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jeudi 25 juin 2009

Les ismaéliens nizaris et le nationalisme iranien

Archer turc, peinture ottomane du XIVe siècle

La société iranienne était essentiellement composée de Turcs, de Persans et d’Arabes. Les émirs et une grande partie de l’armée étaient Turcs, le personnel de l’administration était Persans ou Arabes. Tout en bas de l'échelle, on trouvait les Mamelouks (« esclaves »), ces esclaves d'origines diverses (en Asie mineure, ils seront essentiellement d’origine slave, d’ailleurs le mot « esclaves » vient de « slaves ») qui occupaient des postes dans l’armée ou dans l’administration. Ils avaient la possibilité de gravir les échelons et de devenir propriétaires. En Egypte, ces Mamelouks vont acquérir une telle prédominance et pouvoir dans la société qu’ils formeront une dynastie à part entière et régneront sur le pays du XIIIe siècle au XVIème siècle.

L'un des aspects les plus remarquables de la culture iranienne est la capacité que celle-ci a eue d'absorber les envahisseurs étrangers tout au long de son histoire et de les "iraniser". Ainsi, les turcs seldjoukides en arrivant en Iran réalisèrent qu'ils entraient dans un pays au passé historique riche et ancien et de surcroît particulièrement bien organisé. Aussi, gardèrent-ils les structures administratives en place et laissèrent le soin de les gérer aux iraniens eux-mêmes. Au contact de leurs sujets iraniens, les seldjoukides adopteront la culture iranienne comme le feront d'ailleurs les mongols qui les suivront. Il faut rappeler que les Safavides qui s'installeront au pouvoir en Iran en 1501 et imposeront le chiisme dans le pays étaient des turcs. L'Iran connaîtra sous les Safavides une épanouissement culturel sans précédent dans le domaine des arts et des lettres.

Les Turcs, en revanche, étaient considérés par leurs sujets Persans et Arabes comme des rustres, des individus grossiers et barbares, sortis tout droit de leurs steppes, plus doués pour les arts militaires que pour les lettres et les sciences. Firdousi dans son œuvre épique le Livre des Rois présente les Iraniens et les Turcs comme deux groupes antagonistes, « deux éléments distincts comme le feu et l’eau, qui portent l’un envers l’autre une haine enracinée au plus profond de leur cœur » (page 4, camb hist of iran, vol 5). Pour André Miquel, « c’est dans la lutte entre Iran et Touran (le monde nomade de l’Asie centrale) que le Livre des Rois trouve un de ses thèmes majeurs. » (p. 177). Et paradoxalement, c’est à son protecteur Mahmud de Ghazni, un turc, que Firdousi offrira son livre. Hasan Sabbah quant à lui n’était pas loin de considérer les Turcs comme des êtres plus proches des djinns que des hommes. Les iraniens acceptaient mal cette domination de leur pays par des étrangers sans culture. Et certains historiens estiment qu’une bonne partie du succès du prosélytisme ismaélien repose sur le nationalisme des Iraniens qui rejoignirent les rangs de Hasan Sabbah afin de combattre plus efficacement les Turcs. Les Nizaris constituèrent durant la domination seldjoukide le seul groupe iranien porteur d’une véritable dynamique et d'une réelle force de frappe contre la suprématie turque. Aussi, de nombreux historiens parlent de révolte pour évoquer l'offensive ismaélienne qui eut lieu en 1091 dans le Quhestan. Cette dynamique de résistance à l’envahisseur allait ainsi de pair avec une démarche nationaliste et identitaire de la part des ismaéliens. Le choix de l'utilisation de la langue persane par les ismaéliens est particulièrement révélateur de cette démarche nationaliste. Certes les Samanides et les Ghaznévides avaient déjà précédé de quelques décennies les Ismailiens dans la promotion de la langue persane, probablement parce que les souverains de cette dynastie maîtrisaient mal l’arabe et voulaient également s’appuyer sur le nationalisme de leurs sujets iraniens face au monde arabe, mais néanmoins ils gardèrent toujours l'arabe comme langue de religion et du droit islamique. La littérature ismaélienne rédigée à l'époque d'Alamut est exclusivement en Persan. Déjà, le grand philosophe ismaélien Naser-e Khusraw avait rédigé toute son œuvre philosophique et poétique en persan. Et fait sans précédent dans l'histoire islamique, la communauté ismaélienne sera la première à utiliser le persan également dans la rédaction d'ouvrages religieux et dans les prônes religieux.

Ainsi, à une simple opposition sunnite / shi’ite habituellement évoquée par les historiens pour expliquer la nature des conflits entre les Ismaéliens et leurs opposants, il convient également d’ajouter une autre opposition, celle éthnique entre Turcs et Persans, toute aussi importante et pertinente, pour appréhender la nature du conflit et de la résistance ismaélienne.

Une ère nouvelle

Lorsque Hasan Sabbah naît vers 1055, le monde musulman vit un changement politique majeur de son histoire. En 1055, la dynastie shi’ite des Bouyides qui régnait à Bagdad depuis 950 et tenait le Calife abbasside sous sa tutelle est renversée par une faction de la dynastie turque des Seldjoukides menée par son chef Tughril Beg. Depuis quelques décennies déjà, la puissance des bouyides était en perte de vitesse, ce qui permit au Calife de retrouver une plus grande liberté de manœuvre. Il appela à la rescousse Tughril Beg dont les troupes avançaient victorieusement en Iran et prenaient les villes les unes après les autres. Le Calife fut d'autant plus tenté d'appeler les Seldjoukides que ceux-ci se faisaient les défenseurs les plus virulents de l'islam sunnite. Après l'entrée de Tughril Beg à Bagdad, le Calife conféra au vainqueur le titre de Sultan et de Roi de l’est et de l’ouest. Les Seldjoukides poursuivirent leur progression vers l'est et se rendirent maîtres de la Syrie avec la prise d’Alep en 1070. Un an plus tard, ils s’ouvrirent même les portes de l’Asie Mineure en infligeant une défaite cuisante à Byzance à la bataille de Mantzikert.

Les turcs firent leur entrée sur la scène du Moyen-Orient au IXème siècle, lorsque le Calife al-Mu’tasim les recruta massivement comme mercenaires, puis soldats, dans l’armée abbasside. Au Xe siècle, la dynastie des Samanides installée au Khorassan et en Transoxiane fit de même en intégrant en nombre les turcs dans son armée. Au contact des populations musulmanes, les turcs par influence et opportunisme politique se convertirent à l’Islam. Au fil des décennies, ces turcs acquièrent de plus en plus de pouvoir au sein de l’armée et tentèrent d’accaparer pour leur compte personnel au détriment de leurs souverains des régions entières. Ainsi, les Ghaznévides qui à l'origine étaient un groupe de mercenaires turcs qui s'enrolèrent dans l'armée samanide puis se querellèrent avec leurs maîtres et créérent un état autonome à Ghazna. Ils réussirent finalement à renverser leurs anciens maîtres et menèrent des raids dévastateurs jusqu'en Inde. Sous le règne du plus puissant des Ghaznévides, Mahmud de Ghazni, leur cour devint un centre culturel et intellectuel majeur. Elle compta parmi elle le poète Firdousi, auteur du Livre des Rois, un monument de la littérature épique persane, ainsi que le savant al-Birouni, l’un des plus grands savants de son époque et qui toucha avec bonheur à tous les champs du savoir. Les Ghaznévides furent battus à leur tour en 1040 à la bataille de Dandaqan par un autre groupe turc, celui des Seldjoukides, qui avait également commencé sa carrière militaire dans les rangs de l'armée ghaznévide. Après leur victoire sur les Ghaznévides, les Seldjoukides pénètrent ensuite en Iran en 1050. Ils s’emparent de Hamadan, puis d’Ispahan en 1051 dont ils en font leur capitale. Ils entrent à Bagdad en 1055. Claude Cahen déclare : « Les deux dates de 1040 et 1055 marquent vraiment le début d’une nouvelle période. » (p. 338). C’est précisément entre ces deux dates, ou au plus tard en 1055, que naît Hassan Sabbah.

L'ADMINISTRATION SELDJOUKIDE : UN POUVOIR CENTRALISE

A la mort du Sultan Malik Shah en 1092, le pouvoir seldjoukide est à l'apogée de sa puissance. Leur domination s'étend sur le Turkestan, le Moyen-Orient, le Proche Orient et l'Asie Mineure. Seule Constantinople échappe à leur emprise. A la mort de Malik Shah, l’empire se disloque et sera partagea entre ses fils, neveux et cousins qui se querelleront entre eux pour étendre leur pouvoir et affaibliront du même coup la puissance seldjoukide.

L’empire seldjoukide a pu se constituer parce qu’il disposait d’un pouvoir fort et centralisé. Le Sultan détenait l’autorité et était à la tête de la force armée. Il nommait un Vizir qui devenait le chef de l’administration et dirigeait les finances, la justice et les affaires religieuses. Le Calife, quant à lui, ne disposait que d’une autorité légale dont le rôle principal était de légitimer le pouvoir du Sultan. L’armée du Sultan comprenait sa garde personnelle et les troupes des émirs. Chaque émir était tenu de maintenir et d’entretenir une armée. En échange, l’émir recevait du Sultan l’autorisation de percevoir les impôts sur le district qui lui était confié et cela pour une durée déterminée, c’était le système de l’’iqta’. En général, l’émir était succédé par son fils et celui-ci renouvelait son allégeance au Sultan et continuait à percevoir l’iqta’. Ces méthodes de gouvernement ont été exposées par Nizam al-Mulk, le Vizir du Sultan Malik Shah, dans son livre « Traité de gouvernement » (Siyasat Namé). Nizam al-Mulk sera la personnalité phare du règne de Malik Shah. Il marquera par son travail, ses réformes et la création des médersas le Sultanat de Malik Shah. Après le morcellement de l’empire seldjoukide de Malik Shah, une société de type féodal, basée sur un réseau complexe d’allégeances de suzerain à vassal, organisera les relations de voisinage entre sultanats et émirats. Les différents sultanats vont calquer leur système administratif sur celui mis en place par Nizam al-Mulk avec donc un pouvoir central fort et des princes tirant leurs revenus de l’iqta’. Paradoxalement, cette centralisation du pouvoir qui aura contribué au succès militaire et administratif des Seldjoukides sera également leur talon d’Achille. Ainsi, avec la mort du Sultan qui était la clef de voûte du pouvoir, l'autorité disparaissait d'un coup et l’anarchie prenait le dessus. Les vassaux rejetaient leur allégeance et l'ordre n'était ramené que lorsqu'un souverain réussissait à s'imposer aux autres. Cette particularité du régime seldjoukide est l'une des raisons pour laquelle les ismaéliens cibleront les personnalités les plus puissantes du régime afin de désorganiser le pouvoir, freiner les décisions, suspendre les entreprises militaires.

