme


Extrait de "Anthologie de la poésie persane", Z. Safâ (Professeur à la Faculté des Lettres de Téhéran), Gallimard

"Né vers 1003 à Gobadiyan (région de Balkh). Après avoir acquis de vastes connaissances, cet homme d'un puissant esprit fit en 1045 le pèlerinage aux villes saintes de l'Islam ; ensuite il séjourna quelque temps en Egypte, adhéra à la doctrine des Ismaéliens et fut délégué au Khorassan par le calife fatimide, en qualité de chef des ismaéliens de cette région ; inquiété par les orthodoxes, il se retira dans le canton de Badakhchân et se mit en retraite à Yomgân où il assuma la direction spirituelle des ismaéliens, élabora ses traités de théologie et de philosophie tout en composant un compact recueil de poèmes qui l'a classé parmi les plus vigoureux penseurs de l'Iran. Il est plus penseur qu'artiste ; ses poèmes sont riches en sentences et en exhortations ; l'on trouve souvent l'influence de ses enseignements religieux ; son esprit scientifique le porte à exposer logiquement ce qu'il se propose. Sous le même rapport, sa poésie est exempte d'inventions mignardes et subtiles ; sa langue poétique est celle des derniers poètes de l'époque samanide. En prose, il eut le mérite d'être des premiers à traiter les questions philosophiques ou scientifiques en une langue ferme et en un style clair. La relation de son voyage (Safar Nâme) en prose est un modèle de style simple et précis." Z. Safâ


ENIGME (Le livre)
"Lorsque je reste assis, tout seul, j'ai un ami,
familier éloquent, mais gardant les secrets,
qui me parle sans cesse et n'écoute jamais,
n'a jamais de chagrin mais sait me consoler.
Or, n'ayant qu'un seul dos, il possède cent faces,
par sa beauté chacune est tout comme un printemps ;
et je passe la main sur son dos, quand je vois
qu'une poussière à sa surface s'est posée.
Etant créé sans voix, il parle, mais se tait
tant qu'il ne trouve pas un être intelligent.
Tu ne vois ni n'entends ses paroles ; pourtant
nul ne fut jamais vu sagace autant que lui.
A tout moment, je trouve, en regardant sa face,
le souvenir des mots que les sages ont dits ;
il ne parle que quand je le regarde en face,
et non comme un bavard à la tête légère ;
tel un prince que son prestige rend célèbre,
il ne parle jamais, étant dans les ténèbres."

Nasir Khusraw

jeudi 12 novembre 2009

Farhad Daftary : "Legendes des Assassins"


Farhad DAFTARY, Légendes des Assassins : mythe sur les Ismaéliens, Librairie philosophique J. Vrin, 2007

Recension du livre par Michel Boivin sur le site de de l'Institut d'études de l'Islam et des Sociétés du Monde Musulman (IISMM) :

"Farhad Daftary, actuellement directeur adjoint chargé du département de recherche et des publications de l’Institute of Ismaili Studies à Londres, est un spécialiste reconnu de l’ismaélisme médiéval. On lui doit une somme historique dont la version abrégée a été traduite en français par Zarien Rajan-Badouraly, qui est aussi la traductrice du présent ouvrage1. Il est également l’auteur d’une très utile bibliographie de l’ismaélisme publiée en 20042. La Légende des Assassins, dont le texte original a été publié en 1994, se compose d’une étude de Farhad Daftary (« Légendes des Assassins », p. 17-134) et d’une édition annotée du fameux « Mémoire de Silvestre de Sacy sur les Assassins » (p. 135-189) brièvement introduite. Le texte de Daftary est découpé en trois chapitres: les ismaéliens dans l’histoire et dans les textes (p. 25-62), les perceptions européennes médiévales de l’islam et de l’ismaélisme (p. 63-98), et l’origine et la formation des légendes (p. 99-134).

