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jeudi 22 octobre 2009

Nasir Khusraw : biographie (1ère partie) : Le rêve et l'éveil

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L'importance de l'éloge du vin a donné naissance dans le monde arabo-persan a toute une littérature bachique que l'on appelle "Khamriyyat" (de "khamr" : vin). Les chantres les plus célèbres en ont été Abu Nuwas et Omar Khayyam. Chez ce dernier, la signification attribuée au vin est l'objet de controverses. Certains soutiennent qu'Omar Khayyam en chantant le vin voulait symboliser le ravissement spirituel de l'âme en Dieu. D'autres n'y voient que l'expression du caractère pessimiste, libertin et volontiers provocateur du poète. Quoi qu'il en soit, le vin a été chanté par les soufis, surtout à partir du XIIe siècle, et l'ivresse était devenue un symbole récurrent pour eux de l'extase mystique.
Nasir Khusraw n'a pas donné dans la littérature bachique. Au début de son livre, le Safar Name (Le livre des voyages), il se plaît à nous dresser de lui l'image d'un homme menant une vie dissolue et amateur de boissons enivrantes. Bien que cet auto-portrait soit sans doute exagéré, il est néanmoins probable que cette description contienne une part de réalité. En tout cas, ce qui est certain, c'est que Nasir Khusraw qui était passé maître dans l'art de l'exégèse spirituelle ne pouvait manquer de pratiquer l'exercice sur les éléments de sa propre vie et de recourir à l'image de l'ivresse pour signifier l'état d'inscience ou d'abrutissement dans lequel se trouve l'âme lorsqu'elle reste à la surface de la lettre du Texte révélé sans en appréhender l'esprit et se conforme aux obligations religieuses d'une manière machinale et routinière.

Illustration tirée des "Séances d'Hariri", Bagdad, 1237, BNF. La scène représente des personnages dans une taverne.
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Louis Massignon écrivait dans "Parole donnée" que la vie d'un homme, sa destinée, c'est l'extériorisation d'une façon progressive d'un vœu formulé par celui-ci au dedans de lui-même. En cela, la vie de Nasir Khusraw est significative du vœu que celui-ci a pu formuler en son for intérieur. Elle apparaît, à certains égards, comme la répétition de la vie de Salman Pâk, cet orphelin d'origine iranienne qui quitta son pays natal en quête de la vérité, arriva en Arabie, et fut adopté par la Famille du Prophète [1].
Dans les rares informations auto-biographiques que Nasir nous donne de lui dans ses œuvres, c'est principalement sous une forme allégorique qu'il nous les présente, comme autant d'étapes représentatives d'un état ou d'une évolution spirituelle. Ainsi, Nasir se plaît à nous brosser de lui le portrait d'un homme jouisseur, amateur des plaisirs de la vie, porté sur la boisson, mais en même temps désabusé, malheureux de son sort et se posant toutes sortes de questions existentielles.Une nuit, il fait un rêve dans lequel il voit un personnage lui reprochant sa conduite et lui conseillant de rechercher un sens à sa vie. Nasir lui demande de quel côté il doit se diriger pour trouver la vérité. Le personnage lui indique simplement d'un geste de la main la direction de la qibla [2]. Nasir, abandonnant alors travail, foyer, honneurs et biens, se met en quête de la vérité. Il voyage durant de longues années et après bien des pérégrinations arrive enfin au Caire où en la personne de l'Imam-Calife al-Mustansir bi-llah, il trouve enfin une réponse satisfaisante à toutes ses préoccupations existentielles.
Ecoutons Nasir Khusraw nous conter cet épisode de sa vie :

Extrait du Safar Name, de Nasir Khusraw, traduction de Charles Schefer, Paris, 1881 :

"Au nom du Dieu Clément et Miséricordieux

Voici le récit fait par Abou Mouyn ed Din Nassir, fils de Khosrau, originaire de Qobadian et habitant la ville de Merw, que Dieu lui pardonne ses péchés !