Al-Azhar la lumineuse


Al-Azhar ("La Lumineuse") fut la principale mosquée du Caire et l'un des plus importants centre d'enseignement du monde islamique à l'époque fatimide (909-1171). La mosquée fut fondée par le Général fatimide Djawhar al-Siqilli en 969 après sa conquête de l'Egypte durant la même année. Elle fut inaugurée par l'Imam-Calife al-Mu'izz en 972. La mosquée se situait non loin du palais califal et elle fut donc la mosquée des Califes durant tout leur règne. C'est en cette mosquée que l'Imam-Calife se rendait pour la prière du vendredi, que les nominations et les décisions importantes concerant les affaires de l'Etat étaient annoncées. Ce fut sous l'Imam-Calife al-Aziz (règne de 975-996) qu'al-Azhar devint un centre d'enseignement. L'Imam acheta un terrain situé à proximité de la mosquée et y fit construire des appartements pour les professeurs. Le centre d'enseignement fut inauguré en grande pompe. L'Imam-Calife distingua les professeurs en leur octroyant des robes d'honneur splendides fabriquées dans les ateliers de tissages (tiraz) les plus prestigieux du royaume. Un cérémonial impressionant se déroula sur le parvis situé entre le palais du Calife et celui des princes avec défilés, spectales et musiques ainsi qu'une distribution généreuse de repas. Cette esplanade existe toujours au Caire. Elle est le principal lieu de théâtre de la fresque romanesque que le grand écrivain égyptien Néguib Mahfouz a consacré au Caire dans son livre "Impasse des deux palais" (Bayn al-Qasrayn"). L'Imam-Calife dota le nouvel établissement d'un système de financement permanent en lui octroyant des terres dont les ressources furent consacrées exclusivement à l'entretien des bâtiments et aux frais de fonctionnement. Al-Azhar devint un centre d'enseignement réputé dans tout le monde islamique et attira des étudiants et des savants venus de de tous horizons. Des conférences appelées "les sessions de sagesse" ("majalis al-hikma") données par des savants tels que le magistrat Nu'man ou d'autres éminents philosophes tel al-Kirmani furent organisées. Ces conférences acquirent une telle popularité que des bousculades mémorables eurent lieu pour y assister. Des sessions particulières étaient également programmées à l'attention des femmes afin qu'elles aussi puissent tirer partie de l'enseignement dispensé à al-Azhar. A la fin de la conférence, un grand plat de mets était partagé entre tous les participants du majlis, chacun recevant une petite portion appelée "najwa". Ce rituel était destiné à symboliser la fraternité intellectuelle entre les participants.

Après la prise du Caire par les Ayyoubides de Saladin, al-Azhar subit de nombreuses exactions de la part des nouveaux maîtres de l'Egypte qui voyaient en elle le symbole de la dynastie déchue. Elle fut mise à l'écart au profit d'autres mosquées et tomba en ruine jusqu'à ce que les Mamelouks au XIIIe siècle la restaurent et lui redonnent ses lettres de noblesse.

De nos jours encore, al-Azhar est toujours l'un des plus prestigieux centres d'enseignement en Islam et joue le rôle d'une autorité morale et religieuse dans tout le monde musulman.

Le schisme de 1094

A la mort de l'Imam-Calife al-Mustansir en 1094, un nouveau schisme se produisit dans la communauté chiite ismaélienne. Al-Mustansir avait explicitement désigné son fils Nizar comme successeur. Mais Badr-al-Jamali, dont la fille était mariée au fils cadet de l'Imam, Musta'li, installa ce dernier au pouvoir au détriment de Nizar, l'héritier légitime. Nizar tenta de reconquérir son trône. Il partit pour Alexandrie où il leva une armée puis marcha sur le Caire. Mais il fut défait par les troupes de Badr al-Jamali, capturé et exécuté. Avec le meurtre de Nizar, c'est à nouveau une période de clandestinité (dawr-as-satr) qui commence pour les Imams descendant de Nizar. Alors que la majorité des ismaéliens d'Egypte, du Yémen et d'une partie de ceux de la Syrie reconnurent l'autorité de Musta'li, les Ismaéliens d'Iran menés par le da'i Hasan Sabbah restèrent fidèles à Nizar et à son fils, al-Hadi. Ce dernier sera secrètement emmené hors d'Egypte et caché dans l'un des villages situés aux alentours d'Alamut, la forteresse conquise par Hasan Sabbah. Les ismaéliens ayant reconnu l'autorité de Nizar seront appelés les Nizaris.

La dynastie fatimide s'éteindra en 1171 avec la prise du Caire par Saladin et la déposition d'al-Adid, le dernier calife fatimide. De 1194 à 1171, le véritable pouvoir aura appartenu aux vizirs, les califes n'étant que de simples marionnettes dont le rôle principal aura été de conférer une légitimité au pouvoir des vizirs. Cette partie de cette période de l'histoire est relatée dans un style vivant par le prince Ousama dans son autobiograhie. Il sera le témoin oculaire privilégié des luttes de pouvoir, particulièrement sanglantes et terribles qui vont déchirer le pouvoir fatimide jusqu'à la chute de la dynastie.

Les Fatimides


La période fatimide constitue l'âge d'or de l'histoire ismaélienne. A l'apogée de sa puissance, le pouvoir fatimide s'étendait sur toute l'Afrique du Nord, le Hedjaz avec les villes saintes de La Mecque et Médine, le Yémen, la Syrie, la Palestine, la Sicile et la Sardaigne. Le califat fatimide connut une propérité économique éclatante avec Le Caire qui devint l'une des plus importantes villes du monde musulman et le carrefour des voies commerciales. Les fatimides développèrent également les routes maritimes reliant le Yémen à l'Inde; Ce commerce maritime permit à l'ismaélisme de s'implanter dans le sous-continent indien. Enfin, au niveau artistique et intellectuel, Le Caire avec les centres d'enseignement d'al-Azhar et du Dar al-Hikma devint l'un des principaux centres intellectuels du monde musulman. D'une manière générale, le Xe siècle constitue l'âge d'or du monde musulman et Louis Massignon fait remarquer que ce Xe siècle fut le siècle ismaélien de l'Islam. A Bagdad aussi, c'est le chiisme qui triomphe avec l'arrivée au pouvoir de la dynastie des Bouyides en 945 et met sous tutelle le Calife abbasside. Les Bouyides vont donner à la culture une impulsion sans précédent en Islam avec notamment le développement de l'adab, cette somme de connaissance que tout "honnête homme" dans le sens de la philosophie des Lumières se devait de connaître.

On distingue deux périodes essentielles dans l'histoire fatimide : la période maghrébine et la période égyptienne.

LA PERIODE MAGHREBINE

La période maghrébine débute avec l'instauration du Califat fatimide en janvier 910 à Raqqada et elle se termine avec l'installation en 973 des Califes fatimides au Caire.

Les débuts de la période maghrébine sont marqués par la consolidation du pouvoir fatimide sur le Maghreb sous le règne des Imams-Calife al-Mahdi, al-Qa'im et al-Mansur.

Al-Mahdi, peu de temps après son accession au pouvoir, doit faire face à une situation quasi insurrectionnelle. D'une part, il est confronté à la trahison de son da'i Abu Abdallah al-Shi'i qui se soulève contre lui à l'instigation de son frère Abu-l-Abbas frustré d'avoir eu à remettre le pouvoir à l'Imam. Les deux frères entraînent dans leur sillage certaines tribus Kutama restées attachées à leur da'i par des liens de fidèlité remontant à plus de vingt ans. Une conspiration en vue de faire assassiner l'Imam est même montée par les révoltés. Mais le complot est déjoué, et le da'i et son frère tombent dans une ambuscade et périssent assassinés par des berbères qu'Abu Abdallah avait lui-même convertis. D'autre part, al-Mahdi est confronté au soulèvement des populations arabes qui acceptant mal d'être gouvernées par une éthnie minoritaire et méprisée, rejettent l'autorité de cette dernière et massacrent ses représentants et ses garnisons dans plusieurs villes du Maghreb telle que Tripoli. Face à cette situation extrêmement critique pour la nouvelle dynastie, al-Mahdi réagit d'une manière énergique. Il nomme son fils Abu-l-Qasim héritier du trône, affirmant ainsi sa détermination à perpétuer la dynastie. Il le nomme également Général de l'armée fatimide et lui confie la tâche de mâter l'insurrection et de rétablir l'ordre. Enfin, il choisit de s'éloigner de Raqqada située trop près des lieux d'agitation, et fonde une nouvelle capitale, Mahdia, sur la pénisule de Jumma dont il fait fortifier le passage la reliant au continent. Mahdia est également ceinturée de fortifications.

Abu-l-Qasim, l'héritier du trône, en dépit de son jeune âge et de son manque d'expérience dans le domaine militaire, se révèle à la hauteur de la tâche confiée. A la tête de son armée composée de tribus Kutama restées fidèles à l'Imamat, il parcourt inlassablement le Maghreb de long en large, livre de multiples batailles et parvient à réprimer les révoltes et à rétablir l'autorité des Fatimides sur le Maghreb. Fort de son succès, il lance deux attaques contre l'Egypte en 915 et en 920, et parvient à s'emparer d'Alexandrie. Mais le Calife abbasside envoie des renforts importants pour soutenir Fustat, la capitale de l'Egypte. Le conflit s'enlise alors dans la durée, et l'armée fatimide, trop éloignée de ses bases et manquant de ressources, doit se replier sur le Maghreb.

A la mort d'al-Mahdi, Abu-l-Qasim accède au trône et prend pour nom de règne al-Qa'im bi Amr Allah. Son Imamat-Califat est marqué par la stabilité politique et la paix. Il lance une troisième campagne contre l'Egypte qui échoue également devant Fustat. Son règne est assombri durant les deux dernières années de sa vie par une importante révolte menée par le kharidjite Abu Yazid, surnommé "l'homme à l'âne". La progression d'Abu Yazid est foudroyante. Il enlève successivement les principales villes situées sur la route de Mahdia, parmi lesquelles Kairouan, et met le siège devant la capitale fatimide en 945. Al-Qa'im organise la résistance de Mahdia et parvient à briser les assauts violents des assiégeants contre les murs de la capitale. Abu Yazid doit finalement se replier. Il s'enfuit dans les montagnes de l'Aurès avec l'armée fatimide à sa poursuite et décime son son arrière-garde. Le Califat fatimide fut à deux doigts d'être emporté par la révolte d'Abu Yazid.