L’objectif de l’auteur est « de remonter aux origines de la plus célèbre des légendes médiévales qui entourent les ismaéliens nizârites et d’étudier les circonstances au cours desquelles ces légendes se sont si largement répandues » (p. 18). Comme il le rappelle, il s’agit ici d’un cas rare mais extrêmement significatif puisque ces légendes et ces mythes ont donné naissance à un terme, assassin, utilisé par une grande partie des langues de l’Europe occidentale pour désigner « celui qui commet un meurtre avec préméditation » (Petit Robert). L’histoire de ces ismaéliens, une branche minoritaire du chiisme, est exemplaire à bien des égards mais elle témoigne avant tout de la force de manipulation des États constitués contre les minorités. Elle indique en outre comment un exotisme débridé peut donner naissance aux fantaisies les plus délirantes. Car si Daftary démontre que le mythe des Assassins a bien été colporté par les historiens des croisades en Europe, avant d’atteindre sa forme paroxystique avec Marco Polo, il insiste avec raison sur les circonstance spécifiques qui ont incité les Assassins à mettre en œuvre une politique d’assassinats politiques, dont ils sont par ailleurs loin d’être les inventeurs.

Dans la première partie, Daftary revient sur les premiers siècles de l’islam. Ce rappel est utile car il indique que la question de l’autorité religieuse en islam fut très longue à être réglée après la mort de Muhammad, et surtout qu’aucun règlement ne fit l’unanimité. Les chiites élaborèrent leur propre conception d’après laquelle « l’humanité a un besoin permanent d’être guidée par un dirigeant ou imam inspiré par Dieu, pur et infaillible qui, à la suite du Prophète Muhammad, professerait un enseignement faisant autorité et guiderait les hommes dans les domaines spirituels et religieux » (p. 30). Après la mort du sixième imâm Ja`far al-Sâdiq en 765, des fidèles choisirent son fils Ismâ`îl comme imâm, d’où leur nom d’ismaéliens. Jusqu’en 899, les ismaéliens formaient un mouvement unifié qui proclamait que Muhammad b. Ismâ`îl était le mahdî mais, à cette date, `Abd Allah (ou Udayd Allah) al-Mahdî se proclama imâm. Cette proclamation entraîna une scission avec d’un côté les ismaéliens qui le reconnurent comme imâm et d’un autre côté ceux qui rejetèrent cette prétention. En 910, `Abd Allah al-Mahdî fonda le califat fatimide en Ifriqyya, avant que ses successeurs ne le transfèrent en Égypte en 973.

Si la phase impériale de l’ismaélisme est considérée comme son âge d’or, Daftary rappelle à bon escient que la « légende noire » qui donnera naissance au mythe des Assassins se constitue dès cette époque. Ce n’est pas un hasard si c’est lorsque le califat fatimide du Caire défie le califat abbasside de Baghdad qu’une telle légende est élaborée. Les Fatimides prendront le contrôle de Baghdad pour une brève période en 1058-1059. Dès le milieu du Xe s., Ibn Rizam et Akhu Muhsin décrivent l’ismaélisme comme « une conspiration secrète cherchant à abolir l’islam » (p. 42). Les hérésiographes, dont le célèbre al-Baghdadi (m. 1037), excluent les ismaéliens de la communauté musulmane. Cette première strate fournit une matière où les chroniqueurs des croisades allaient puiser, suivis par les orientalistes. Daftary souligne avec justesse le paradoxe entre cette représentation et l’essor de la production philosophique mais aussi historique qui caractérise l’empire fatimide. Puis en 1094, le califat fatimide est marqué par un schisme provoqué par une querelle de succession successive au décès du calife-imâm al-Mustansir. Un parti minoritaire choisit son fils Nizâr : on les appellera les nizârites. Mais c’est finalement un autre fils, al-Musta`li, qui deviendra calife. C’est sous le règne de ce dernier que les croisés s’empareront de la Jérusalem fatimide en 1099. Les nizârites se réfugieront dans les montagnes de Syrie et de Perse. Le fils et successeur d’al-Musta`li, al-Amir, utilisera pour la première fois le terme « hashishiyya » dans une réfutation des nizârites en 1123 (p. 47). L’empire et le califat fatimides seront détruits par Saladin en 1171.