J'occupais la charge de secrétaire ; je faisais partie des fonctionnaires de l'Etat et j'étais, à ce titre, employé à la perception des finances et des revenus du Sultan. Je remplissais les devoirs que m'imposait ma place dans l'administration et j'avais acquis, parmi mes collègues, une certaine notoriété. [...]

Je me rendis à Djouzdjanan où je séjournai pendant un mois environ, me livrant continuellement aux plaisirs du vin. (J'en fais l'aveu, car) le prophète de Dieu a dit : "Dites la vérité, quand bien même elle vous serait préjudiciable."

Une nuit, je vis en songe un personnage qui m'adressa la parole en ces termes : "Jusques à quand boiras-tu ce vin qui prive l'homme de la raison ? Il vaudrait mieux que tu fisses un retour sur toi-même." "Les sages, lui répondis-je, n'ont rien pu trouver de meilleur que le vin pour dissiper les soucis de ce monde." La perte de la raison et de la possession de soi-même, répliqua-t-il, ne donne pas le calme à l'esprit ; le sage ne peut donc recommander à personne de se laisser guider par la démence. Il faut, au contraire, rechercher ce qui augmente l'esprit et l'intelligence." "Comment, repris-je, pourrai-je me le procurer ?" "Qui cherche trouve", me répondit-il, et, sans ajouter un mot, il m'indiqua d'un geste la direction de la qibla.

Lorsque je me réveillai, ce songe, présent à ma mémoire dans tous ses détails, fit sur moi la plus profonde impression.

"Je viens, me dis-je, de me réveiller du sommeil d'hier ; il faut que je secoue aussi celui dans lequel je suis plongé depuis quarante ans." Je résolus donc de réformer ma conduite et de changer ma manière de vivre. Le jeudi 6 du mois de Djoumazy oul akhir de l'an 437 (20 décembre 1045), je me rendis à la grande mosquée, après m'être purifié par une ablution générale. J'y fis mes prières et j'implorai l'assistance de Dieu, afin qu'il me donnât la force de m'acquitter des obligations imposées par ses lois et de renoncer, comme il l'a lui-même ordonné, aux choses illicites et défendues
."

Nasir Khusraw naquît en 1003 à Qubâdiyan, près de Marw. Nous ignorons tout de l'enfance et de la jeunesse de Nasir. D'après la qualité de ses oeuvres philosophiques et ses talents de prosateur, des chercheurs, tel Wladimir Ivanow, penchent pour une bonne formation théologique et profane de l'auteur. Nous ignorons également dans quelle branche religieuse de l'Islam Nasir vit le jour. Si les chercheurs sont unanimes pour dire qu'il n'était pas ismaélien, en revanche, ils sont partagés sur sa confession d'origine. Pour Charles Schefer, il était sunnite, pour Ivanow, rejoint en cela par Henry Corbin, il était chiite duodémain. De plus, ces chercheurs sont également partagés sur la date de conversion de Nasir à l'Ismaélisme. Charles Schefer pense qu'il était encore sunnite lors de son voyage et c'est seulement une fois arrivé au Caire qu'il se convertit à l'Ismaélisme. Ivanow, là aussi suivi par Henry Corbin, pense qu'il était déjà ismaélien avant son départ pour l'Egypte et même que ce départ résulte d'un ordre qui serait venu du Caire lui demandant de se rendre dans la capitale fatimide. Rappelons brièvement que dans les années 1045, date à laquelle Nasir situe son rêve, l'Ismaélisme est au pouvoir en Egypte depuis l'an 969 avec le Califat fatimide. A l'est du monde islamique, dans la région du Khorassan, un nouveau pouvoir se constitue et se renforce très rapidement, celui des Seldjoukides. Il va abattre la dynastie des Ghaznévides, puis en 1055, conquérir Bagdad et mettre fin à la dynastie des Bouyides chiites qui tenait le Califat abbasside sous sa coupe. Les Seldjoukides vont à leur tour mettre le Calife sous tutelle. Ils vont se poser en défenseur du sunnisme et imposer au Calife de légitimer leur pouvoir en leur conférant le titre de Sultan.
Dans la manière dont Nasir nous décrit le récit de sa conversion (le rêve puis la décision de partir en quête de la vérité), il faudrait essentiellement y voir donc, selon Wladimir Ivanow et Henry Corbin, une parabole de l'éveil et de la recherche spirituels. L'ivresse est une allégorie communément utilisée pour désigner l'état d'inconscience dans lequel se trouve l'âme lorsqu'elle ignore les vérités essentielles de la foi. D'ailleurs, un autre poète ismaélien du XIIIe siècle, Nizari Quhestani, utilisera également l'image de l'ivresse pour nous décrire l'état de mort spirituelle dans lequel il se trouvait avait de connaître l'Imam. Il entreprendra également un voyage pour aller à la rencontre de l'Imam et nous décrira ce voyage comme une quête spirituelle. Il est vrai que dans l'Ismaélisme, l'Essence de l'Imam est un objet de quête pour le fidèle et il n'est pas surprenant que le motif du voyage serve de symbole à cette recherche spirituelle. On ne peut s'empêcher ici d'évoquer "Le langage des oiseaux" de Attar qui décrit le voyage mystique des oiseaux à la rencontre de leur Seigneur, le mystérieux et magnifique Simorg.