Al-Qa'im meurt en 946, peu après la déroute d'Abu Yazid. C'est son fils Ismaël qui accède à l'Imamat et au Califat. Face à la menace d'Abu Yazid toujours présente, Ismaël garde secrète la mort de son père et part en campagne contre le rebelle kharidjite. La figure d'Ismaël brille d'un éclat sans pareil dans la longue liste des Califes, toutes dynasties confondues. Les chroniqueurs, tant sunnites que chiites, s'accordent pour le présenter comme un homme doté d'un courage exemplaire, n'hésitant pas à payer de sa personne lors des campagnes militaires et chargeant sabre au clair les troupes ennemies à la tête de son armée. Les chroniqueurs relatent avec admiration ses hauts faits de guerre et la ténacité avec laquelle il poursuivit Abu Yazid durant de longs mois dans les montagnes de l'Aurès, partageant la rude vie de ses soldats, mais également prenant occasionnellement le temps pour aller visiter une ruine antique. Il infligea des revers cuisants à "l'homme à l'âne", réussit finalement à le capturer et le ramena prisonnier à Mahdia. Il dévoila alors la mort de son père et accéda au trône en prenant le nom d'al-Mansur bi-Llah (le Victorieux). Il s'attela aussitôt a redresser la situation économique et financière de son Etat très éprouvé par la guerre et les dévastations. Il fonda également une nouvelle capitale, al-Mansuriyya. Passionné par les études et les lettres, il écrivit plusieurs traités philosophiques et composa des poèmes de belle facture. A sa mort, à l'âge précoce de quarante ans, il avait ramené la stabilité et la paix dans son Califat et redressé la situation économique de l'Etat.

C'est son fils Abu Tamim, âgé de vingt et un an, qui devient Imam-Calife sous le nom d'al-Mu'izz li-din Allah. Au début de son règne, c'est essentiellement le Califat ummayade de Cordoue qui focalisa son attention. Son règne coïncide avec celui d'Abd al-Malik III, l'un des plus grands souverains ummayade d'Andalousie. Al-Mu'izz s'empara du Maghreb extrême afin d'accentuer la pression sur Cordoue et de s'en servir comme tête de pont pour envahir l'Andalousie. Mais la menace byzantine et qarmate en Palestine l'emmena à reporter ses efforts vers l'est. Craignant une invasion qarmate en Egypte qui risquerait de menacer ensuite directement son Califat, al-Mu'izz choisit de devancer les qarmates dans la conquête de l'Egypte. Il mit sur le pied de guerre son armée et prépara soigneusement l'expédition militaire. Il confia le commandement des opérations au général Djawhar al-Siqilli qui s'était illustré dans la campagne militaire au Maghreb extrême. L'armée fatimide se mit en route pour l'Egypte et trois mois après son départ s'empara d'Alexandrie. Là, le général fatimide reçut une délégation de notables égyptiens venue à sa rencontre avec une offre de négociations. Depuis plusieurs années, l'Egypte était livrée à l'anarchie et à l'insécurité. Les notables du pays, redoutant une invasion des byzantins ou des qarmates et désespérés de ne voir aucun secours venir de Bagdad, choisirent de négocier avec les Fatimides. Les notables envoyèrent une délégation auprès de Djawhar un traité de capitulation garantissant à la population la sécurité des personnes et des biens. Selon les termes de ce traité, le général devait respecter la liberté de pratique religieuse des égyptiens, défendre le pays contre les périls qarmate et byzantin, restaurer la sécurité et améliorer la situation économique et sociale de l'Egypte. En juillet 969, le général Djawhar entra pacifiquement à Fustat et comme convenu accorda l'amnistie à la population égyptienne. Dans la foulée, il envoya une expédition militaire en Syrie qui sous la conduite de son lieutenant Ibn Falah réussit à s'emparer de Damas en 969. Les qarmates contre-attaquèrent et infligèrent une défaite cuisante à l'armée fatimide durant laquelle Ibn Falah fut tué. Ce revers ouvrit aux qarmates la route de l'Egypte. Djawhar, au lieu de partir à la rencontre des qarmates, choisit de se battre à Fustat et organisa la défense en faisant creuser des tranchées au pied de l'enceinte de la ville. Les assauts des qarmates se brisèrent contre les lignes de défense fatimides.Tenues en échec, les troupes qarmates se replièrent en Palestine. Jusqu'à l'arrivée de l'Imam-Calife, Djawhar gouverna l'Egypte en son nom, et suivant ses instructions, fonda une nouvelle capitale, al-Qahira (Le Caire).. Il ordonna la construction des palais sensés recevoir son maître, ainsi que d'une splendide mosquée, al-Azhar (la Lumineuse), ainsi nommée en référence à Fatima, la fille du Prophète, surnommée Zahra. En 973, al-Mu'izz arriva dans sa nouvelle capitale du Caire où il fut accueilli par une foule en liesse.

LA PERIODE EGYPTIENNE

L'Imam-Calife al-Aziz succèda à son père al-Mu'izz. Son règne fut marqué d'une part par une victoire écrasante des Fatimides sur les qarmates qui furent alors réduit à un groupuscule sans importance, et de l'autre par une intensification des conflits contre l'empire byzantin dans la région de la Palestine. C'est justement au cours d'une de ces campagnes militaires contre les byzantins qu'al-Aziz fut emporté prématurément par la maladie.

C'est son fils Abu Ali, âgé à peine de onze ans, qui devint Imam-Calife sous le nom d'al-Hakim bi Amr Allah. La figure de cet Imam-Calife est particulièrement sujette à controverse. Jusqu'aux années 1980, sa personnalité ne nous était connue que par des sources sunnites. Depuis, l'étude des sources chiites et une meilleure connaissance des enjeux géopolitiques de la région sont venus nuancer les traits de sa personnalité jugée excentrique et jeter une lumière nouvelle sur ses décisions politiques. En cela, les recherches menées par le Professeur Vatikiotis ont constitué un véritable travail de pionnier pour une meilleure compréhension du règne d'al-Hakim. C'est sous le règne d'al-Hakim que le pouvoir fatimide atteignit son apogée avec une extension territoriale maximale. L'autorité fatimide s'étendit sur toute l'Afrique du Nord, le Hedjaz, avec les villes saintes de Médine et de La Mecque, le Yémen, la Syrie, la Sicile et le sud de l'Italie. La flotte fatimide, quant à elle, établit sa suprématie sur toute la Méditerranée.

Durant les premières années du règne d'al-Hakim, le pouvoir appartint aux vizirs qui se livrèrent à des intrigues du pouvoir pour accéder à ce poste. De nombreuses mutineries éclatèrent dans l'armée qui fut déchirée par des luttes violentes entre les différents groupes éthniques en son sein : arabes, berbères, turcs, noirs... Au Maghreb, des gouverneurs locaux rejetaient l'autorité fatimide et affirmaient leurs velléités d'indépendances. En Syrie, l'empire byzantin accentua sa pression conquérante. L'Imam-Calife réagit en ordonnant la destruction de l'église du Saint-Sépulcre, objet de conquête des byzantins. Au Caire, les chrétiens, considérés comme la cinquième colonne des byzantins, furent pris à parti par les musulmans. Plus tard, al-Hakim fera reconstruire le Saint-Sépulcre et maintes autres églises chrétiennes détruites suite aux vicissitudes de la guerre. D'une manière générale, nous pouvons affirmer que la dynastie fatimide a fait preuve d'une très grande tolérance religieuse. Et c'est justement cette tolérance religieuse qui explique en partie le maintien au pouvoir de la dynastie fatimide pendant deux siècle dans un environnement essentiellement sunnite et chrétien. Les Fatimides, bien qu'étant chiites, regnèrent en ne mettant pas en avant leur spécificité religieuse afin de ne pas heurter les sunnites et créer des dissensions parmi leurs sujets. Les minorités religieuses bénéficièrent d'une promotion exceptionnelle durant leur règne, ceci sans doute dans le but de contrebalancer la prééminence sunnite dans la société égyptienne. Ainsi, à plusieurs reprises, des personnalités issues des minorités confessionnelles accédèrent aux postes les plus élevés de l'Etat, comme le juif Ya'qub ibn Killis qui fut le vizir d'al-Aziz. Marius Canard note à propos de cette tolérance religieuse : "La tolérance envers les chrétiens et les juifs est l'une des caractéristiques principales de la dynastie fatimide." De même, lorsque le prince sunnite de Shayzar, Oussama, dut quitter la Syrie pour des raisons politiques, il prit refuge en Egypte, et expliqua le choix de cette destination en écrivant dans son autobiographie : « Je pensais donc, en foulant le sol de l’Egypte, que mon expérience des choses syriennes n’y serait peut-être pas mal employée. Le seul obstacle qui pût me nuire était que j’appartenais à l’Islam sunnite. Mais on me savait, en ce domaine comme en tant d’autres, homme sage, ennemi des extrêmes de tous bords, et qui mettait plus haut que tout la justice, le bonheur et la paix de la communauté des musulmans, à quelque école qu’ils appartinssent. De leur côté, les Fatimides s’étaient presque toujours montrés des politiques avisés, assez en tout cas pour ne pas se priver des ressources d’un pays comme l’Egypte, foncièrement sunnite et riche, aussi, des talents de ses populations non musulmanes : copte, arménienne, juive… ». Les Fatimides se firent également les champions de l'Islam en marquant un coup d'arrêt à l'expansion byzantine et réussirent même à regagner des territoires sur eux. Al-Hakim fut acclamé à Bagdad même par la population pour ses victoires contre les byzantins qui conclurent finalement une trêve avec le Caire et s'engagèrent à lui verser un tribut annuel.

Al-Hakim fonda un centre d'enseignement, le Dar al-Hikma ("la Maison de la sagesse"), qui acquit une notoriété dans tout le monde islamique, notamment par l'importance de sa bibliothèque. L'Imam-Calife mourut lors d'une de ces promenades noctures dans les montagnes du Muqattam. On ne retrouva jamais son cadavre. Seuls des vêtements lui ayant appartenu furent retrouvés lardés de coups de couteaux. Un schisme se produisit dans la communauté ismaélienne. Un groupe de fidèles mené par le missionnaire al-Darazi divinisa l'Imam et refusa de reconnaître son successeur en affirmant qu'al-Hakim était monté au Ciel et qu'il reviendrait à la fin des temps pour sauver l'humanité. Les fidèles de ce mouvement furent appelés "darazi" (les Druzes) en référence à leur chef.

Al-Hakim fut succédé par l'Imam-Calife al-Zahir. Son règne constitue une ère de paix et de stabilité pour son Califat. Il disparut prématurément dans sa trentaine, et fut succédé par son fils al-Mustansir bi-Llah, âgé seulement de 9 ans. Le gouvernement de l'Etat fut livré aux mains des tuteurs qui se livrèrent à des intrigues et à une guerre d'influence sans merci pour contrôler le palais. Ces querelles affaiblirent considérablement l'autorité de l'Imam-Calife. De plus, des périodes de sécheresse particulièrement longues éprouvèrent l'Egypte au point que l'on vit des scènes d'anthropophagie à Fustat. L'armée fut également effroyablement déchirée par une guerre de factions entre les différentes éthnies. Les troupes, lors des périodes de sécheresse, se livrèrent au pillage et à toutes sortes d'éxactions au Caire. Al-Mustasir appela à la rescousse son gouverneur de Syrie, Badr al-Jamali, afin de restaurer l'ordre en Egypte. Celui-ci réussit à rétablir l'ordre au sein de l'armée et parvint à contenir le péril byzantin en Palestine. Il fit ceinturer Le Caire par une imposante muraille dont on peut admirer encore de nos jours les magnifiques portes d'entrée que sont Bab al-Nasr et Bab al-Futuh.