La deuxième partie concerne les perceptions européennes médiévales de l’islam et de l’ismaélisme. Elle se concentre surtout sur la description des premières représentations de l’islam et des musulmans, ainsi que sur les relations historiques, en opposition avec les représentations, entre croisés et ismaéliens. Tancrède (m. 1112), prince d’Antioche, fut le premier à entrer en relations avec eux. Un peu plus tard, un chef ismaélien alla jusqu’à demander l’asile au roi de Jérusalem Baudoin III (m. 1131). En fait, à bien y regarder, il n’y a à rien là de surprenant. Un rapprochement entre croisés et « hérétiques » musulmans était tout à fait naturel pour résister aux nouvelles forces du Proche-Orient comme les Mamlouks. C’est dans ce contexte que les chroniqueurs des croisades commencèrent à rassembler et coucher par écrit des informations sur les ismaéliens. Cette situation fut mise à rude épreuve en 1192, avec l’assassinat de Conrad de Montferrat, alors qu’il s’apprêtait à se faire couronner roi de Jérusalem. Les motifs en sont obscurs et rien ne prouve vraiment que les ismaéliens en aient été les auteurs. Une nouvelle période de rapprochement commence entre les ismaéliens et les Hospitaliers, puis avec les Templiers, qui conduit le prince d’Antioche à s’en plaindre auprès du pape. C’est avec Saint Louis (m. 1270) que ce rapprochement atteint cependant son apogée. Alors que la situation des croisés était des plus délicates, le roi de France envoya un émissaire pour rencontrer le « Vieux de la Montagne », en l’occurrence le chef des ismaéliens de Syrie. Un épisode intéressant a été rapporté par Joinville (1224-1317), le chroniqueur de Saint-Louis. L’émissaire du roi était un moine arabophone nommé Yves Le Breton. Celui-ci découvrit que les ismaéliens ne vénéraient pas Mahomet mais Ali. Il découvrit également que le livre de chevet du Vieux de la Montagne était un florilège des paroles de Saint-Pierre.

La troisième partie sur l’origine et la formation des légendes est la plus novatrice. Après avoir démontré son origine indubitablement européenne, Daftary établit qu’en terre d’islam, le terme de « hashishiyya » était employé comme une insulte signifiant des « exclus sociaux irréligieux » ou des « agitateurs de basse classe » (p. 103). Les sources islamiques infirment complètement tous les éléments du mythe des Assassins. L’un des thèmes les plus récurrents est « la légende du paradis » : le chef aurait promis aux assassins de leur accorder le paradis sur terre après leur mission. Grâce à sa connaissance de l’ismaélisme, l’auteur identifie aisément les origines cette légende du paradis : la Grande Résurrection qui fut proclamée par l’imâm ismaélien Hasan II alâ dhikrihi’l-salâm en 11643. Un autre élément du mythe décrit le Vieux de la Montagne, le chef des ismaéliens de Perse cette fois, vivant dans une sorte de jardin des délices. Or les auteurs musulmans, souvent hostiles aux ismaéliens, s’accordent pour affirmer que Hasan Sabbâh, le chef suprême des ismaéliens nizârites, mena une vie ascétique et rigoriste. L’explication de Daftary repose sur l’idée de martyre, qui était connue des musulmans de cette époque]. Pour les musulmans de cette époque, nul n’était besoin de recourir à des explications irrationnelles pour expliquer le comportement des sacrifiants ismaéliens. Puis Daftary retrace l’historique de la construction du mythe, pierre par pierre. Il observe que les Européens qui ont fait des séjours de longue durée au Proche Orient n’ont jamais contribué à la formation du mythe. Ce sont les chroniqueurs de passage qui ont glané des rumeurs et des légendes.

Le mythe des Assassins connut un essor considérable lorsque les relations directes entre Européens et ismaéliens furent rompues, après leur départ du Proche-Orient. Ce n’est pas un hasard si c’est à cette époque qu’apparaît la forme la plus élaborée du mythe : la version de Marco Polo (1254-1324). Le voyageur vénitien reprend et développe les principaux éléments qui structurent le mythe, dont le fameux thème du paradis. Pourtant, aucun des historiens qui connurent les ismaéliens d’Alamut n’y fait allusion. Quelqu’un comme Juwayni visita pourtant le site en 1256, peu avant sa destruction par les Mongols. En outre, Marco Polo réalise une sorte de collage entre les informations qu’il a recueillies sur les ismaéliens de Syrie et celles qui concernent les ismaéliens de Perse. Le plus intéressant est cependant que le mythe des Assassins provoqua un tel engouement en Europe qu’on leur consacra des monographies, un fait unique dans cette période de balbutiements de l’orientalisme. Les ismaéliens n’avaient en effet jamais constitué une force par le nombre ou la puissance militaire, hormis l’épisode fatimide définitivement clos au XIIe s. La première de ces monographies est publiée en français en 1603 par Denis Lebay de Batilly (p. 130). Avec la célèbre Bibliothèque orientale de Barthélémy d’Herbelot (1625-1695), les Assassins sont enfin situés au sein de l’islam : ce sont des chiites ismaéliens. Les deux branches de l’ismaélisme, les Fatimides et les nizârites, sont identifiées.