Le processus d'adhésion à la foi ismaélienne a dû être pour Nasir un cheminement bien plus complexe qu'il ne veut bien nous le présenter. On peut penser au cas de Hasan Sabbah qui dans son autobiographie nous décrit les tourments intérieurs qu'il vécut avant de franchir le pas et d'embrasser la nouvelle foi. Dans un poème à caractère d'autobiographie spirituelle, une sorte d'ode-confession, Nasir nous conte les difficultés qu'il rencontra au cours de sa quête spirituelle ainsi que les conflits intérieurs qu'il vécut avant de trouver finalement un "remède", comme il le dit, dans la Da'wa (communauté) ismaélienne. Le poème se termine par un éloge à l'Imam, avec des paroles de gratitude et de reconnaissance à celui-ci, ainsi que par le voeu qu'il fait de consacrer désormais pour le restant de ses jours, sa vie et sa plume, au service de l'Imam :

"Où que je sois amené à vivre,

Désormais, jusqu'au dernier souffle de ma vie,

J'utiliserai le qalam, l'encre et le papier,

Uniquement pour t'exprimer ma gratitude,

A toi et à toi seul."
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[1] Une parole (hadith) attribué au Prophète lui fait dire : "Salman min Ahl al-Bayt" soit "Salman fait partie des Gens de la Maison"
[2] La qibla est la direction vers laquelle les musulmans doivent se tourner pour prier, à savoir La Mecque.

dimanche 11 octobre 2009

Imam et Insan Kamil

Suite et fin de l'article "Chiisme", (4e partie), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont :

"Ainsi le chiisme historique, celui de l'Islam, se présente-t-il comme le dernier chaînon d'une longue suite de doctrines initiatiques qui ont existé au sein des religions, puisque les "chiites musulmans" sont cette élite minoritaire initiée par Ali et les autres imâms aux mystères du Coran. En effet, selon cette conception, le Coran, comme tout autre livre saint, est une écriture codée qui a besoin d'être déchifrée ; ou encore un Livre qui ne présente les secrets divins que sous une forme condensée ; ce sont les enseignements des différents imâms qui apportent les clés de déchiffrement du Livre ou bien l'explication détaillée du discours concentré de celui-ci. Sans l'enseignement initiatique de l'Imam, le Livre reste inintelligible. Sans l'esprit, la lettre ne peut que demeurer morte ; c 'est pourquoi dans le chiisme le Coran est appelé "le guide silencieux" (imâm sâmit), alors qu'en même temps l'imâm est qualifié de "Coran parlant" (qur'an nâtiq). Sans le ta'wil de l'imâm, l'herméneutique spirituelle menant à l'origine du Texte, le tanzîl, la Révélation reste incompréhensible. Et quel est en définitive le secret ultime, le mystère des mystères du Coran, comme de tout autre Livre divin ? Pour le chiisme c'est la réalité spirituelle de l'imâm terrestre, théophanie terrestre de l'Imâm céleste, lui-même théophanie du Dieu révélé. Autrement dit le secret du Guide, en même temps face de Dieu et face de l'Homme, constitue la substance des révélations divines. Ainsi, soutenu par une théologie de "théophanies en cascades", l'imâm historique est présenté comme le gardien et le transmetteur d'un enseignement initiatique dont l'Imâm cosmique est le contenu ultime. Le Coran, explicité par l'enseignement des imâms, c'est-à-dire ce que les chiites reconnaissent comme leur corpus de hadiths, dirige vers le dévoilement de ces secrets divins."
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La notion d'un homme qui serait la théophanie des Attributs divins n'est pas spécifique au chiisme. Cette notion, nous la retrouvons également dans le soufisme, surtout à partir du XIIe siècle, avec le concept de l'Homme Parfait (Insan Kamil) sous la plume de mystiques tels que Rûmî, Aziz al-Din Nasafi, ou Ibn Arabi, surnommé le Shaykh al-Akbar, le Grand Maître. Ce dernier a consacré une part importante de son oeuvre à la méditation et à l'exposé du concept de l'Homme Parfait.