La grande mosquée de Mahdia


La grande mosquée de Mahdia fut construite en 916 par al-Mahdi, le premier Imam-Calife de la dynastie fatimide qui régna en Afrique du Nord de 909 à 1171. Il ne subsiste de l'époque fatimide dans la mosquée que le monumental porche d'entrée et la galerie nord de la cour. Le reste de la mosquée date d'une reconstruction effectuée dans les années 60 selon le plan originel de l'époque fatimide. La ville de Mahdia fut bâtie à l'initiative d'al-Mahdi qui voulait une nouvelle capitale pour sa dynastie. Il chercha longuement un nouveau site et c'est au cours d'une chevauchée le long de la côte à la recherche d'un endroit idéal pour sa capitale qu'il remarqua le site et décida d'y faire édifier la ville qui porte son nom.

La mosquée est construite selon le plan arabe, à savoir une cour entrourée d'un déambulatoire et une salle de prière hypostyle de forme rectangulaire. Ce qui frappe d'emblée dans la mosquée, c'est le monumental porche d'entrée en forme d'arc-de-triomphe romain. Ces dimensions monumentales et en saillie pour la porte d'entrée d'une mosquée sont sans précédents dans l'architecture islamique et constituent une innovation majeure. Jusqu'à là, toutes les portes d'entrée des mosquée avaient des dimensions modestes et leur construction ne méritait pas un traitement architectural particulier. Cette innovation architecturale fatimide prendrait sa source dans la place symbolique qu'occupe l'Imam dans le chiisme en tant qu'intermédiaire entre l'humain et le divin. L'Imam par son initiation conduit le fidèle du monde matériel, extérieur ou apparent (zahir), vers le monde spirituel, intérieur ou caché (batin). L'Imam est à l'intersection de ces deux mondes. Il est le Seuil et la Porte du monde spirituel. Cette position de l'Imam en tant qu'Intermédiaire découle du hadith prophétique : "Je suis la Cité de la Connaissance et Ali en est la Porte". Autre fait unique dans l'architecture des mosquée : les fouilles archéologiques des années 60 révélèrent que le milieu de la cour comportait une allée couverte de voûtes posées sur des piliers surmontés d'arcs. Cette allée reliait le porche d'entrée à la salle de prière. Là aussi, cette caractéristique architecturale se référerait au rôle de l'Imam en tant que guide spirituel vers le divin. Enfin, dernière caractéristique architecturale mais non des moindres, la mosquée à l'origine ne comportait pas de minarets, les tours d'angles ne sont pas des bases de minarets comme on a longtemps cru mais étaient des réservoirs d'eau.

Les frères de la Pureté


Les Frères de la Pureté étaient un groupe de savants et de penseurs affiliés à l'Ismaélisme qui sous couvert d'anonymat afin d'échapper aux persécutions des Abbassides rédigèrent à la fin du IXe et au début du Xe siècle la première encyclopédie en Islam récapitulant la somme des savoirs dans les différentes disciplines. Ces savants auraient vécu à Basra, en Irak. Leurs écrits sont appelés Rasa'il, épîtres, et sont au nombre de 52. Les épîtres traitent de sujets extrêmement variés allant de la cosmologie aux sciences physiques en passant par l'art, l'esthétique, l'éthique, la politique et la religion. Elles sont regroupées en 4 volumes : les sciences mathématiques, les sciences naturelles, les sciences intellectuelles, et les sciences religieuses. Les Frères de la Pureté font preuve dans leurs écrits d'un sycrétisme remarquable en se réfèrent à des sources grecques mais aussi babyloniennes, persanes et indiennes. Néanmoins, leur influence majeure reste grecque avec en particulier Ptolémée, Platon, Hermès Trismégiste, et dans une moindre mesure Aristote qui demeure encore mal connu et dont le grand spécialiste musulman sera Averroès au XIIe siècle.

Si l'appartenance chiite des Ikhwan al-Safa ne fait aucun doute pour les historiens, en revanche leur appartenance à un courant particulier de l'ismaélisme reste discutée. Pour certains historiens, les Ikhwan al-Safa auraient appartenu au mouvement ismaélien dissident des qarmates qui ne reconnurent pas la lignée des descendants d'Ismaël et firent sécession. Mais pour Yves Marquet, le spécialiste français des Ikhwan al-Safa, l'appartenance des Frères de la Pureté à la lignée des Imams reconnue par l''ismaélisme fatimide ne fait aucun doute. Dans son article de l'Encyclopédie de l'Islam consacré aux Ikhwan al-Safa, Yves Marquet écrit : "Il semble incontestable que les Epitres représentent l'état de la doctrine ismaélienne à l'époque de leur rédaction." Yves Marquet déclare que les Imams furent les principaux inspirateurs de ces Epîtres et que certaines d'entre elles auraient été rédigées par les Imams eux-mêmes. Les auteurs connus de ces Rasa'il n'auraient que contribuer à mettre sous une forme définitive les écrits épars des Imams. Ainsi, la 50e épître traitant des divers modes de gouvernement et comportant un chapitre consacré aux sens cachés des fêtes et des sacrifices rituels, ainsi que la 48e épître traitant de la mission sont directement mis dans la bouche de l'Imam. Yves Marquet conclut : "Elles [les Epîtres] semblent avoir été commencées bien avant, peut-être en effet par le dâ'i Maymun al-Kaddah et ses contemporains, puis continuées par leurs successeurs, sous l'égide de plusieurs Imams successifs, dont Muhammab bin Ismaël, son fils Abd Allah et son petit-fils Ahmad. Cela n'aurait rien d'étonnant, si l'on estime que les Epîtres constituent une tentative de mise en place et de fixation de la doctrine officielle de l'Ismaélisme. Ce point de vue semble confirmé par les essais de datation qui ont été ou peuvent être faits."

Illustration : manuscrit daté de 1287 représentant les Ikhwan al-safa, Bibliothèque de la mosquée Suleymaniye, Istanbul

La Da'wa ismaélienne et ses succès

C'est sur le site d'Ikjan, situé près de la ville de Sétif, dans la région des Hauts-Plateaux de l'Algérie, que l'ismaélisme connut le succès le plus éclatant au début du Xe siècle grâce au soutien apporté par les berbères Kutama au missionnaire Abu Abd Allah al-Shi'i

Durant la période de clandestinité des Imams, entre 765 et 909, on voit un intense prosélytisme ismaélien se mettre en place et se développer dans le monde musulman. Ce prosélytisme est appelé la Da'wa, un terme qui signifie "appel", "invitation", "convocation". Le mot "Da'wa" a été utilisé par de nombreux mouvements politiques et religieux dans le monde musulman. Ainsi les Abbassides aussi utilisèrent ce terme pour qualifier leur mouvement révolutionnaire, mais à aucun autre mouvement ce terme ne fut attaché de manière plus étroite qu'à l'ismaélisme. Aussi, l'ismaélisme est parfois désigné dans les textes de l'époque de Da'wa tout simplement.

C’est au nom de Muhammad bin Ismaël et dans une attente messianique de son apparition imminente en tant que Mahdi que la Da’wa était propagée par les da'is, les missionnaires ismaéliens La Da’wa connaîtra un succès extraordinaire. Des da’is, envoyés aux quatre coins du monde islamique réussiront à convertir des régions entières à la cause ismaélienne, et pénétrer toutes les couches de la société, des princes aux paysans en passant par les marchands, les militaires et les lettrés. L’Ismaélisme produira ses premières grandes œuvres philosophiques sous la plume de savants tels que Abu Ya’qub Sejestani, l'un des premiers penseurs musulmans néo-platoniciens, Abu Hatim ar-Razi, l'un des plus grands philologues arabes, auteur d’un commentaire du Coran, et célèbre aussi pour la polémique qui l’opposa au médecin Zakariya ar-Razi. L’ismaélisme marquera également fortement le groupe des Ikhwan as-Safa (les Frères de la Pureté), si tant est qu'ils n'étaient pas ismaéliens eux-mêmes, qui rédigera la première encyclopédie en Islam récapitulant la somme des connaissances dans les différents champs du savoir avec comme objectif avoué de concilier la religion et la philosophie, la foi et la raison. Cette encyclopédie constituée d’épîtres publiés anonymement afin d’échapper aux persécutions fut largement diffusée dans les librairies et connut un immense succès dans le monde islamique.

Deux messages essentiels étaient véhiculés par les da'is ismaéliens. Le premier était d'ordre spirituel. Il insistait sur la dimension ésotérique de la Révélation islamique. Le sens apparent (zahir) du texte coranique avait un sens caché (batin). Cette notion de zahir / batin constitue un des leitmotiv de l'ismaélisme à travers toute son histoire. Aussi, les ismaéliens étaient également appelés les Batinis, les ésotéristes, et l'ismaélisme qualifié de Batiniyya, la communauté des ésotéristes. Dans le Coran, au verset 30, 24, la da'wa est l'appel lancé par Dieu aux morts pour les faire sortir de la tombe au jour du jugement dernier. La Da'wa ismaélienne se voulait un appel à la résurrection spirituelle des hommes sous la direction de l'Imam. Celui-ci étant dépositaire de tous les sens cachés du Coran, pouvait par son herméneutique (tawil) des textes sacrés conduire les fidèles à leur résurrection spirituelle. L'Imam est le Résurrecteur par excellence. Il est le Guide spirituel dont la reconnaissance de l'autorité équivaut à prendre place à bord de l'Arche de Noé. Celui qui reconnait l'autorité de l'Imam et le prend pour Guide est sauvé du déluge de l'ignorance. Entrer dans la communauté ismaélienne, c'est entendre l'appel de Dieu et s'embarquer sur cet Arche qui sauva ses occupants de la noyade et les conduisit sain et sauf à bon port. Le deuxième message était d'ordre social et politique. Il affirmait que la manifestation de Muhammad bin Ismaël en tant que Mahdi était imminente et que son règne allait instaurer une société de justice et de paix. Louis Massignon définit ce prosélytisme ismaélien comme "l'ample mouvement de réforme et de justice sociales qui a ébranlé tout le monde musulman au IXe siècle de notre ère."