L’institutionnalisation de l’orientalisme ne favorise pas une lecture critique du mythe. Bien qu’utilisant des sources arabes, Antoine Isaac Silvestre de Sacy (1758-1838) adopte la perspective des hérésiographes sunnites : le chiisme, et plus particulièrement le chiisme ismaélien, est pour lui un mouvement nihiliste qui vise à la destruction de l’islam. Daftary ne s’attarde pas sur l’éclatement du mythe, lorsque les orientalistes commencent enfin à traduire des textes ismaéliens… que Silvestre de Sacy avait reçus puis oubliés dans un tiroir… Il ne cite pas le nom de Stanislas Guyard (1846-1884), le précurseur, ni la Bibliographie qarmate que Louis Massignon (1883-1962) publia onze ans avant A Guide to Ismaili Literature de Wladimir Ivanow (1886-1970). Il est plus surprenant de constater qu’il ne mentionne pas non plus Henry Corbin (1903-1978).

Enfin, le plus difficile à comprendre dans ce dossier est non pas comment les premiers orientalistes ont emboîté le pas aux hérésiographes sunnites et aux chroniqueurs des croisades, projetant les fantasmes de complots propres à leur époque, mais comment des spécialistes contemporains ont pu reprendre à leur compte une telle perspective. Dans son livre consacré aux Assassins, Bernard Lewis ne manque pas d’ajouter dans le sous-titre le terme terrorisme4. Sans parler de la presse et des publications grand public qui, à chaque explosion terroriste venue du Moyen Orient, ressasse que la violence est inhérente à l’islam, comme le prouve l’existence des …Assassins5.

Michel Boivin

Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du sud (CEIAS), EHESS/CNRS

___________________________

1 Farhad Daftary, The Ismâ`îlîs : Their history and doctrines, préface de Wilferd Madelung, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; version abrégée A short history of the Ismailis. Traditions of a Muslim community, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1998, tr. fr. Les Ismaéliens. Histoire et traditions d’une communauté musulmane, préface de Mohammed-Ali Amir-Moezzi, Fayard, 2003.
2 Farhad Daftary, Ismaili Literature. A Bibliography of Sources and Studies, London, I.B. Tauris in association with the Institute of Ismaili Studies, 2004
3 Par la Grande Résurrection (qiyâmat al-qiyâmât), l’imâm abolit le règne de la loi islamique (charia) et instaura une communauté unie par le seul impératif de contempler en l’homme parfait la face visible de la divinité, c’est-à-dire de vivre ici-bas la vie divine réservée aux élus du Paradis. Sur la Grande Résurrection, on lira les pages pénétrantes de Henry Corbin dans « Huitième centenaire d’Alamût », Mercure de France, février 1965, p. 285-304 et le livre de Christian Jambet, La grande résurrection d’Alamût. Les formes de la liberté dans le shî`isme ismaélien, Lagrasse, Verdier, 1990.
4 Bernard Lewis, Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’islam médiéval, tr. de l’anglais par Annick Pélissier, présentation de Maxime Rodinson, Paris, Berger Levrault, 1982 (éd. or. 1967).
5 La dernière publication de ce genre est l’ouvrage de W. B. Bartlett, The Assassins : The Story of Medieval Islam’s Secret Sect, Stroud (Gloucestershire), Sutton Publishing, 2001."