Ibn Arabi fait comme les chiites la distinction dans la Divinité entre d'un côté l'Essence de Dieu (dhât) à jamais inconnaissable et transcendante, et de l'autre côté, la manifestation de cette Essence en Noms et Attributs qu'il appelle la forme de Dieu (Surat al-Haqq). L'Essence de Dieu, poussée par le désir d'être connue, s'est manifestée en Noms et Attributs [1]. Comme pour les penseurs ismaéliens, Ibn Arabi fait dériver le mot Allah de la racine ', l et h qui signifie tristesse, nostalgie [2]. C'est la tristesse de l'Essence de Dieu recluse dans Sa Transcendance et aspirant à être connue.

De la forme de Dieu procède ensuite toute la création. Chaque élément de la création possède en lui une parcelle de cette forme de Dieu et est par conséquent la théophanie d'un nom divin issu d'entre les Noms et Attributs divins. La forme de Dieu, poussée à son tour par le désir d'être connue par sa création, s'est manifestée en celle-ci sous la forme d'un homme afin de rendre son Etre accessible aux croyants et aux amoureux de Dieu. Cet homme (insan), recevant en lui la forme de Dieu dans toute sa plénitude et sa perfection, peut être qualifié alors de parfait (kamil). Cet Insan Kamil se présente donc à nous comme la théophanie (tajalli ilahi) des Noms et Attributs de Dieu et, en tant que tel, il récapitule en lui la somme de toutes les théophanies existantes et possibles dans la création. Il est celui dont il est dit dans le Coran au verset 36, 12 : "Nous avons dénombré toutes choses dans un Imam manifesté (Wa kullu shayn ahsaynahu fi Imam mubin)".

L'Homme Parfait, de par son nature divine (lahut) parfaite, est la Face de Dieu devant les hommes, et de par sa nature humaine (nasut), est la face de l'homme devant Dieu. Il est le Calife (Représentant, Lieutenant) de Dieu sur terre et en même temps l'Intercesseur et l'Avocat des hommes devant Dieu. Il est la Porte du Salut (Dar al-Salam) pour tous les hommes et le Vecteur de la Miséricorde (Rahma) de Dieu envers ses créatures en quête de secours moral, de direction spirituelle, de Lumière. Il est le Khidr dont parle le Coran (18, 65-82), ce jouvenceau éternel qui apparaît par intermittence tel un éclair pour parfaire l'initiation mystique de son disciple, que celui-ci soit Prophète (Moïse) ou simple anonyme. Le croyant qui se fait le disciple de Khidr a l'assurance de saisir en lui le Câble de Dieu (habl Allah, Coran 3, 103), l'Anse la plus solide (al-Urwa al-wuthqa, Coran 2, 256) dont parle le Coran et de cheminer vers Dieu, comme les hébreux dans le désert, précédé par une lumière éclatante (Nur-um mubin, Coran 4, 174) qui lui montre la Voie vers la Terre Promise, sa patrie spirituelle.
A travers ce raccorci sommaire du concept de l'Homme Parfait chez Ibn Arabi, on voit à quel point ses développements sur ce thème se rapprochent du chiisme et notamment de l'Ismaélisme. Aussi, n'est-il pas étonnant qu'Ibn Arabi ait été accusé d'être un crypto-chiite et qu'il ait eu des démêlés avec les docteurs de la Loi (Fuqaha). Quoi qu'il en soit, comme l'affirme Henry Corbin, on ne peut plus négliger les influences chiites sur le Shaykh al-Akbar. [3]