Le quartier général de la Da'wa ismaélienne se trouvait à Salamiya où s'étaient installés Muhammad bin Ismaël et ses descendants. Sans une direction active, structurée et organisée à sa tête, la Da’wa n’aurait pu, en aucun cas, rencontrer le succès qu’elle connut. Il est clair que durant cette période de clandestinité, des chefs reconnus, dont l’autorité ne portait pas à caution, dirigeaient la Mission au nom de Muhammad bin Ismaël. La Da'wa fut organisée en un système hiérarchisé dont les différents membres occupaient des rangs différents en fonction de leur engagement pour la cause ismaélienne et leur niveau de connaissance. Cette hiérarchie devint l'une des caractéristiques principales de l'ismaélisme au point que la communauté se désignait elle-même comme "les gens de la hiérarchie", les Ahl al-tarattub. Néanmoins, on ne peut établir un système hiérarchique fixe avec un nombre déterminé de degrés ni de dénominations fixes pour chacun de ces degrés qui serait valable pour toutes les périodes de l'histoire ismaélienne. Nous savons que la Da'wa était organisée hiérarchiquement, mais il est impossible d'établir un schéma fixe, sans doute parce que cette hiérarchie a varié en fonction des temps et des lieux pour s'adapter aux problématiques du terrain. Néanmoins, nous pouvons représenter la Da'wa sous une forme pyramidale. A la base, nous trouvons les mustajibs, les aspirants, c'est à dire les nouveaux convertis. Au-dessus d'eux viennent les madhun qui ont une ancienneté plus longue dans la Da'wa, suivent un enseignement spécifique et ont reçu l'autorisation de prêcher aux mustajibs. Les missionnaires quant à eux ont pour mission non seulement de répandre la bonne parole et de convertir mais également de gérer les affaires courantes de la communauté locale dont ils ont la charge. Les da'is opéraient à l'intérieur d'une zone géographique délimitée appelée "djazira" ou "ile". La djariza avait à sa tête un Da'i al-du'at ou Da'i des da'is, également appelé Hujjat (Représentant de l'Imam) qui coordonnait les activités des missionnaires placés sous sa responsabilité. A l'époque fatimide, la Da'wa compta jusqu'à douze djazira. Les douze Da'is al-du'at étaient supervisés par un Hojjat ou Représentant de l'Imam qui était en lien direct avec celui-ci duquel il recevait ses instructions. L'Imam était au sommet de la pyramide. Chaque rang inférieur recevait du rang supérieur sa connaissance spirituelle. Un système philosophique basé sur le chiffre 7, comme les sept Imams de Ali à Muhammad bin Ismaél, fut élaboré par les penseurs ismaéliens pour véhiculer le message de la Da'wa et annoncer l’avènement du Mahdi. Aussi, les ismaéliens furent appelés les Septimains, ceux dont la lignée des Imams comporte sept Imams en tout. Cette appellation est restée faussement encore de nos jours pour désigner les Ismaéliens. Car, après la période de clandestinité, lorsque les Imams réapparurent au grand jour, ils continuèrent la lignée des Imams, et renvoyèrent le chiffre 7 à une dimension uniquement philosophique où même là il finit par tomber en désuétude.

Le da'i dans sa stratégie d'implantation de la Da'wa dans une région devait s'inspirer des événements historiques de la vie du Prophète. Devant les persécutions que Muhammad subissait à La Mecque, il quitta cette ville inique et émigra à Médine où il instaura une communauté des croyants (Umma) basée et régie selon les lois de Dieu. Ce départ du Prophète vers Médine est appelé "l'émigration" (l'hégire) et marque le début de l'ère islamique. Médine devint un Dar al-Hijra ("un lieu d'émigration" ou "un lieu d'asile") pour tous les croyants qui y trouvaient un asile où ils pouvaient pratiquer librement et sereinement leur foi. De ce Dar al-Hijra, le Prophète repoussa les attaques des mecquois, puis le temps venu passa lui-même à l'offensive, vainquit ses ennemis et entra triomphalement à La Mecque. Ces événements historiques de la première communauté islamique constituèrent une source d'inspiration pour toutes les minorités en Islam qui étaient victimes de persécutions. Elles tentaient alors de reproduire ces événements dans l'espoir que cette stratégie éprouvée par le Prophète les mènerait également à la victoire militaire contre leurs agresseurs. C'est ainsi que procéda le da'i Ibn Hawshab lorsqu'il arriva au Yémen en 881. Il réussit à convertir les tribus bédouines du Djebel Maswar et établit en ce lieu son Dar al-Hijra. De cette localité montagneuses, il envoya des da'is dans tout le Yémen, conclut des alliances avec les tribus favorables à sa prédication puis vainquit les tribus hostiles à la Da’wa. En une dizaine d'année, il conquit tout le Yémen et fut reconnu par le surnom honorifique de Mansur al-Yaman, le « Victorieux du Yémen ». En 892, il envoya le da’i Abu Abdallah al-Shi’i en Ifriqiya (Tunisie, Algérie orientale, Tripolitaine occidentale), à Ikjan, une petite citadelle située dans une région montagneuse reculée de la petite Kabylie où la Da’wa rencontrait un écho favorable auprès des berbères de la tribu des Kutama. Abu Abdallah établit à Ikjan son Dar al-Hijra et réussit à convertir de nombreux notables de la tribu des Kutama, ce qui lui assura un large succès auprès des membres de cette tribu. Les Kutama devinrent même les fers de lance de la victoire ismaélienne en Afrique du Nord, ce qui leur valut d’être comparés dans les prônes des Imams aux Ansars, ces médinois qui aidèrent le Prophète dans sa mission. L'influence grandissante d'Abu Abdallah dans la région ne manqua pas d’attirer sur lui la jalousie des tribus voisines et l’attention des autorités locales. L’Ifriqiya était alors gouvernée par la dynastie des Aghlabides établie à Raqqada, près de Kairouan. Ses souverains par une mauvaise gestion de la province et un comportement cruel s’étaient rendus impopulaires dans la population. Le succès des ismaéliens auprès des berbères est également dû au nationalisme de ces tribus hostiles à la domination arabe et sunnite incarnée par les Aghlabides. Abu Abdallah sut avec une grande habilité et intelligence tirer parti de ces facteurs géopolitiques. De plus, les victoires qu’il remporta contre les forces coalisées des tribus rivales et des Aghlabides accrurent davantage son prestige dans la région.

Pendant ce temps, en 899, un certain Ubayd Allah, installé à Salamiya et reconnu comme le chef de la Da'wa, revendiqua publiquement l'Imamat pour lui et affirma être le descendant de Muhammad bin Ismaël et le Mahdi attendu. Cette proclamation met fin à la période de clandestinité. L'Imam est à nouveau apparent aux yeux des fidèles et du monde. L'Imamat d'Ubayd Allah fut reconnu par la Da'wa dans son ensemble, à l'exception d'un groupe mené par Hamdan Qarmat qui refusa de le reconnaître et fit sécession. Ce groupe fut appelé les qarmatis. Il réussit à s'implanter puissamment dans la région de Bahrein d'où il lança des expéditions meurtrières contre les ismaéliens et les sunnites. Leurs exactions contribuèrent pour une bonne part à la construction du roman noir autour des ismaéliens. Ainsi, en 930, ils pénétrèrent à La Mecque durant la période du pèlerinage et massacrèrent impitoyablement les pèlerins et les habitants de la ville sainte. Ils subtilisèrent même la Pierre noire enchâssée dans la Kaaba et ne la restituèrent que vingt ans plus tard en 950 sous la pression des Fatimides et contre une forte rançon versée par les Abbassides. Leur puissance ne fut brisée qu'en 978 lorsque l'Imam et Calife fatimide al-Muizz leur infligea une défaite cuisante.

Peu après l'annonce de son Imamat, la situation devint critique pour Ubayd Allah. Il eut à ses trousses d'un côté les Abbassides et de l'autre les qarmatis qui voulaient s'emparer de lui et ne cessaient de se rapprocher de Salamiya. Ubayd Allah résolut alors de quitter la ville et se mit en route pour le Yémen où Mansur al-Yaman le priait instamment de venir le rejoindre et de prendre le commandement du pays. Chemin faisant, l'Imam apprit que la faction dissidente de Hamdan Qarmat venait de dévaster Salamiya et avait tué de nombreux membres de sa famille. Elle semait également des troubles en Arabie et pillait les caravanes sur le chemin de La Mecque, le même qu'empruntent les voyageurs pour se rendre au Yémen à partir de la Syrie. De plus, l'Imam est trahi par l'un de ses membres les plus fidèles de sa garde rapprochée qui le quitte et se rend au Yémen où il monte une rébellion contre son ancien maître. Face à cette situation, Ubayd Allah prend la décision de se rendre en Ifriqiya auprès d'Abu Abdallah dont il reçoit des nouvelles optimistes quant à l'implantation de la Da'wa dans la région.

Tout au long de la route, l'Imam voyage déguisé en riche marchand se déplaçant pour les besoins de ses affaires commerciales. C'est après un périple long et mouvementé qu'il arrive à Tripoli où il apprend que suite à l'agitation militaire en Kabylie, la route a été barrée par les autorités aghlabides qui avaient eu vent de renforts d'agitateurs venant pour épauler Abu Abdallah dans sa mission. L'Imam alors prend le chemin du sud en direction du Maghreb occidental et arrive à Sigilmasa en 905. L'Imam y séjournera jusqu'en 910.

Pendant ce temps, Abu Abdallah poursuit avec succès sa mission. Il devient suffisamment fort pour passer à l'offensive. Il inflige plusieurs défaites cuisantes à l'armée aghlabide, et en 909, arrive aux portes de Raqqada. L'émir aghlabide, Ziyadat Allah III, estimant la partie perdue, s'enfuit en abandonnant sa capitale. Après un labeur long et acharné de près de 20 ans, le da'i Abu Abdallah entre triomphalement à Raqqada en mars 909. Après avoir pris les dispositions nécessaires pour régler les affaires courantes de l'Etat, le da'i se met en route pour Sigilmasa où l'Imam a été démasqué et fait prisonnier par le gouverneur de la ville qui l'a mit en résidence surveillée. Abu Abdallah se présente devant la ville à la tête d'une imposante armée berbère et demande la libération de son maître. Il fait encercler toute la ville et promet la vie sauve au gouverneur en échange de la libération de l'Imam. Comprenant que la partie est perdue, le gouverneur après des négociations d'usage s'incline devant le da'i et fait libérer Ubayd Allah. Le da'i, les yeux remplis de larmes se précite vers son maître et tombe en prosternation à ses pieds. L'Imam le relève, le congratule et lui donne ses bénédictions. Se tournant alors vers l'armée, Abu Abdallah présente leur présente le Mahdi attendu : "Voici mon Seigneur et votre Seigneur, le Seigneur de tous les hommes." En janvier 910, l'Imam arrive à Raqqada. Il se proclame Calife, prend al-Mahdi comme nom de règne et celui de Fatimides pour sa dynastie, en référence à Fatima, la fille du Prophète, afin d'affirmer sa descendance directe du Prophète.