Dernière mise à jour : 9 novembre 2009

mardi 10 novembre 2009

Nasir Khuraw et l'âne d'or

__________________________________

L'Âne d'or. Voilà un livre exceptionnel, mêlant admirablement et avec un bonheur rare, récit initiatique, mysticisme, aventure, satire sociale, humour, paillardise et mythologie gréco-romaine. Tout y est pour ainsi dire.
L'ouvrage a été écrit au IIe siècle par Apulée, un écrivain d'origine berbère, né vers 123 à Madaure, en Numidie, et mort vers 170. L'Âne d'or raconte l'histoire de Lucius (du latin Lux, "lumière"), un jeune homme passionné de magie, jouisseur et frivole, qui se rend un beau jour chez une magicienne ayant le pouvoir de transformer les hommes en animaux. Lucius voudrait devenir un oiseau mais au moment de prendre le breuvage magique une erreur de fiole fait que Lucius se retrouve métamorphosé en âne. Le seul moyen pour lui de reprendre sa forme humaine est de manger des roses. Lucius se met aussitôt en quête de la fleur mais à peine a t-il mis le museau dehors qu'il se retrouve chargé comme une bête de somme qu'il est devenu et embarqué dans une série de mésaventures pleine de rebondissements, de dangers et de situations tragico-comiques. Ces péripéties sont l'occasion pour Apulée de nous décrire les moeurs humaines en ce IIe siècle de l'ère chrétienne, de dénoncer la misère et les injustices frappant les plus pauvres et les plus faibles, de condamner l'exploitation des miséreux par des nantis sans scrupules et des parvenus. Le livre, bien qu'ayant été écrit au IIe siècle, est d'une modernité incroyable. On y retrouve tous les maux de la société actuelle et en le lisant on se dit que finalement le monde a toujours été tel qu'il est de nos jours et que l'homme n'a hélas absolument évolué ou changé en rien. Finalement, Lucius, épuisé et démoralisé par les misères et les mauvais traitements que les hommes lui ont infligés et au désespoir de ne pouvoir jamais un jour arriver à mettre la patte sur une rose, se retire en un lieu isolé et s'endort sur une plage déserte. Il se réveille un peu plus tard et implore en une prière poignante, le visage baigné de larmes, la déesse souveraine afin qu'elle le délivre de sa condition d'animal. Il se rendort à nouveau. Au beau milieu de la nuit, Isis sort des eaux, nimbée d'une lumière d'une blancheur éclatante, une couronne de roses sur la tête. Elle annonce à Lucius qu'elle a entendu ses prières et se trouve disposée à les exaucer. Mais en retour, celui-ci devra se réformer moralement et s'attacher à elle pour le restant de ses jours. Le lendemain, elle offre à Lucius par l'intermédiaire d'un de ses prêtres sa couronne de roses et met ainsi un terme à son calvaire. Lucius, ayant enfin retrouvé sa forme humaine, décide de devenir un prêtre consacré au culte d'Isis et à son adoration.
________________________________________

Texte de Nasir Khusraw, extrait de "Anthologie persane", Henri Massé, Payot :

Le corps et l'esprit
"O mon corps, abject et sinistre, nul compagnon dans ce bas-monde plus que toi n'est mauvais pour moi. Et je te croyais mon ami ! je croyais qu'il n'était pour moi d'autre ami sur terre et sur mer. Or tu m'as témoigné ta haine et tu m'as tendu des embûches alors qu'il n'y avait ni trace ni annonce de tes filets. Alors que tu m'avais trouvé insouciant et confiant, tu as fait de moi ton esclave par tes perfides artifices. N'étaient la miséricorde et la grâce du Seigneur, sur moi serait tombée ta ruse, me houspillant de toutes parts. Maintenant qu'il est reconnu que tu es mon pire ennemi, même le sucre offert par toi, je ne pourrai le digérer. Manger et dormir, c'est ton oeuvre. Ô corps dépourvu de raison ! Pour moi, la sagesse vaut mieux que le manger et le dormir. L'homme de sens n'ignore pas qu'un âne dort et mange aussi ; moi donc, homme sensé, j'ai honte de me comporter comme un âne. Je ne resterai pas toujours avec toi, mon corps, dans ce monde, parce que Dieu m'appellera, vers une autre demeure, un jour. Ici-bas, talent et vertus, voilà le vrai travail de l'homme, non le manger et le dormir ; donc à toi ceux-ci ; mais à moi la sagesse et la connaissance. Des créatures innombrables avant moi quittèrent ce monde ; bien que je m'y attarde encore, comptez-moi comme déjà mort. Croyez qu'un jour, comme un oiseau, je m'enfuirai prenant mon vol vers le ciel, sublime coupole, sur les ailes de la prière."
_____________________________
Le texte de Nasir Khusraw peut sembler une charge violente contre le corps. Il est très rare de voir cela dans les textes ismaéliens. On la trouve essentiellement dans les textes de ceux que l'on a qualifié de "chiites extrémistes" (ghulât), à savoir ce groupe mené par Abu-l-Khattab qui gravitait autour de l'Imam Djafar al-Sadiq (mort en 765) et qui fut renié par ce dernier pour leurs propos extêmistes. Après avoir été désavoué par l'Imam et en délicatesse avec les autorités abbassides, Abu-l-Khattab prit refuge avec ses partisans dans le Khorassan. Pour les ghulât, le corps et le monde étaient foncièrement mauvais, aussi la sexualité était durement condamnée par eux. Les islamisants voient chez les ghulât l'influence des théories manichéennes et d'autres sectes gnostiques. Faut-il voir dans le texte de Nasir Khusraw des réminiscences des idées prônées par les ghulât ou tout simplement un style littéraire utilisant l'hyperbole pour accentuer l'opposition corps/âme et la description des séductions charnelles. La deuxième hypothèse serait à privilégier car les écrits de Nasir, d'une manière générale, ne stigmatisent pas le corps, la femme ou la sexualité.