Rûmî a également considérablement médité sur le concept de l'Homme Parfait qu'il considère comme le Guide spirituel parfait et l'aboutissement de la recherche spirituelle de tous les soufis en quête de Dieu :

C'est de l'Homme Parfait, Son Représentant sur la terre, que Dieu, bien qu'absolument suffisant à Lui-même, Se sert comme d'intermédiaire pour Se faire connaître et Se manifester : il est donc la raison d'être du Cosmos parce qu'il est le chaînon qui relie le Divin et les choses créées. De là découle son rôle de médiateur. Il purifie comme une Mer de pureté, ce qui était souillé (Le Livre du Dedans, chap. 8) ; il restaure dans l'union ceux qui se sont coupés de l'Esprit (Mathnawi, VI, 157) ; il est la Porte ; c'est par lui que passe la voie pour aller à Dieu :

Tu es la Porte de la cité de la Connaissance, puisque tu es les rayons de Soleil de la clémence.Sois ouverte, ô Porte ! pour celui qui cherche la porte...Sois ouverte jusqu'à l'éternité, ô Porte de la Miséricorde...(Mathnawi, I, 3763).

Ailleurs, dans le Mathnawi, Rûmi fait dire à l'Homme Parfait :

C'est pour moi, dit le Saint, que le Roi a libéré des centaines de milliers de captifs (du monde)...Attachez-vous à moi, afin de connaître la béatitude et de devenir des faucons royaux, bien que vous ne soyez que des hiboux. (Mathnawi, II, 1162) [4]

Représentation anthropomorphique avec la calligraphie des noms d'Allah et des Ahl-al-Bayt (les Gens de la Maison (du Prophète)) à savoir : Muhammad, Ali, Hasan, Husayn, et Fatima
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[1] Rappelons nous le hadith qudsi : "J'étais un trésor caché, j'ai aimé à être connu et j'ai créé le monde afin d'être connu par lui".
[2] L'immense majorité des mots arabes ont une racine trilitère. Ainsi, le mot kitab (livre) et tous ses dérivés : kâtib (écrivain), maktub (écrit), kataba (écrire) ont pour racine les lettres k, t, b.
[4] Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmî et le soufisme, Seuil, p. 122

samedi 10 octobre 2009

Prophétologie et Imamologie

Moïse et Aaron font apparaître un dragon pour lutter contre les magiciens de Pharaon, miniature du XVI siècle, Nichapour, BNF
Dans le Coran (28, 34), nous voyons Moïse demander à Dieu de lui donner son frère Aaron pour l'assister dans sa mission : "Il dit : Mon frère Aaron parle mieux que moi ; envoie-le avec moi pour m'aider et me fortifier ; j'ai peur qu'ils ne me traitent de menteur". Dieu dit : "Nous allons te faire aider par ton frère ; nous vous donnerons de l'autorité ; ils ne vous atteindront pas ; vous serez, grâce à nos Signes, vainqueurs tous les deux ainsi que ceux qui vous suivront". Plusieurs hadiths établissent un parallèle entre le rôle joué par Aaron auprès de Moïse et celui de Ali auprès de Muhammad. Ainsi, un jour, Ali, déçu de ne pouvoir participer à une expédition militaire aux côtés du Prophète, reçut de la part de celui-ci comme parole consolatrice : "Ô Ali ! Ne te suffit-il pas d'être à mon égard comme Aaron à l'égard de Moïse ?"