Le schisme de 765 dans la communauté chiite

A la mort de l'Imam Djafar al-Sadiq, le premier schisme d'importance éclata dans la communauté chiite. Toutes les sources s'accordent pour dire que l'Imam avait désigné comme successeur son fils aîné Ismaël. Parmi ces sources, un certain nombre avancent qu’Ismaël mourut avant son père et que l’Imam reporta alors sa désignation sur son fils Musa Kazim, le demi-frère d’Ismaël. D'autres sources affirment que, face à la menace abbasside, l'Imam Djafar enjoignit Ismaël de quitter Médine discrètement et de pratiquer la taqiyya en cachant son identité. Par ailleurs, on constate qu'à la mort de l'Imam, trois de ses fils, al-Aftah, Muhammad et Musa Kazim, revendiquèrent l'Imamat simultanément. Ces revendications ne nous indiqueraient-elles pas qu’aucun de ces trois n’avait été désigné Imam, et que par conséquent, chacun des fils, profitant du vide laissé par Ismaël, se sentit autorisé à réclamer l’Imamat pour lui-même. De plus, ceux qui ne reconnurent pas l’Imamat de Ismaël reportèrent massivement leur allégeance sur l’aîné al-Aftah, et ce n’est qu’à la mort de celui-ci quelques mois plus tard, qu’ils acceptèrent pour Musa Kazim comme Imam. Toujours est-il que la communauté chiite se scinda en deux groupes distincts avec d’un côté, les partisans de Ismaël que l'on désigna sous le nom d'Ismaélis, et de l’autre, les partisans de Musa Kazim qui furent appelés Musawis.

La recommandation de Djfar al-Sadiq à son fils Ismaël de pratiquer la taqiyya ne pouvait pas mieux tomber. Peu de temps après, la main des 'Abbassides s’abattit sur la famille de l'Imam. Musa Kazim est fait prisonnier et emmené à Bagdad où il meurt en captivité. Ses descendants vont subir le même sort. Ils seront emprisonnés, subiront toutes sortes de tracasseries, voire des persécutions et mourront tous dans des circonstances mystérieuses. Finalement, la lignée de Musa Kazem s'éteindra avec Hasan al-Askari, le onzième Imam, qui mourra à l’âge de 28 ans sans laisser de descendance. Sa mort laissa les Musawi totalement désemparés. Les sources imamites affirmèrent par la suite que Hasan al-Askari avait eu un enfant nommé Muhammad. Ce 12eme Imam qui n’aurait été âgé que de quelques mois à la mort de son père serait décédé prématurément, ou aurait décidé de s’occulter du monde afin d’échapper aux persécutions. Il se serait pour cela caché au fond d'un puits afin que l'on ne puisse le trouver. Ce 12ème Imam est considéré par les Imamites comme le Mahdi, celui qui doit revenir à la fin des temps pour briser l'injustice et rétablir une ère de paix, de bonheur et de justice.

En ce qui concerne Ismaël et ses descendants, les sources déclarent que Ismaël avait un fils nommé Muhammad qui était plus âgé que son oncle Musa Kazim. Père et fils auraient quitté Médine et pratiqué la taqiyya. Après de longues pérégrinations en Iran et en Azerbaïdjan, père et fils se seraient installés à Salamiya en Syrie. Ils y auraient vécu en prenant des identités différentes afin d'échapper aux agents abbassides.

La révolution abbasside

En 750, une révolte menée par Abu Muslim et qui était partie du Khorassan réussit à détrôner le califat Omeyyade. Cette révolte, à caractère sociale et chiite car menée au nom de la famille du Prophète, visait à rétablir un Alide au pouvoir. En 750, le monde musulman s'étendait de l'Espagne jusqu'aux frontières de l'Inde. La majorité des peuples gouvernés était autres qu'arabes, et la dynastie des Omeyyades avait toujours régné en mettant davantage en avant le pouvoir arabe que la foi musulmane. Aussi, Abu Muslim rallia sous la bannière noire des Abbassides les nombreux mécontents du régime qui unifiés par la foi chiite mirent finalement à bas la dynastie Omeyyade. Les nouveaux maîtres du pouvoir prirent le nom d'Abbassides pour leur nouvelle dynastie, en référence à Abbas, un oncle du Prophète dont ils se déclaraient les descendants. Ils prirent une nouvelle capitale, al-Anbar, située en Irak, au carrefour du monde arabe et persan, afin de souligner l’aspect multiculturel du nouveau régime et non plus spécifiquement arabe. Aussitôt au pouvoir, les Abbassides firent volte-face. Ils renièrent leurs affinités chiites et se firent les défenseurs du sunnisme. Ils entreprirent d'éliminer tous les rivaux potentiels susceptibles de mettre en danger leur pouvoir. Ils décimèrent ainsi impitoyablement lors d’un banquet de réconciliation tous les membres de la famille Omeyyade, près d’une soixantaine, et jetèrent leurs cadavres en pâture aux chiens. Un seul d’entre eux en réchappa, le prince Abd al-Rahman, qui réussit à s’enfuir en Espagne où il fonda la dynastie omeyyade de Cordoue en 756. Les Abbassides se débarrassèrent également d'Abu Muslim, le principal artisan de leur victoire. Devant le revirement des Abbassides, de nombreuses révoltes chiites éclatèrent dans le monde musulman qui retardèrent même la construction de Bagdad, la nouvelle capitale des Abbassides, décrétée par le Calife al-Mansur. Ces révoltes chiites furent prises très au sérieux par les Abbassides qui s’étaient appuyés eux-mêmes sur les chiites et les mawalis pour renverser les Omeyyades. Ils craignaient que de nouveaux meneurs ne récupèrent tous les chiites qui avaient combattu dans leurs rangs et qui avaient maintenant le sentiment d’avoir été bernés par la propagande abbasside. Aussi, l'Imam Djafar al-Sadiq, qui était l’une des personnalités les plus en vue dans le monde musulman et dont l'autorité ne cessait de s'étendre sur les chiites, devint pour les Abbassides le plus sérieux rival potentiel.

La situation pour l'Imam et sa famille devenait en effet critique. Les révoltes menées par les différents prétendants à l’Imamat s’étaient toutes soldées par des échecs et leurs chefs avaient été tués. Djafar al-Sadiq restait désormais le seul point de ralliement des chiites. De plus, la réputation de l’Imam n'avait cessé de croître auprès des savants et dans le monde musulman où il était vénéré comme un saint. Un groupe de partisans particulièrement zélés surnommés les "Ghulat", "Ceux qui exagèrent", proclamait même la divinité de l'Imam. Ces Ghulats avaient à leur tête un certain Abu’l-Khattab qui entra en révolte ouverte contre les Abbassides et périt lors d'une campagne de répression menée par les troupes abbassides. Toute cette agitation créée par les Ghulats autour de l'Imam ne manqua pas d'aviver la crainte des Abbassides contre lui. Il mourut d'ailleurs dans des circonstances mystérieuses, probablement empoisonné, en 765.

Le da'i : le missionnaire


Le da'i, ou missionnaire, c'est étymologiquement "celui qui appelle" à la vraie foi, à la reconnaissance de l'autorité de l'Imam, à la résurrection spirituelle. C'est sans doute la figure la plus populaire de l'ismaélisme, celle en tout cas dont l'ismaélisme a le plus dépendu au cours de son histoire. Grâce à l'enthousiasme des da'is, la foi ismaélienne, en dépit des persécutions et des massacres, resta vivante et se répandit en des contrées aussi lointaines et inaccessibles que les montagnes du Pamir au Tadjikistan ou dans des petits villages perdus du Gujerat en Inde.

Un adepte accédait à la fonction de da'i après avoir acquis une connaissance suffisamment large des préceptes de l'ismaélisme et de l'Islam afin de pouvoir les transmettre et les expliquer d'une manière pédagogique aux autres. La seule foi de charbonnier n'était pas suffisante pour devenir da'i. Il devait être en capacité d'intellectualiser la foi, assimiler des connaissances importantes, ainsi que de maîtriser parfois une langue étrangère. Les premiers da'is qui vinrent en Inde pour la première fois au XIIe siècle et convertirent les populations locales étaient tous d'origine iranienne. Comme le déclare l'islamisant Hodgson, "les da'is furent souvent des savants indépendants ; de vigoureuses controverses théologiques et philosophiques eurent lieu parmi eux, et les principaux livres ismaéliens paraissent avoir été écrits par des da'is dont bien des plus importants travaillaient dans l'Iran hostile."

Les da'is travaillaient dans la clandestinité, sous la menace permanente d'être découverts ou dénoncés par la population. De nombreux da'is perdirent leur vie et leurs biens dans leur mission. Mais c'est grâce à leur labeur incessant et leur dévouement à l'Imam que l'ismaélisme doit encore sa survie.

Le texte ci-dessous est extrait d'une lettre d'investiture adressée aux da'is nouvellement nommés par l'Imam al-Muizz. Ce texte nous donne un excellent aperçu du travail des da'is et de ses attributions. Comme on le voit, ses responsabilités étaient immenses. Il ne s'agissait pas seulement pour lui de propager la foi, mais également d'administrer les affaires de la communauté locale dont il avait la charge. La lettre détaille également les qualités que le da'i devait exemplifier par son comportement et indique l'état d'esprit dans lequel il devait s'acquitter des ses fonctions. Ce texte dont l'auteur est l'Imam lui-même devait constituer le vade-mecum des missionnaires.


"...Aussi, prends en charge la mission que le Prince des croyants t'a confiée avec piété et dévouement. Ne suis pas tes passions et marche avec fermeté sur la voie droite...voilà ce qui constitue la plus grande des vertus. Le Livre de Dieu déclare à ce propos : "Il donne la sagesse à qui Il veut. Celui à qui la sagesse a été donné bénéficie d'un grand bien. Ceux qui sont doués d'intelligence sont les seuls à s'en souvenir." (2, 60)

Reçois pour l'Imam l'allégeance de la part de l'aspirant (mustajib) dont la sincérité t'apparaît évidente et exhorte-le à tenir ses engagements, car Dieu a dit : "Ceux qui te prêtent un serment d'allégeance ne font que prêter serment à Dieu. La main de Dieu est posée sur leurs mains. Quiconque est parjure est parjure à son propre détriment. Dieu apportera bientôt une récompense sans limites à quiconque est fidèle à l'engagement pris envers Lui." (48, 10)

Discute de la meilleure façon avec les hommes, avec douceur et équité et ne force personne à accepter la Da'wa contre son gré, car Dieu a dit : "La plupart des hommes ne croiront pas, malgré ton ardent désir" (12, 103).

Prêche les règles de la sagesse (hikma) et garde par devers toi les enseignements ésotériques à l'exception de ceux dont tu estimes qu'ils le méritent. Applique le concept du symbôle et du symbolisé car les phénomènes exotériques sont des corps tandis que les ésotériques sont l'esprit et l'essence des choses. Lorsque les deux sont séparés alors les liens sont brisés...Mets-les en garde contre les péchés tant apparents que cachés.