dimanche 1 novembre 2009

Nasir Khusraw : Le Caire a la main verte


Nasir Khusraw arrive au Caire en août 1047 et y restera jusqu'en avril 1050. Sa relation de voyage le "Safar Name" contient une description particulièrement détaillée et vivante du Caire à l'époque fatimide, sous le règne de l'Imam-Calife al-Mustansir bi-llah (mort en 1094). Voici un extrait de cette description où Nasir Khusraw nous fait part d'une particularité unique, à sa connaissance, dans le monde islamique :

"
Entre autres particularités de Misr [1], on doit signaler celle-ci : quiconque veut se créer un jardin peut réaliser son désir en quelque saison que ce soit. Il est possible de se procurer et de planter en tout temps, soit des arbres chargés de fruits, soit des arbres d'agrément. Il y a des gens qui sont les courtiers de ce genre de commerce et qui fournissent immédiatement tout ce qui leur est demandé. Ils ont des arbres plantés dans des bacs, sur les terrasses de leurs maisons qui ressemblent pour la plupart à des jardins. Ces arbres sont, en général, couverts de fruits, oranges sucrées ou amères, grenades, pommes et coings. Ces courtiers ont aussi des rosiers, des basilics et des plantes odoriférantes.

Lorsqu'on le désire, des porte-faix vont prendre ces caisses avec les arbres qu'elles contiennent ; ils les attachent à des perches et les transportent à l'endroit qu'on leur indique et, après avoir vidé les caisses, ils plantent les arbres qui n'éprouvent aucun dommage. Je n'ai vu cet usage pratiqué dans aucun autre pays du monde et je n'en ai entendu parler nulle part ailleurs ; je dois ajouter qu'il est fort agréable."
Nasir Khusraw, Sefer Nameh, traduction Charles Schefer, Paris, 1881
Vous pouvez retrouver l'intégralité du Safar Nameh en cliquant ici
__________________________________
[1] Au Xe siècle, l'ancienne Fustat ainsi que les quartiers attenants d'al-Askar (ville garnison) et al-Qata'i (quartier fondé par Ibn Tûlûn) formaient la ville de Misr. Fustat au Xe siècle était devenue la deuxième ville la plus importante de l'Islam après Bagdad, notamment grâce à l'action constructrice d'Ibn Tulun qui voulait en faire une deuxième Samarra, la ville des califes abbassides. Peu avant la prise de l'Egypte par les Fatimides, le quartier d'al-Qata'i avec tous ses palais sera rasé par l'armée abbasside envoyée par Bagdad pour mettre fin à l'action sécessionniste des Tûlûnides. Il ne subsistera que la magnifique mosquée Ibn Tûlûn, l'une des plus anciennes et des plus belles du Caire. Pour faire court, disons que Misr, c'est la vieille ville, le vieux Caire, par opposition à al-Qahira (Le Caire) fondée par les Fatimides après leur conquête de l'Egypte en 969. Signalons également que pour les égyptiens, Misr désigne tout à la fois Le Caire et l'Egypte. Le terme "al-Qahira" est très rarement utilisé pour désigner la capitale. Pour tout ce qui concerne l'histoire et l'évolution géographique de la ville du Caire au cours des siècles, on se reportera à l'excellent ouvrage publié sous la direction d'André Raymond : "Le Caire", aux éditions Citadelle et Mazenod.