Suite de l'article "Chiisme", (3e partie), Dictionnaire de l'Islam, Robert Laffont :

"Dans le chiisme, chaque grand prophète est accompagné dans sa mission d'un ou de plusieurs imams. Pourquoi ? D'Adam, premier homme et premier prophète, à Mahomet, "Sceau de la prophétie législatrice", tous les prophètes législateurs, c'est-à-dire "fondateurs" de religion, ont fait parvenir aux hommes la Parole de Dieu, sous forme d'un Livre saint. Or cette Parole ou ce Livre possèdent eux aussi un aspect apparent, exotérique, une "
lettre" dirait saint Paul, et un aspect secret, ésotérique - un "esprit" toujours selon le sage de Tarse. Le prophète - envoyé connaît bien entendu les deux niveaux, cependant sa mission consiste à présenter la lettre de la révélation, son niveau exotérique, en somme "ce qui est descendu" (tanzil) à une majorité de gens, à la masse des fidèles de sa communauté. En même temps, le ou les imâms qui l'accompagnent ont pour mission de faire connaître l'esprit de la révélation, son niveau ésotérique révélant le secret de son origine (ta'wil), non pas à tous mais à une minorité d'initiés, à l'élite de la communauté appelée les "chiites" [1] . Ainsi, chaque religion, outre son prophète, a eu son ou ses imâms et ses chiites [partisans, fidèles], c'est-à-dire cette minorité d'initiés aux secrets de cette religion par leur(s) imâm(s). Selon les listes les plus recurrentes, Seth fut l'imâm d'Adam ; Sem fut l'imâm de Noé ; Aaron ou Josué celui de Moïse ; Simon Pierre ou l'ensemble des apôtres ceux de Jésus ; Ali et ses descendants ceux de Mahomet." [2]
La suite dans le prochain post
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[1] Rappelons que le mot "chiisme" vient de l'arabe "shi'a" qui signifie "parti" et "chiite" signifie "partisan".

[2] Ce que l'on peut relever, c'est que l'Imamat, contrairement à la Prophétie (Nubuwwat) qui est ponctuelle et limitée dans la durée, est une institution permanente et éternelle. Elle a existé depuis l'aube des temps avec Sem, Imam à l'époque du prophète Adam, jusqu'à Ali, Imam à l'époque du prophète Muhammad, et se perpétue depuis avec la transmission de l'Imamat par voie héréditaire dans la descendance du Prophète par Ali et Fatima.

mercredi 7 octobre 2009

Imam caché et imam manifesté

Mosquée Nasir al-Mulk, construite en 1888, à Chiraz, sous la dynastie qadjare. Les vitraux donnent à la salle de prière une teinte rosée. La rose est la fleur emblêmatique de la ville de Chiraz, patrie aussi des poètes Hafez et Saadi


Suite de l'article "Chiisme", (2e partie), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont :

"Or, les noms et les attributs [Sifât] agissent dans l'univers à travers des véhicules, des "organes" de Dieu, son oeil, sa langue, ses mains, etc, qui sont autant de manifestation de Dieu, autant de théophanies. La
théophanie par excellence, le plus noble lieu de révélation des noms divins, c'est-à-dire de ce qui peut être connu en Dieu, c'est un être métaphysique que les sources chiites, selon les époques et selon les auteurs, ont notamment appelé l'Imam céleste, l'Imam de lumière, l'Homme cosmique ou Ali (le nom du premier et le plus important des imams historiques) céleste [1]. Il s'agit de l'Imam (avec un I majuscule) dans son acception ontologique universelle. La connaissance de sa réalité équivaut ainsi à celle de ce qui peut être connu en Dieu, puisque le véritable Dieu révélé, celui qui manifeste ce qui est "manifestable" en Dieu - d'où l'usage des termes "noms" et "attributs" - , c'est bien l'Imam cosmique. A son tour, ce dernier possède aussi une dimension cachée et un niveau manifeste. Son aspect ésotérique, sa face non révélée, c'est justement son aspect métaphysique, cosmique, "dans le ciel", selon la plus ancienne expression. Son exotérique, son niveau apparent, son lieu de manifestation, ce sont les amis [Awliya] de Dieu, les imams ou guides historiques (avec un i minuscule) des différents cycles de l'Histoire sainte [2]. Ici nous abordons déjà un autre chapitre, la prophétologie."
La suite de l'article dans le prochain post.
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[1] Il s'agit de l'Imam dans son Essence même, en tant qu'entité sprirituelle, éternelle et immuable.
[2] La lumière de l'Imamat qui est l'Imam dans son Essence même, éternelle et immuable, se transmet de père en fils à travers les différents imams historiques. La lumière de l'Imamat porte le nom d'Ali. Ainsi, lorsqu'un chiite invoque le nom d'Ali, il ne se réfère pas seulement à ce personnage historique qui fut le gendre et le cousin du Prophète et le 4e Calife de l'Islam, mais à cette lumière spirituelle qui est en chacun des imams historiques. On pourrait représenter cela par la lumière du soleil filtrée par des carreaux de couleurs différentes. La lumière du soleil est essentiellement une et identique, mais son apparence change en fonction de la couleur des verres. Il en est de même de la lumière de l'Imamat et des imams.
Salle de prière de la mosquée Nasir al-Mulk