Encourage les croyants dont tu as la charge à croire au Prince des croyants et sois juste envers eux dans ton enseignement et tes directives. Délivre ton enseignement en respectant le niveau et la capacité de compréhension et d'assimilation de chacun. Etablis une hiérarchie entre eux en fonction de leur niveau de connaissance.

Enseigne-leur l'humilité qui est l'ornement des dévots. Si tu rencontres un problème difficile, réfère-toi alors à l'Imam. Reçois et collecte l'aumône légale (zakat) que les croyants te remettent et restitue-la à l'Imam.

En ton absence, désigne pour les affaires de la Da'wa un homme sage dont la confiance t'es acquise et instruis-le des vertus du Prince des croyants afin que son exemple lui serve de modèle dans l'accomplissement de ses devoirs.

Ceci est l'investiture de ta fonction par le Prince des croyants. En conséquence, acquitte-toi de ta mission avec discernement."

Illustration tirée des maqamât d'Hariri, XIIe siècle, Bnf, Paris

La mosquée des omeyyades


La mosquée des omeyyades à Damas est avec le Dôme du Rocher le monument le plus important des débuts de l'histoire islamique. La mosquée fut construite entre 705 et 715 par le Calife al-Walid 1er. Elle fut édifiée sur l'emplacement d'un temple romain dont les pierres servirent pour sa construction.

La mosquée est de plan arabe ou de type hypostyle, à savoir une cour entourée de portiques et une salle de prière reposant sur des piliers ou des colonnes alignés parallèlement au mur de la qibla, c'est à dire le mur orienté vers la direction de la Kaaba à La Mecque. En Islam, toutes les mosquées sont orientées vers la Kaaba et un mihrab, une niche creusée dans le mur de la qibla, matérialise cette direction. Au centre de la cour se trouve une fontaine pour les ablutions rituelles avant la prière. La cour possède également un énorme kiosque décoré avec des mosaïques qui était censé contenir les finances de l'Etat (le "Bayt al-mahl").

La mosquée des Omeyyades est célèbre pour sa décoration en mosaïques de verre sur fond d'or qui recouvre la façade supérieure de l'édifice juste au dessus de magnifiques plaques de marbre décorées. Cette décoration est l'œuvre d'artistes byzantins que le Calife fit venir de Constantinople. Elle représente des motifs végétaux et un paysage urbain de palais, villes, maisons, infrastructures publics. Selon Oleg Grabar, ces représentations à caractère civil visent à montrer l'étendue du monde islamique (le Dâr al-islam) et l'étendue de la puissance des Omeyyades. Comme pour le Dôme du Rocher, la décoration est utilisée pour véhiculer non seulement un message de beauté et d'harmonie mais également un message d'ordre politique.

Illustration tirée de Wikipedia

L'Imam Djafar al-Sadiq et l'alchimie

Portrait européen de Jabir ibn Hayyan ou "Geber" en latin, XVe siècle, Codici Ashburnhamiani 1166, Bibliotheca Medicea Laurenziana, Florence

JABIR IBN HAYYAN ET DJAFAR AL-SADIQ : L'ALCHIMISTE ET SON MAÎTRE

Jabir ibn Hayyan est le plus célèbre alchimiste de l'Islam. Il est considéré comme le père de la chimie arabe. Un corpus impressionnant s'élevant à plusieurs milliers de volumes lui est attribué. Il fut le disciple de Djafar al-Sadiq, et c'est à lui que Jabir ibn Hayyan attribue la paternité de ses oeuvres, lui-même n'ayant été que le scribe de l'Imam. Ainsi, parlant de ses livres, les "Cinq cents livres" et des "Kitab al-Khamsumiyat", Jabir va jusqu'à dire qu'"ils ne contiennent rien qui vienne de moi ; je n'en suis pour ainsi dire que le copiste". Et ailleurs : "De par la science qu'il m'a confiée, je procède de Djafar comme le fils du père, relié à lui comme la moitié au double..."

Jabir ibn Hayyan est né vers 721 à Tûs dans le Khorassan. Il s'installa à Médine où il devint le fidèle et le disciple de Djafar al-Sadiq. Il mourut à Kufa vers 815.

Jabir ibn Hayyan est considéré comme le père de la chimie arabe en ce sens qu'il est le premier à pratiquer cette discipline de manière scientifique et qu'il insista particulièrement sur l'importance de l'expérimentation. On lui attribue l'invention d'un grand nombre d'équipements de laboratoire tel que l'alambic, et la découverte de produits chimiques tels que l'acide chlorhydrique, l'acide nitrique, ainsi que du procédé de la distillation.

Les musulmans commencèrent à s'intéresser à l'alchime dès le début du VIIIe siècle. Au milieu de ce siècle, on voit l'apparition d'une école d'alchimistes de tendance chiite, autour de la personne de Jabir, à Médine. Les premiers traités sont alors rédigés. Au IXe siècle, cette école s'enrichit de la tradition alchimique grecque. C'est au Xe siècle que le corpus définitif de l'œuvre de Jabir est compilé.

Le but de l'alchimie est d'obtenir à travers de savantes et obscures manipulations l'Elixir permettant de transmuter les corps grossiers et sans valeur en objets purs et précieux tels que l'or. Mais, Jabir donne à cette opération une portée métaphysique et spirituelle. Il s'agit en réalité de purifier l'âme de toutes ses imperfections et ses grossièretés. Pour Jabir, l'Elixir divin permettant de purifier l'âme est l'Imam qui par son enseignement gnostique et sa grâce disperse l'ignorance dans laquelle se trouve l'âme, l'illumine, la purifie de la souillure et la rend apte à contempler les réalités divines. Dans son traité "Les Cinq cents", Jabir identifie explicitement l'Elixir suprême, permettant la transmutation des métaux vils en argent et en or, à la personne de l'Imam. Il écrit : "Sache, ô mon frère, que l'Eau, lorsqu'elle est mêlée à la Teinture et à l'Huile de façon complète, se rubéfie, se fige et devient semblable à un grain de corail. Lorsqu'elle atteint ce stade et est devenue une matière faiblement fusible, rapidement cérifiée, pénétrant dans tous les métaux, alors s'il en est bien ainsi, c'est cela l'Imam."

Jabir déclare quant au rôle joué par l'Imam Djafar auprès des alchimistes : "Dieu nous a exaucé, nous a accordé une grâce dont Il a privé d'autres, par pure libéralité et gracieuse bienveillance et non par mérite de notre part [...]. Nous Lui rendons grâce de nous avoir élu parmi ses fidèles, de nous avoir accordé toute la science du meilleur des hommes de son temps, le plus digne d'être aimé, celui qu'Il s'est choisi, qu'Il a élu, à qui Il a attribué l'Imamat et le degré de la prophétie, ainsi que la science des choses cachées qu'Il a interdites à ses créatures excepté à l'Imam qu'Il a institué pour eux ; ce afin que l'Imam soit un flambeau les éclairant et les guidant dans les ténèbres sur terre et sur mer, une autorité qui les dirige et leur évite ainsi d'errer. Cet homme, c'est mon Seigneur Djafar al-Sadiq, le fils de Muhammad, qu'il prie sur nous, le Prince des hommes de son époque et le meilleur d'entre eux."

Quant aux raisons qui poussèrent Jabir à écrire ses livres sur la science alchimique, il déclare "J'ai fait cela afin que mon seigneur - sur lui le salut - sache que je n'ai point été économe, avare ou énigmatique dans mon discours ; peut-être me délivrera-t-il alors de la souillure de ce monde." Le chiisme fait de la transmission du savoir un devoir pour les fidèles et un acte vertueux. La charité ne se limite pas aux moyens matériels, mais s'étend sur le spirituel et l'intellectuel. Le savant doit se montrer généreux avec son savoir et le transmettre à ceux qui en sont dépourvus. Ali avait déclaré : "La connaissance est une richesse qui quand on la partage s'accroît."


La mère des livres

manuscrit persan de l'Umm al-Kitab, daté de 1881, Institut of Ismaili Studies, Londres

L'Umm al-Kitab ou "La mère des livres" est un ouvrage écrit en langue persane archaïque et il est considéré comme un des livres les plus sacrés de la littérature religieuse des ismaéliens d'Asie Centrale. Le livre se présente comme contenant les discours de l'Imam Muhammad al-Baqir en réponse aux questions de ses disciples.

Selon l'Institut des études ismaéliennes l'Umm al-Kitab a probablement été rédigé à la fin du VIIIe car il reflète les idées des mouvements chiites messianiques et extrêmistes apparentés à al-Mukhtar et Abu'l Khattab. Pour Wladimir Ivanow, pionnier et spécialiste des études ismaéliennes, qui publia une monographie sur ce livre, l'Umm al-Kitab n'a qu'une parenté lointaine avec l'ismaélisme et il va jusqu'à écrire : "Il y a, en réalité, des points communs entre les deux, mais il y a beaucoup plus de différences, dans l'ensemble, que de ressemblances et nous pouvons dire, sans nous tromper, que l'Umm al-Kitab n'est pas un livre ismaélien." Ivanow se base sur l'étude de plusieurs idées développées dans le livre et qui sont en contradiction flagrante avec l'ismaélisme. Ainsi l'Umm al-Kitab parle de la metempsychose, croyance en laquelle les grands auteurs ismaéliens ont toujours rejetée. La notion de salut qui dans l'ismaélisme se rapproche plus du soufisme est ici teintée de manichéisme avec la notion de l'âme en tant particule lumineuse prisonnière d'un monde physique associé au Mal. Enfin, l'Umm al-Kitab prêche comme le manichéime, un idéal ascétique avec une perception de la sexualité et même de la procréation comme la manifestation la plus grave du Mal. Cette position est fort éloignée de l'ismaélisme qui a toujours été l'un des courants de l'Islam le moins ascétique et le plus sécularisé dans son aspect extérieur.

L'Imam Muhammad al-Baqir

L'Imam Zayn al-'Abidin désigna son fils Muhammad surnommé "al-Baqir" (dimunitif de "baqir al-ilm", "Celui qui disséque la connaissance pour mieux la révéler"), pour lui succéder. Al-Baqir jeta les bases de la théorie de l'Imamat et définit ses principes fondamentaux. Cette élaboration, il fut amené à la faire devant la multiplication des prétendants à la succession de Ali en tant que "Imam", c'est à dire "Guide" ou « Chef ». Parmi ces prétendants, Zayd, son propre demi-frère qui proclamait que n'importe quel descendant de Ali qui revendiquait les armes à la main la fonction d'Imam et se battait pour ses droits pouvait être proclamé Imam. C'était la notion de "khuruj" ("se battre pour faire valoir ses droits").

A cette notion de khuruj, al-Baqir répondit en évoquant la notion fondamentale du Nass, c'est à dire la désignation explicite par l'Imam en fonction de son successeur, tout comme le Prophète avait par voie de Nass désigné Ali comme son successeur à Ghadir Khumm. Seul le successeur désigné explicitement pouvait être Imam, et nul autre quand bien même il serait un descendant de l'Imam. L'Imamat ne dépendait pas d'une revendication personnelle, ni même du bon vouloir des fidèles. La désignation de l'Imam par voie de Nass relève d'une décision divine et c'est elle qui confère l'Imamat au successeur désigné et l'investit de cette fonction. C'était par ordre divin que le Prophète avait procédé à la désignation de Ali. Ainsi, l'Imamat est d'origine divine. Al-Baqir poursuit en élaborant une autre notion essentielle, concomitante à la fonction d'Imam, c'est la notion du 'ilm, la Connaissance. Avec le Nass, l'Imam devient détenteur des connaissances ésotériques ou spirituelles du Coran. Aussi, il en est l'interprète infaillible (isma') par excellence. Cette infaillibilité fait que l'Imam est un être pur (ma'sum), exempt de toute souillure, et par conséquent le plus apte à guider les fidèles sur le droit chemin. Ceux qui prennent pour Imam une personne autre que celle désignée par Nass prennent en fait pour guide un aveugle pour conduire d'autres aveugles. Al-Baqir précise que l'Imamat se situe exclusivement dans la descendance du Prophète, qu'il est une institution divine, qu'il ne relève pas d'une élection humaine ou d'une revendication. La fonction d'Imam est inhérente à l'Imam et permanente dans la descendance du Prophète, contrairement au Califat qui est de nature humaine et passagère. En tant que tel, le Califat ne peut demeurer d'une manière permanente aux mains d'une même famille ou d'une même personne pour l'éternité. L'Imamat est consubstantiel pour l'éternité aux Ahl al-Bayt, la Famille du Prophète et ses descendants désignés à l'Imamat.

L'Imam al-Baqir s'appuie sur le Coran et les hadiths prophétiques pour légitimer, soutenir et démontrer ses affirmations sur l'Imamat et la précellence de la Famille du Prophète. Nous ne pouvons ici entrer dans le détail de versets cités par l'Imam pour légitimer l'Imamat mais il convient de dire que pour chaque fonction, qualité ou attribut de l'Imam, al-Baqir s'appuie sur le Coran et en appelle aux hadiths pour confirmer et corroborer ses dires.

Les enseignements de l'Imam al-Baqir ont contribué à la formation de la jurisprudence, du tafsir (interprétation du Coran), des hadiths, du droit chiite.

L'Imam Zayn al-Abidin

A partir de la mort de Husayn, ses successeurs, jusqu'à la mort de l'Imam Djafar al-Sadiq en 765, adoptèrent une attitude de quiétisme politique. Ils s'abstinrent d'apporter leur soutien aux nombreux mouvements insurrectionnels qui virent le jour pour défendre la cause des Alides ou venger la mort de Husayn. Le fils de Husayn qui avait échappé au massacre de Karbala, Ali, surnommé "Zayn al-Abidin" ("l'Ornement de dévots") mena une vie retirée et paisible à Médine. Il se consacra à l'enseignement du Coran et aux actes de dévotion. Aussi est-il également appelé "al-Sajjad", "Celui qui se prosterne". Il joua un rôle de premier plan en tant que traditionniste dans la collecte et la transmission des hadiths (Parole, Tradition du Prophète). Il faisait non seulement partie de la Famille du Prophète, mais avait côtoyé des personnes qui furent en contact direct avec Muhammad. Aussi, les paroles du Prophète qu'il pouvait rapporter faisait de lui une source inestimable en matière de fiabilité et de fidélité dans la transmission des hadiths. L'augmentation exponentielle du nombre des musulmans et la complexité des problèmes auxquelles ils pouvaient être confrontés sans trouver une réponse appropriée dans le Coran contraignirent les savants à se tourner vers la vie du Prophète afin de trouver des solutions adaptées aux problèmes rencontrés. Ainsi commença un vaste travail d'enquête concernant tous les aspects de la vie quotidienne du Prophète afin que ses faits et gestes soient consignés par écrit pour qu'ils servent d'exemples aux musulmans. Les croyants en reproduisant les gestes du Prophète seraient sûrs d'accomplir des actions agréées par Dieu. Les croyants effectuèrent cette démarche car le Coran leur propose le Prophète comme un modèle à suivre : "Vous avez dans le Prophète de Dieu un beau modèle (al-uswa al-husna) pour quiconque espère en Dieu et au Jour dernier et invoque Dieu fréquemment" (33, 21), ou encore "Et tu es certes d'une moralité éminente" (68, 4). Le recueil des Traditions avait également pour but de fournir aux savants juristes (ulémas) le matériau nécessaire sur lequel ils pourraient s'appuyer pour élaborer la loi islamique (sharia) afin d'édifier une société régie selon les lois de Dieu et de Son Prophète. En Islam, les deux sources de loi essentielles sont le Coran et la Tradition du Prophète. Lorsque les deux demeurent muets face à un cas alors les juristes se tournent vers l'ijma (le consensus des savants) et le qiyas (le raisonnement par analogie) pour émettre un avis juridique. Zayn al-Abindin vécut durant la période appelée "des sept juristes de Médine", ces juristes éminents qui se consacrèrent à la collecte des Traditions prophétiques et mirent en place les bases de la jurisprudence (fiqh). Parmi ces ulémas, nous trouvons al-Musayyab, mais aussi al-Zuhri qui bien qu'étant un familier de la cour omeyyade tenait l'Imam dans une haute estime. C'est même lui qui décerna à l'Imam le qualificatif honorifique de "Zayn al-Abidin". L'Imam par sa piété, son enseignement et sa science avait acquis une réputation d'homme saint et était vénéré par les musulmans. Une anecdote fréquemment citée illustre l'estime et la considération que les gens lui portaient. Au cours d'un pèlerinage, le prince omeyyade Hisham , fils du Calife Abd al-Malik, essayait vainement tout en faisant les processions rituelles autour de la Ka'ba de se rapprocher de la Pierre noire enchâssée à l'un des angles du cube afin de la toucher et de l'embrasser comme il est recommandé selon le rituel du pèlerinage. Ne parvenant pas à s'approcher de la Pierre, il se mit à l'écart, excédé, et attendit que la foule fut moins dense. Lorsque se présenta Zayn al-Abidin, les gens s'écartèrent respectueusement sur son passage et lui firent un chemin jusqu'à la relique sacrée qu'il put honorer en la touchant et en l'embrassant. Hisham, feignant d'ignorer l'identité de l'Imam, demanda : "Qui est-ce donc ?". Mal lui en prit car sa question reçut de la part du grand poète Farazdaq qui l'accompagnait une réponse cinglante sous la forme d'un panégyrique improvisé sur le champ. Cet éloge de Farazdaq est considéré comme un chef d'œuvre de la poésie arabe.

L'Imam poursuivit vaille que vaille dans son attitude quiétiste en dépit des sollicitations qu'il recevait pour prendre les armes. Ainsi, lorsqu'un certain al-Mukhtar qui avait levé une armée pour combattre les Omeyyades et venger Husayn se rapprocha de lui pour lui demander la permission de mener le combat en son nom, il essuya un refus catégorique de L'Imam. Al-Mukhtar se tourna alors vers Muhammad al-Hanafiyya, un autre fils du Calife Ali que celui-ci avait eu avec Khalwa, une femme de la tribu des Banu Hanifa. C’est dans le mouvement d’al-Mukhtar que nous trouvons pour la première fois dans l’histoire islamique la notion du Mahdi, d’un Sauveur, issu de la descendance de Ali, qui doit revenir pour instaurer une ère de paix et de justice sur la terre et récupérer le pouvoir qui lui revient de droit. Certes le terme de Mahdi avait déjà été utilisé auparavant comme un qualificatif honorifique pour Ali et Husayn, mais c'est la première fois qu'il prenait une signification messianique. Une grande partie des chiites déçu par l'attitude pacifique de l'Imam rallièrent al-Mukhtar et prirent Muhammad al-Hanafiyya comme Imam. La révolte d'al-Mukhtar fut écrasée en 687 à Kufa et al-Hanafiyya mourut mystérieusement.

De nombreux chiites, déçus par l'attitude pacifique de l'Imam, se tournèrent vers d'autres descendants de Muhammad qui prenaient les armes pour combattre les Omeyyades. Il semblerait que l'Imam n'ait pas eut beaucoup de fidèles et qu'il ne fut considéré comme Imam que par une minorité de partisans. Néanmoins, l'attitude quiétiste de Zayn al-Abidin accordera la tranquillité nécessaire pour permettre à ses deux prochains successeurs de définir le concept de l'Imamat, de jeter les bases de la pensée chiite et de s'imposer ainsi sur la base de l'autorité morale et intellectuelle qu'ils auront acquises, comme les Imams légitimes des chiites.

Imam Zayn al-Abidin et les psaumes de l'Islam

La Basmallah représentée sous la forme d'un homme en prière


Les psaumes de l'Islam : Al-Sahifat al-Sajjadiyya

L'Imam Ali Zayn al-Abidin fut un homme vénéré pour sa piété et ses connaissances religieuses. Il fut surnommé "al-Sajjad" ("celui qui reste en prosternation") car il consacrait l'essentiel de son temps à la prière et aux pratiques religieuses.

Zayn al-Abidin est l'auteur d'un ouvrage intitulé "Al-Sahifat al-Sajjadiyya", qui signifie tout simplement "Le livre d'al-Sajjad". C’est un livre de prières et de supplications. L’Imam adresse à Dieu des prières d'une profonde humilité, dévotion et soumission. Il nous livre également ses réflexions sur la vie de ce monde et nous fait part de son observation subtile de la psychologie humaine. L'Imam médite sur les qualités et les attributs divins qui sont mentionnés dans le Coran, ainsi que sur la nature de la relation et des devoirs de l’homme envers son Créateur. L’Imam souligne également l’importance pour les croyants d’adopter dans ses relations avec autrui, y compris ses ennemis, une ligne de conduite basée sur les principes moraux de l’Islam. Pour l’Imam, le Salut ne relève pas exclusivement de l’observance du culte religieux, mais aussi d’un comportement éthique dans la vie quotidienne. La repentance avec la notion de purification occupe une place importante dans l’ouvrage. Elle permet à l’homme de briser son égo et d’acquérir l’humilité nécessaire pour se préparer à la rencontre avec le divin.

Zayn al-Abidin est particulièrement vénéré dans le monde musulman dans son ensemble. Ses prières sont considérées comme les Psaumes de l'Islam. Pour les chiites, son livre occupe une place centrale, et se situe juste après le Coran et le Nahj al-Balagha de l'Imam Ali.

L'illustration nous montre un homme en prière dont le corps est dessiné avec la formule de la Shahada. La Shahada est l'Attestation (le Témoigage) de la foi islamique : "Ashadu anna La ilaha ill-Allah wa ashadu anna Muhammad-un rasul Allah", "J'atteste qu'il n'y a pas d'autre dieu que Dieu, et j'atteste que Muhammad est l'Envoyé de Dieu".