dimanche 4 octobre 2009

Dieu caché et Dieu révélé

Dictionnaire du Coran. Sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi, Robert Laffont

Extrait de l'article "Chiisme", (1ère partie), par M. A. Amir-Moezzi :

"Fonction et nature du Coran.

Pour saisir la fonction du Coran, comme de toute autre Ecriture sainte, il faut l'envisager dans le cadre d'une des caractéristiques les plus importantes et sans doute la plus essentielle du chiisme, celle qui consiste en une "vision duelle" du monde. Selon celle-ci, toute réalité, de la plus transcendantale à la plus anodine, possède au moins deux niveaux : un niveau manifeste, obvie, apparent (en arabe zâhir), et un niveau secret, non manifeste (bâtin), caché sous le niveau apparent et pouvant comporter d'autres niveaux encore plus secrets (bâtin al-bâtin). La dialectique du manifeste et du caché, de l'exotérique et de l'ésotérique constitue un crédo fondamental et est en oeuvre dans différentes disciplines religieuses.

Et d'abord en théologie.

Dieu lui-même comprend deux niveaux d'être, et en premier lieu celui de l'essence [dhât], à jamais inconcevable, inimaginable, au-delà de toute pensée et tout savoir [1]. Ce niveau caché, l'ésotérique de Dieu, est celui de l'inconnaissable absolu. Mais si les choses en restaient là, aucune relation ne serait possible entre le Créateur et les créatures. Alors Dieu, dans sa bonté, fit éclore en son propre être un autre niveau : celui des noms et attributs [sifât] à travers lesquels il se révèle et se fait connaître [2]. Ce niveau révélé, l'exotérique de Dieu, n'est plus Dieu l'inconnaissable, mais Dieu l'inconnu qui aspire à être connu [3]. Cette connaissance est même le but ultime de la création."
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[1] Cette transcendance de Dieu est affirmée dans de nombreux versets du Coran, notamment dans la fameuse sourate 112, Al-Ikhlas : "Dis : "Lui, Dieu est Un ! Dieu !..L'Impénétrable ! Il n'engendre pas ; il n'est pas engendré ; nul n'est égale à Lui !" (trad. D. Masson, Folio)
[2] Ce sont les Sifât (attributs divins) que la Tradition islamique classe en une liste de 99 noms et qui constituent les plus beaux noms (al-asmâ' al-husna) de Dieu. Exemples : le Miséricordieux (al-Rahim), le Puissant (al-Qadir), le Guide (al-Hâdî), le Bien-Aimé (al-Wadûd), le Sustantateur (al-Razzâq)...La liste de ces 99 Noms n'est pas établie d'une manière unanime et varie sensiblement parfois d'un auteur à un autre.
[3] Rappelons ici le fameux hadith qudsi (un "hadith qudsi" est une "parole sainte" où Dieu Lui-même s'exprime à la première personne) : "J'étais un Trésor caché et J'ai aimé [ou voulu] à être connu. Alors, j'ai créé le monde afin d'être connu par lui."